mardi, 01 avril 2014
La guitare de diamants II - Truman Capote
Pour la version originale, en anglais : http://capoteweb.com/a-diamond-guitar/
Extrait de La guitare de diamants, 1958, Truman Capote, Folio Gallimard :
Tout le monde n'aimait pas Tico Feo. Soit qu'ils en fussent jaloux ou pour des raisons plus subtiles, certains prisonniers racontaient de laides histoires sur son compte. Tico Feo lui-même ne semblait pas s'en apercevoir. Quand les hommes s'assemblaient autour de lui, qu'il jouait de sa guitare ou chantait de ses chansons, on pouvait voir qu'il se croyait aimé. La plupart des hommes éprouvaient une sorte d'amour pour lui. Ils attendaient cette heure entre la soupe et l'extinction des lumières. Ils en dépendaient. "Tico, joue-nous de ta boîte", lui demandaient-ils. Ils ne se rendaient pas compte qu'ensuite la tristesse était plus grande que jamais. Le sommeil leur courait après comme un lapin mécanique et leurs yeux s'attardaient méditativement sur le lueur du feu qui crépitait derrière la grille du poêle. Mr. Schaeffer était le seul à comprendre leur émotion car il l'éprouvait aussi. C'était simplement que son ami avait ressuscité les rivières bruns où sautent les poissons, et les femmes avec le soleil dans leurs cheveux.
Bientôt Tico Feo obtint la faveur d'une couchette près du poêle, à côté de Mr. Schaeffer. Mr. Schaeffer savait dès le début que son ami était un terrible menteur. Ce n'était d'ailleurs pas la vérité qu'il cherchait dans les récits d'aventure de Tico Feo, dans ses succès et ses rencontres avec des gens illustres. Le plaisir qu'il y prenait était celui des histoires toutes simples, telles qu'on en peut lire dans un magazine, et cela le réchauffait d'entendre le murmure tropical de la voix de son ami, dans l'obscurité.
Sauf qu'il n'existait entre eux aucun rapport physique de fait ou d'intention, encore que de telles choses ne fussent pas ignorées à la ferme, ils se comportaient comme des amants. De toutes les saisons, le printemps est la plus épuisante, les tiges jaillissent de l'écorce terrestre durcie par l'hiver, de jeunes feuilles craquent hors des branches condamnées à périr, le vent engourdissant circule à travers la verdure neuve. Il en était de même pour Mr. Schaeffer. Une libération, l'assouplissement des muscles durcis.
On était en fin janvier. Les deux amis étaient assis sur les marches du dortoir, chacun tenant une cigarette à la main. Une lune, mince et jaune comme un morceau d'écorce de citron, s'incurvait au-dessus d'eux, et à sa clarté, des fils de gelée blanche luisaient comme des traces d'argent que laissaient les escargots. Depuis bien des jours, Tico Feo s'était retiré en lui-même, silencieux comme un voleur aux aguets dans l'obscurité. Inutile de lui demander : "Tico, joue-nous de ta boîte." Il se contentait de vous regarder avec des yeux doux et distraits.
> A consulter également : http://echo.levillage.org/317/6151.cbb
Se procurer l'ouvrage :
Petit-déjeuner chez Tiffany
Truman Capote
1958 (1962 pour la traduction)
Folio, Gallimard
192 pages
07:00 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, littérature contemporaine, Peinture | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : truman capote, la guitare de diamants, danae, klimt
lundi, 31 mars 2014
La guitare de diamants I - Truman Capote
Nuit étoilée, Van Gogh
Pour la version originale, en anglais : http://capoteweb.com/a-diamond-guitar/
Extrait de La guitare de diamants, 1958, Truman Capote, Folio Gallimard :
[...] Il y a deux dortoirs, dans de longs bâtiments verts, en bois, avec des toits de papier goudronné. Chaque dortoir comporte un gros poêle ventru, mais les hivers de la région sont froids, et la nuit, tandis que les pins gelés se balancent et qu'une clarté glaciale tombe de la lune, les hommes étendus sur leurs couchettes de fer demeurent éveillés, avec les rougeoiements du feu dansant dans leurs yeux.
