vendredi, 21 mars 2014
La mélodie du tic-tac
Extrait de La mélodie du tic-tac et autres bonnes raisons de perdre son temps, Pierre Cassou-Noguès, 2013, Flammarion :
Un philosophe qui traîne
Je reprends entièrement à mon compte la formule de Merleau-Ponty, qu'il emprunte à Husserl mais à laquelle il donne toute sa portée, selon laquelle la tâche de la philosophie est de porter l'expérience à l'expression. La philosophie est essentiellement descriptive. Il s'agit de rendre dans le langage l'expérience ou, disons, la vie. La vie, non pas comme on oppose la vie et la mort, le vivant et l'inerte, mais au sens où l'on dit "dans la vie" ou "c'est la vie".
Pourquoi alors la philosophie ? Parce que la vie, telle qu'elle est donnée dans le langage courant, fait problème. Le langage dont nous disposons, les textes classiques que nous avons étudiés à l'école, les journaux, la conversation de tous les jours, semblent laisser échapper quelque chose de la vie, qu'il reste donc à essayer d'écrire. C'est ce à quoi le philosophe s'attache. Et, dans cet effort, il rencontre non seulement des questions de mots - il lui faut trouver une façon de raconter les scènes qui lui importent - mais aussi des question de concepts : il reste des éléments de la vie, qui n'entrent pas dans les catégories véhiculées dans la langue courante. Sans doute, la distinction entre questions de mots et questions de concepts est une affaire de degré. L'effort de trouver les mots conduit au niveau des concepts : des termes généraux qui permettent d'analyser et, par conséquent, de décrire les scènes de la vie. Bien décrire, c'est comprendre. La description du philosophe ne fait donc pas l'économie des concepts. Elle est confrontée aussi à des problèmes, et peut-être pas toujours aux même problèmes qu'ont rencontrés les philosophes qui précèdent, la justice, la liberté, la subjectivité : que suis-je et comment en viens-tu, en vient-on, à être je ?
Ce n'est pas dire que la philosophie soit dirigée par ces problèmes, qu'elle ait pour tâche de répondre aux problèmes qui lui a laissés la tradition, ou simplement de les reprendre. C'est dans son effort de décrire l'expérience qu'elle peut retomber sur les problèmes classiques, comme elle peut découvrir de nouvelles questions, de nouveaux angles d'attaque sur la vie.
La philosophie n'est pas non plus dirigée par l'idée de vérité. Elle n'a pas pour but de produire des énoncés vrais. Du moins, la description du philosophe n'est pas tenue d'être vraie dans le sens où un article dans le journal, le bulletin météorologique par exemple, est dit "vrai" : je vérifie d'un coup d’œil par la fenêtre s'il pleut comme l'annonce le journal. En fait, le texte philosophique n'est jamais lu de cette façon. Lorsque, dans les Méditations, Descartes se présente en robe de chambre près du feu jouant avec un morceau de cire, personne (dans son bon sens) ne songe à demande si cette description est exacte. Cela n'importe aucunement. La description de la vie, dans laquelle s'engage le philosophe, peut bien passer par la fiction. La meilleure façon de décrire la vie, d'isoler ces moments qui font problème peut bien être d'évoquer une scène qui n'a jamais eu lieu ou ne pourrait même jamais avoir lieu.
Plus profondément, la mise à l'écart de l'idée de vérité tient à ce que l'usage que nous faisons du terme dans la vie ordinaire, à propos du bulletin météorologique par exemple, suppose une adéquation bien établie entre le langage courant et des éléments de l'expérience. Nous savons à quoi doit répondre dans le paysage la prévision météorologique : à quelles conditions nous pourrons dire qu'il pleut. Mais le philosophe s'attache précisément à ce qui dans la vie échappe à ce langage bien défini. Le philosophe peut parler de la pluie, Bachelard l'a fait. Mais ce qui l'intéresse dans la pluie ne s'exprime pas dans le bulletin météorologique, ne se décrit pas, ou se décrit mal, et, pour cette raison même, nous ne savons pas encore bien le voir. Peut-être la description que tente le philosophe peut entrer après coup dans le langage commun et s'y fixer et prendre alors une vérité dans le même sens que le bulletin météorologique. Dans ce cas, d'un concept psychologique qu'invente un philosophe, ou un écrivain, ou de la description même d'un élément comme la pluie, nous pourrons dire rétrospectivement qu'ils sont vrais. Mais il faut qu'ils soient lentement entrés dans un usage courant pour acquérir une vérité qu'ils n'avaient pas au moment où ils se sont d'abord énoncés. Et il faut aussi que nous oubliions qu'ils ont pu être mis en place dans une fiction, une scène qui n'avait pas de répondant dans la réalité. Les énoncés du philosophe ne son jamais simplement vrais.
Il est possible de chercher à modifier le concept de vérité pour y rattacher cette philosophie descriptive. C'est ce que tente Merleau-Ponty. Mais, à mes yeux, il vaut mieux l'abandonner entièrement et conserver à la description philosophique la liberté qu'elle a dans son énonciation première, le plus souvent fictive. La description du philosophe alors n'est pas soumise à la question de la vérité. Elle doit seulement fonctionner. Il s'agit d'y adhérer comme à n'importe quelle fiction. Il y a des fictions qui marchent, que nous suivons avec intérêt, et des fictions qui ne marchent pas. C'est ce seul critère, immanent à la fiction, qui importe.
Dirigée par cet effort descriptif, la philosophie n'est pas non plus assujettie à l'ordinaire, ni au langage ordinaire ni à la vie ordinaire. En réalité, l'ordinaire auquel renvoient parfois les philosophes, recouvre une abstraction. Il s'appuie sur ce qu'il entend éliminer. L'appel à l'ordinaire, la description de l'ordinaire ne sont jamais eux-mêmes ordinaires. Comment le seraient-ils ? Dans l'idée d'engager à rapporter les problèmes philosophiques au langage ordinaire, Wittgenstein par exemple se lance dans des expériences de pensée qui n'ont rien d'ordinaire mais font écho à la littérature fantastique. Le philosophe emprunte, qu'il le reconnaisse ou non, à toute une littérature qui dépasse l'ordinaire. Il est donc amené à l'ordinaire et organise ce plan en référence à un extraordinaire qu'il entend écarter et qui reste un soubassement refoulé mais toujours actif. Le passer sous silence, c'est tomber dans l'abstraction.
La vie, telle que nous la recevons d'abord, est sous-tendue par l'extraordinaire, puisque nous avons toujours déjà entendu des contes, été nourris d'une littérature fantastique. Il s'agit d'interroger cet extraordinaire et de le réactiver par la fiction. Finalement, la méthode n'est pas très différente de ce que Husserl appelait l'intuition eidétique. Les différentes dimensions des éléments de la vie se dévoilent par une sorte de variation imaginaire, dans des fictions dont certaines pourraient se produire dans le réel tandis que d'autres le débordent tout à fait. Il s'agit ainsi d'isoler, de décrire, de comprendre autant que possible, de reprendre dans un langage aussi transparent que possible des noyaux de sens, des invariants de la vie.
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A lire également, dans Libé Livres :
http://www.liberation.fr/livres/2013/09/25/entretenir-la-...
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Et pour un entretien sur France Musique :
http://www.dailymotion.com/video/x158m3q_pierre-cassou-no...
La mélodie du tic-tac et autres bonnes raisons de perdre son temps
Pierre Cassou-Noguès
2013
Flammarion
301 pages
http://www.amazon.fr/m%C3%A9lodie-tic-tac-autres-bonnes-r...
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Réflexions, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre cassou nogues
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