Les hommes dont les couchettes sont le plus près du feu sont les hommes importants, ceux que l'on considère avec respect ou que l'on craint. Mr. Schaeffer est un de ces hommes. [...]
Mr. Schaeffer leva les yeux vers le garçon et sourit. Il lui sourit plus longtemps qu'il ne souhaitait le faire, car le garçon avait des yeux comme des stries de ciel, bleus comme le soir d'hiver, et ses cheveux étaient de l'or des dents du Capitaine. Son visage était rieur, flexible, intelligent. En le regardant, Mr. Schaeffer pensa à des vacances, à des choses gaies.
"L'est comme ma petite soeur", dit Tico Feo en touchant la poupée de Mr. Schaeffer. Sa voix, avec son accent cubain, était lisse et douce comme une banane. "Elle s'assoit aussi sur mes genoux !"
Mr. Schaeffer fut pris d'une timidité soudaine. Saluant le Capitaine il s'enfonça dans les ombres de la cour. Il se tint là, murmurant le nom des étoiles du soir comme elles s'épanouissaient au-dessus de lui. Les étoiles étaient sa joie, mais ce soir-là, elles ne le réconfortèrent pas. Elles ne lui rappelèrent pas que ce qui nous arrive sur terre se perd dans l'infini rayonnement de l'éternité. Et, les contemplant, ces étoiles, il pensa à la guitare de joyaux et à son terrestre scintillement.
On pourrait dire de Mr. Schaeffer que, dans sa vie, il n'avait réellement commis qu'une mauvaise action. Il avait tué un homme. Les circonstances de cet acte sont de peu d'importance, sinon pour observer que l'homme méritait de mourir mais que pour cela Mr. Schaeffer avait été condamné à quatre-vingt-dix-neuf ans et un jour de prison. Depuis longtemps, en fait depuis de nombreuses années, il ne pensait plus à ce qui avait précédé son arrivée à la ferme. Les souvenirs de ce temps-là étaient comme ceux qu'une maison inhabitée dont les meubles sont tombés en poussière. Mais ce soir-là, c'était comme si des lampes avaient été allumées à travers les lugubres chambres mortes. Cela avait commencé en voyant Tico Feo s'avancer à travers le crépuscule avec sa splendide guitare. Jusqu'à ce moment il n'avait pas mesuré sa solitude. A présent qu'il en avait pris conscience il se sentait vivant. Etre vivant c'était se souvenir des rivières brunes où courent les poissons et du soleil sur des cheveux de femme.
[...] lorsque Mr. Schaeffer revint de sa contemplation des étoiles, il fut confronté à un spectacle barbare et bruyant. Assis en tailleur sur une couchette, Tico Feo pinçait sa guitare de ses longs doigts souples, et chantait une chanson aussi gaie que des sous que l'on remue. [...]
> A consulter également : http://echo.levillage.org/317/6151.cbb
Se procurer l'ouvrage :
Petit-déjeuner chez Tiffany
Truman Capote
1958 (1962 pour la traduction)
Folio, Gallimard
192 pages
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vendredi, 21 mars 2014
La mélodie du tic-tac
Extrait de La mélodie du tic-tac et autres bonnes raisons de perdre son temps, Pierre Cassou-Noguès, 2013, Flammarion :
Un philosophe qui traîne
Je reprends entièrement à mon compte la formule de Merleau-Ponty, qu'il emprunte à Husserl mais à laquelle il donne toute sa portée, selon laquelle la tâche de la philosophie est de porter l'expérience à l'expression. La philosophie est essentiellement descriptive. Il s'agit de rendre dans le langage l'expérience ou, disons, la vie. La vie, non pas comme on oppose la vie et la mort, le vivant et l'inerte, mais au sens où l'on dit "dans la vie" ou "c'est la vie".
Pourquoi alors la philosophie ? Parce que la vie, telle qu'elle est donnée dans le langage courant, fait problème. Le langage dont nous disposons, les textes classiques que nous avons étudiés à l'école, les journaux, la conversation de tous les jours, semblent laisser échapper quelque chose de la vie, qu'il reste donc à essayer d'écrire. C'est ce à quoi le philosophe s'attache. Et, dans cet effort, il rencontre non seulement des questions de mots - il lui faut trouver une façon de raconter les scènes qui lui importent - mais aussi des question de concepts : il reste des éléments de la vie, qui n'entrent pas dans les catégories véhiculées dans la langue courante. Sans doute, la distinction entre questions de mots et questions de concepts est une affaire de degré. L'effort de trouver les mots conduit au niveau des concepts : des termes généraux qui permettent d'analyser et, par conséquent, de décrire les scènes de la vie. Bien décrire, c'est comprendre. La description du philosophe ne fait donc pas l'économie des concepts. Elle est confrontée aussi à des problèmes, et peut-être pas toujours aux même problèmes qu'ont rencontrés les philosophes qui précèdent, la justice, la liberté, la subjectivité : que suis-je et comment en viens-tu, en vient-on, à être je ?
Ce n'est pas dire que la philosophie soit dirigée par ces problèmes, qu'elle ait pour tâche de répondre aux problèmes qui lui a laissés la tradition, ou simplement de les reprendre. C'est dans son effort de décrire l'expérience qu'elle peut retomber sur les problèmes classiques, comme elle peut découvrir de nouvelles questions, de nouveaux angles d'attaque sur la vie.
La philosophie n'est pas non plus dirigée par l'idée de vérité. Elle n'a pas pour but de produire des énoncés vrais. Du moins, la description du philosophe n'est pas tenue d'être vraie dans le sens où un article dans le journal, le bulletin météorologique par exemple, est dit "vrai" : je vérifie d'un coup d’œil par la fenêtre s'il pleut comme l'annonce le journal. En fait, le texte philosophique n'est jamais lu de cette façon. Lorsque, dans les Méditations, Descartes se présente en robe de chambre près du feu jouant avec un morceau de cire, personne (dans son bon sens) ne songe à demande si cette description est exacte. Cela n'importe aucunement. La description de la vie, dans laquelle s'engage le philosophe, peut bien passer par la fiction. La meilleure façon de décrire la vie, d'isoler ces moments qui font problème peut bien être d'évoquer une scène qui n'a jamais eu lieu ou ne pourrait même jamais avoir lieu.
Plus profondément, la mise à l'écart de l'idée de vérité tient à ce que l'usage que nous faisons du terme dans la vie ordinaire, à propos du bulletin météorologique par exemple, suppose une adéquation bien établie entre le langage courant et des éléments de l'expérience. Nous savons à quoi doit répondre dans le paysage la prévision météorologique : à quelles conditions nous pourrons dire qu'il pleut. Mais le philosophe s'attache précisément à ce qui dans la vie échappe à ce langage bien défini. Le philosophe peut parler de la pluie, Bachelard l'a fait. Mais ce qui l'intéresse dans la pluie ne s'exprime pas dans le bulletin météorologique, ne se décrit pas, ou se décrit mal, et, pour cette raison même, nous ne savons pas encore bien le voir. Peut-être la description que tente le philosophe peut entrer après coup dans le langage commun et s'y fixer et prendre alors une vérité dans le même sens que le bulletin météorologique. Dans ce cas, d'un concept psychologique qu'invente un philosophe, ou un écrivain, ou de la description même d'un élément comme la pluie, nous pourrons dire rétrospectivement qu'ils sont vrais. Mais il faut qu'ils soient lentement entrés dans un usage courant pour acquérir une vérité qu'ils n'avaient pas au moment où ils se sont d'abord énoncés. Et il faut aussi que nous oubliions qu'ils ont pu être mis en place dans une fiction, une scène qui n'avait pas de répondant dans la réalité. Les énoncés du philosophe ne son jamais simplement vrais.
Il est possible de chercher à modifier le concept de vérité pour y rattacher cette philosophie descriptive. C'est ce que tente Merleau-Ponty. Mais, à mes yeux, il vaut mieux l'abandonner entièrement et conserver à la description philosophique la liberté qu'elle a dans son énonciation première, le plus souvent fictive. La description du philosophe alors n'est pas soumise à la question de la vérité. Elle doit seulement fonctionner. Il s'agit d'y adhérer comme à n'importe quelle fiction. Il y a des fictions qui marchent, que nous suivons avec intérêt, et des fictions qui ne marchent pas. C'est ce seul critère, immanent à la fiction, qui importe.
Dirigée par cet effort descriptif, la philosophie n'est pas non plus assujettie à l'ordinaire, ni au langage ordinaire ni à la vie ordinaire. En réalité, l'ordinaire auquel renvoient parfois les philosophes, recouvre une abstraction. Il s'appuie sur ce qu'il entend éliminer. L'appel à l'ordinaire, la description de l'ordinaire ne sont jamais eux-mêmes ordinaires. Comment le seraient-ils ? Dans l'idée d'engager à rapporter les problèmes philosophiques au langage ordinaire, Wittgenstein par exemple se lance dans des expériences de pensée qui n'ont rien d'ordinaire mais font écho à la littérature fantastique. Le philosophe emprunte, qu'il le reconnaisse ou non, à toute une littérature qui dépasse l'ordinaire. Il est donc amené à l'ordinaire et organise ce plan en référence à un extraordinaire qu'il entend écarter et qui reste un soubassement refoulé mais toujours actif. Le passer sous silence, c'est tomber dans l'abstraction.
La vie, telle que nous la recevons d'abord, est sous-tendue par l'extraordinaire, puisque nous avons toujours déjà entendu des contes, été nourris d'une littérature fantastique. Il s'agit d'interroger cet extraordinaire et de le réactiver par la fiction. Finalement, la méthode n'est pas très différente de ce que Husserl appelait l'intuition eidétique. Les différentes dimensions des éléments de la vie se dévoilent par une sorte de variation imaginaire, dans des fictions dont certaines pourraient se produire dans le réel tandis que d'autres le débordent tout à fait. Il s'agit ainsi d'isoler, de décrire, de comprendre autant que possible, de reprendre dans un langage aussi transparent que possible des noyaux de sens, des invariants de la vie.
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A lire également, dans Libé Livres :
http://www.liberation.fr/livres/2013/09/25/entretenir-la-...
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Et pour un entretien sur France Musique :
http://www.dailymotion.com/video/x158m3q_pierre-cassou-no...
La mélodie du tic-tac et autres bonnes raisons de perdre son temps
Pierre Cassou-Noguès
2013
Flammarion
301 pages
http://www.amazon.fr/m%C3%A9lodie-tic-tac-autres-bonnes-r...
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Réflexions, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre cassou nogues
samedi, 08 mars 2014
Dari Valko
¤ ¤ ¤ Mise en garde ¤ ¤ ¤
http://www.mobilevideotube.com/modules/x_movie/x_movie_vi...
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Une collection est lancée qui pourrait bien vous accrocher durablement.
A première vue, on fait dans l'originalité chez Les Éditions Létales en osant la couverture blanche et les petits prix au milieu des géants du noir. Et on ne se prive pas non plus graphiquement en faisant faire une pirouette au K de monsieur Valko. Le ton est donné.
Qui est donc Dari Valko ? A notre sens, il s'agit d'un personnage paradoxal et haut en couleurs. L'on pourrait dire en un mot qu'il décoiffe malgré sa boule à zéro. Mais laissons les jeux de mots bien pensés à l'auteur qui est particulièrement généreux en la matière, et on ne peut pas dire que rire soit déplaisant.
Aussi à aucun moment êtes-vous à l'abri d'inversions, de néologismes, de mots rares ou de calembours, le tout emballé dans un langage oral et argotique - et parsemé d'une ponctuation hors norme - qui affirment un terrain de jeu qui a été longtemps celui de San Antonio alias Frédéric Dard. Si ce dernier vous a manqué, voici donc son digne héritier : Dari Valko alias Ben Orton, héros-écrivain qui narre ses exploits à la première personne, tutoie et interpelle son lecteur à tout-va, et pourquoi pas.
Là où Dari se distingue, c'est par ses paradoxes. On note qu'il vient du froid, en atteste son regard bleu perçant ; pourtant il est sans attrait pour l'alcool ni aucune autre substance du genre ni d'un autre d'ailleurs. Profession garde du corps, ex-légionnaire ; pourtant il n'est armé que de ses muscles et son intelligence. Il va droit au but ; tout en improvisant avec les moyens du bord. Et derrière les pecs bat un coeur - comme il aime à le préciser.
Et lorsque Dari interpelle son lecteur, ce dernier n'est pas non plus à l'abri d'épisodes pédagogiques qui expliquent une expression, donnent des astuces de grand sportif et même une recette de cuisine... car oui, un héros moderne, ça n'est pas perdu quand ça entre dans la pièce que l'on nomme "cuisine".
Le premier volume situe le sujet dans le milieu politique et l'action démarre à la toute première phrase. Les présentations n'ont pas besoin d'être faites outre mesure ; on se laisse embarquer sans autre formalité que la quatrième de couverture. Le deuxième volume se déroule dans le monde du cinéma en collusion avec celui de la mafia. Et pour vous offrir un scoop en avant-première, le troisième volume - qui est en préparation - a lieu en partie entre les murs de l'éducation nationale et pour le reste en plein trafic humain.
Vous lirez à votre guise, l'auteur semble arrangeant, qui a tenu compte des contraintes des lecteurs post-modernes : alors vous dévorerez d'un trait pied-au-plancher, ou vous goûterez par courtes accélérations dans les transports, salles d'attente et autres endroits désagréables où il vous tiendra compagnie efficacement.
A consulter également :
L'éditeur : http://www.leseditionsletales.com/index.html
Un extrait écrit de Fais pas ta star : http://www.darivalkomobile.com/
Une lecture de Un doigt de politique : http://www.youtube.com/watch?v=t-WzCh9eMKw
Et déjà une légende urbaine :
http://www.dailymotion.com/video/x18iuyw_pamela-anderson-...
Se procurer l'ouvrage :
Un doigt de politique
Ben Orton
2013
Les Éditions Létales
135 pages
http://www.leseditionsletales.com/crbst_9.html
Se procurer l'ouvrage :
Fais pas ta star
Ben Orton
2013
Les Éditions Letales
150 pages
http://www.leseditionsletales.com/crbst_9.html
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Votre dévouée | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dari valko, ben orton, san antonio
lundi, 03 mars 2014
Comment Max a phantasmé l'apocalypse
Crédits photographiques Victoria Elmgren
Extrait de Comment j'ai mis un coup de boule à JoeyStarr, Max Monnehay, 2013, Christophe Lucquin Editeur :
[...]
"Qu'est-ce que t'as prévu de porter, alors, pour la fin du monde ?"
Au bout du fil on glousse et puis on tousse et enfin on se racle la gorge.
"Maman, je croyais que t'avais arrêté de fumer.
- On va tous mourir demain, dis-moi à quoi ça pourrait bien servir.
- On ne va pas mourir, maman.
- Alors, explique-moi pourquoi tu vas t'enterrer avec tous ces débiles, si t'en es si sûre que ça."
Je n'en ai pas la plus foutue petite idée. Je ferme les yeux et ouvre la bouche comme pour crier, et je n'ai pas non plus d'explication à ça. La plupart du temps, je n'ai pas la moindre raison valable de faire ce que je fais. C'est simplement que si je devais attendre d'en avoir une, de raison valable, le champ de mes actions se réduirait au strict minimum. Peut-être même à moins que ça. Paralysie permanente, on appelle ça.
"Au revoir Maman. Je t'appelle demain.
- Attends, ton père est en train de clouer des planches aux fenêtres de la maison, écoute. Tu entends ? Dis-moi s'il te plaît que tu entends ça. C'est formidable. Pauvre dingue.
- Salut m'man.
- Adieu ma fille."
Et elle glousse et tousse et se racle la gorge.
¤ ¤ ¤
La Sybille de Cumes a vécu près de Naples au VIe siècle avant Jésus-Christ. Les hautes figures de la société romaine la consultaient sur divers sujets, du plus anodin au plus grave.
En disant cela, Mamie Madeleine plonge un sixième carré de sucre blanc dans sa tasse de thé vide.
Elle dit que la Sybille entrait en transe dans sa caverne. De ses fricotages avec Apollon, elle tirait des présages, qu'elle écrivait sur des feuilles de chêne, lesquelles étaient soigneusement conservées.
Mamie Madeleine porte la tasse à sa bouche. Une minute passe, durant laquelle de la poudre de sucre est projetée tout autour de nous, sur la petite table roulante couleur bleu hôpital, sur la moquette râpée, sur mes genoux.
La Sybille de Cumes a prédit que le monde durerait neuf cycles de huit cents ans chacun. Sans que personne ne lui ait rien demandé, parce que personne n'en avait clairement rien à carrer de ce qui pourrait advenir après sa propre mort et, éventuellement, celle de ses enfants et petits-enfants, elle a balancé comme ça que la génération qui commencerait aux alentours de l'an deux mille après Jésus-Christ serait la dernière. [...]
Mamie Madeleine fourre un doigt au fond de sa gorge et régurgite dans son mug estampillé Meilleure Mamie du Monde le sucre à moitié dissout par les sucs gastriques. [...]
La télécommande à la main, Mamie Madeleine dit que Nikki s'est mariée neuf fois, dont quatre fois avec Victor. [...] Selon les calculs de la meilleure mamie du monde, la fin du monde coïncidera avec la désintégration d'une petite ville américaine. Cette petite ville qui porte le nom de Genoa City.
¤ ¤ ¤
Quoi maman ?
- Je voulais te dire que je t'avais pris rendez-vous avec le docteur Clémentin vendredi en huit.
- C'est qui ça encore. Un psy ? Je t'ai déjà dit que je n'en avais pas besoin.
- Nan, un gynéco. Va savoir ce que vous allez fabriquer, tous, enterrés pendant des heures à attendre la mort.
- Maman !
- Avec ton père, on ne s'est pas touché depuis 2008 et là il m'attend en mini-slip dans la chambre. Il a ressorti notre parure de lit fuchsia et fait brûler toute ta vieille réserve d'encens. On se croirait dans le vagin de Béatrice Dalle. Alors, laisse-moi craindre le pire.
- T'en fais pas pour moi. J'ai toujours un spray au poivre dans mon sac.
- Ahah, si tu crois que c'est ça qui va sauver tes miches ma fille !
- Comment va Mamie ?
- Elle a voulu rester là-bas. Ca ne l'a pas convaincue, mais je lui ai dit : si tu ne viens pas, des chats te mangeront le visage.
- Maman, tu pourrais pas essayer d'être moins sordide ?
- Si tu ne viens pas, des chatons te mangeront le visage ?
- Au revoir Maman.
- Adieu ma fille.
- Arrête de me dire adieu, s'il te plaît.
- J'arrêterai de te dire adieu quand ton père... aura ôté ces menottes en fourrure rose, mais... Chéri d'où sors-tu ces choses ?
- Oh non. C'est à moi.
- Hé bien. De mieux en mieux."
Elle glousse et tousse et se racle la gorge.
C'est peut-être simplement ça, la fin du monde. Tes vieilles menottes en fourrure rose autour des poignets de ton père.
[...]
A propos de l'auteur : http://www.babelio.com/auteur/Max-Monnehay/6024
Comment j'ai mis un coup de boule à Joey Starr
Max Monnehay
2013
Christophe Lucquin Editeur
64 pages
http://www.amazon.fr/Comment-jai-coup-boule-Joeystarr/dp/...
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : comment j'ai mis un coup de boule, joeystarr, max monnehay, christophe lucquin
jeudi, 27 février 2014
Frédéric Dard #4
Extrait de "La face cachée de Frédéric Dard", Le Figaro littéraire, jeudi 13 février 2014 :
1921, naissance le 29 juin à Jallieu de Frédéric Charles Antoine Dard.
1938, à Lyon, où sa famille a émigré, il entre comme"démarcheur publicitaire" au Mois de Lyon, que dirige l'humoriste Marcel E. Grancher.
1946, publie La Crève aux Editions Confluences, dirigées par René Tavernier.
1949, Règle-lui son compte, le premier San-Antonio, est publié à Lyon et ne rencontre aucun succès.
1965, surmené, l'écrivain fait une tentative de suicide. Il s'installe bientôt en Suisse avec sa seconde épouse.
1972, les enquêtes du commissaire San-Antonio dépassent le cap des 115 millions d'exemplaires vendus.
2000, le 6 juin, il s'éteint dans sa ferme près de Fribourg, en Suisse.
Source : http://www.flickr.com/photos/mhlenoir/6706090731/
A lire également :
http://correspondances.saint-chef.dauphine.pagesperso-ora...
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Portraits de personnalités | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 26 février 2014
San Antonio, c’est graveleux docteur ? #3
Source : http://www.starzik.com/magazine/847-san-antonio-frederic-...
Les Hercule Poirot, Arsène Lupin, Sherlock Holmes n’arrivent pas à la braguette de San Antonio. Impossible de jouer les critiques Dard, sa gouaille Rabelaisienne a trop nourri notre bagage linguistique pour lui botter le derche.
San Antonio fait office d’oiseau rare dans la famille des détectives. A sa création, en 1949, il a apporté un vent de fraicheur au monde noir et parfois glauque du polar. San Antonio c’est du bagout de bon goût, des cabrioles pour fidèles voyeurs.
L’érection qu’a suscitée en nous San Antonio n’aurait pas pu naître sans un subterfuge littéraire. Frédéric Dard, papa intellectuel de San Antonio, a fait du personnage l’auteur de ses romans. En d’autres termes, Dard a signé ses romans San Antonio. Celui-ci n’est donc pas seulement le héros de ses aventures et le narrateur de ses histoires, c’est aussi l’écrivain de ses livres.
Ce n’est pas tant la double casquette du bonhomme qui nous séduit, mais son langage fleuri. Prince du calembour, roi de l’humour graveleux, le commissaire San Antonio manie la langue de Molière avec un talent fou. Aucune expression, aucune tournure ne sont laissées au hasard. Les livres de San Antonio regorgent de grivoiseries, de petits mots tels que « roustons » qu’on avait oubliés ou qu’on n’osait prononcer. Les périphrases polissonnes sont aussi de la partie. Ainsi pour parler d’orgasme San Antonio dit qu’il « poinçonne son ticket d’arc-en-ciel ».
On a oublié de vous dire, San Antonio est un obsédé de l’amour. Le commissaire vicelard s’est même lancé dans la refonte d’un Kamasutra très personnel plus complet que l’original. On est ravi de découvrir la signification du tire-bouchon moldave, du hanneton téméraire ou de la pompe à vélo investigatrice.
Celui qui a dit « L’amour, d’abord, ça ne se dit pas, ça se fait » ne cesse de raconter ses frasques sexuelles sans pudeur aucune et avec humour surtout.
Alors si le scénario est un peu facile parfois, s’il est naïf par rapport aux Sherlock Holmes et aux Miss Marpple, on s’en tamponne le coquillard. La gauloiserie de San Antonio, son humour ordurier, sa verve absolument inimitable excitent le scabreux qui sommeille en nous et c’est ça le principal.
Retrouvez toutes les aventures de San Antonio sur Starzik.com
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Portraits de personnalités | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : san antonio, frédéric dard