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lundi, 08 septembre 2014

Considérations sur le roman I

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Le roman, quand l'écriture frontale engagée n'est pas envisageable

Le roman, pour donner la parole aux miséreux comme aux arrivistes,

aux humiliés, aux offensés, proscrits et exclus

 

 

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"[...] Les jeunes auteurs critiquent la décadence morale de leur pays", entretien de Fanny Mossière (éditrice) par Thierry Clermont - tclermont@lefigaro.fr -, Le Figaro, fascicule Le Figaro et vous, jeudi 12 juin 2014

 

Le Figaro : Qu'est-ce qui caractérise la jeune littérature russe ?
Fanny Mossière : En Russie, les revues littéraires (Znamia, Novy Mir, Oktyabr...) sont très actives. C'est d'abord par ce biais que le public découvre les nouvelles voix de la littérature. Bien souvent, les romans y sont publiés en plusieurs fois, avant de paraître en volume : c'est le cas de Mikhaïl Chichkine, Pismovnik (traduit par Deux heures moins dix), best-seller en Russie. Zakhar Prilepine, Roman Sentchine, Oleg Pavlov ont d'abord été publié en revue ; celles-ci font office de défricheurs pour les maisons d'édition. Les écrivains des années 1990-2000 s'intéressent au contexte social et à la vie quotidienne ; la tendance est réaliste, voire hyperréaliste. Le discours est social et politique ; aujourd'hui comme tout au long de l'histoire de la Russie, l'écrivain se doit d'être engagé.
Dmitri Bykov, auteur de satires politiques, publie des chroniques dans la presse, s'exprime à la radio et à la télévision. Prilepine est populaire précisément en raison, de son engagement politique ; ses romans (pour la plupart traduits en français) mettent souvent en scène des activistes, généralement d'extrême gauche. Les jeunes écrivains décrivent la misère sociale, le chaos qui a suivi l'effondrement de l'URSS, la corruption, l'arrivisme et la perte de repères. Ils mettent en regard le passé soviétique avec la société actuelle. Beaucoup situent leurs textes dans les années 1990, marquées par la corruption et la désorganisation totale.

Parmi eux, Roman Sentchine est un cas à part. Qu'apporte-t-il de nouveau ?
Souvent cité par les écrivains de sa génération comme un modèle, Sentchine est l'un des représentants de ce "nouveau réalisme" : il décrit avec une précision clinique les difficultés du quotidien et les conséquences de la bataille permanente que livrent les Russes pour échapper à la misère. Dans Les Eltychev, l'écrivain dépeint la déchéance d'une famille sibérienne, contrainte de quitter sa petite ville pour un village sinistré. Autre illustration : dans Informatsia, Sentchine décrit l'arrivisme de la nouvelle classe moyenne moscovite ; les personnages, en proie à la solitude et au vide, font preuve de la même dégradation morale que leurs alter ego de la province.

Quelles sont leurs principales influences ?Les écrivains de la nouvelle génération traitent également des grands thèmes de la littérature universelle, comme l'amour, la mort, la relation à Dieu et à la nature. En cela, ils se réclament de la littérature russe des XIXe et XXe siècles et revendiquent l'influence de Tolstoï, Dostoëvski, Bounine, lauréat du Nobel en 1933. Pour d'autres, Edouard Limonov est la référence absolue. Oleg Pavlov, qui a publié son premier roman en 1994, à 24 ans (Conte militaire, publié en français dans la trilogie Récits des derniers jours en 2012), plonge le lecteur au cœur de l'armée, aux confins d'un empire dévasté. Dans Le Banquet du neuvième jour, Pavlov use de son talent de portraitiste et de son humour noir pour raconter l'odyssée délirante d'un détachement qui rapatrie le cadavre d'un soldat. Ses descriptions des camps de l'armée évoquent le goulag, mais aussi le moment absurde et tragique du déclin de l'empire. Fidèle au thème des humiliés et des offensés, Pavlov reflète les aspects obscurs de l'existence, le monde des proscrits et des exclus, de l'histoire cruelle, presque fantastique, de la Russie.

 

vendredi, 05 septembre 2014

Sade à haute voix par Huppert

 

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http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Donatien_Alphonse_Fran%C3%A7ois_comte_de_Sade_dit_le_marquis_de_Sade/141980

 

Extrait de "Le plaisir de lire Sade", Raphaëlle Rérolle, Le Monde, samedi 28 juin 2014 :

Il y a quelque ironie à rencontrer Isabelle Huppert dans les salons de l'Hôtel de l'Abbaye, à Paris, pour parler du marquis de Sade : c'est peu dire que les livres du "Divin Marquis" (1740-1814) sentent le soufre. 

 

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http://teemix.aufeminin.com/stars/isabelle-huppert/album973933/isabelle-huppert-album-du-fan-club-23286290.html#p24

 

L'actrice évoque, pour Le Monde, la lecture qu'elle doit faire des textes de Sade, le 28 juin, à Spolète, en Italie, dans le cadre du Festival des deux mondes. Cette manifestation, qui se tient du 27 juin au 13 juillet, mêle musique, théâtre, art et littérature, avec notamment une belle programmation de poésie persane. Isabelle Huppert lira un montage de textes réalisé par Raphaël Enthoven. Il s'agit d'extraits de Justine ou les Malheurs de la vertu et de Juliette ou les Prospérités du vice, deux romans parus en 1791 et en 1801. La première, jeune orpheline, tente de défendre sa vertu contre les violences infligées par les hommes croisés sur sa route. La deuxième expérimente toutes les formes de dépravation et se livre à une attaque en règle contre la morale et la religion. Laissons la parole à la comédienne.

"Je n'ai pas ressenti de difficulté particulière à lire ces textes ou à les assumer. Dans la lecture, il y a une mise à distance. La voix me fait incarner les personnages de Justine et de Juliette. Donc, cela fait diversion à la violence que peut engendrer la lecture silencieuse : c'est un être vivant qui parle. Justine ou les Malheurs de la vertu et Juliette ou les Prospérités du vice permettent des identifications à ces jeunes filles, contrairement à ce qui se passerait avec des personnages des Cent vingt journées de Sodome, un texte nettement plus radical !

L'histoire de Juliette est assez conceptuelle, mais celle de Justine est très descriptive, y compris topographiquement. Il y a un suspense, une naïveté. C'est pathétique, bien sûr, mais aussi très drôle. Il est certain que la plupart des gens ne voient pas Sade comme un auteur comique, mais la chose que je ressens en le lisant, c'est l'humour.

Dans le public, les gens l'entendent d'ailleurs un peu comme un récit picaresque, surtout du côté de Justine. Il s'agit de véritables aventures, elle passe d'un lieu à l'autre, on imagine le paysage, le temps qu'il fait. Il y a quelque chose d'absolument terrifiant dans son récit, mais ce que fait ressortir la lecture, c'est la naïveté, la confiance aveugle qu'elle met à chaque fois dans ceux qui la tourmentent. il y a aussi chez Sade un comique de l'excès, une telle accumulation de déboires qu'ils finissent par devenir drôles.

La mise en parallèle des textes est brillante. Le montage de Raphaël Enthoven oppose les destins de Justine et de Juliette, leurs attitudes face à la vie, l'une éclairant constamment l'autre. Avec Sade, il y a l'effroi qu'on peut ressentir sur le fond, mais il y a aussi le plaisir d'une langue très voluptueuse.

 

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http://www.laforgecir.com/Artistique/Projets-en-cours/portrait-isabelle-huppert/portrait-isabelle-huppert.fhtm

 

J'ai ajouté au début une lettre d'amour envoyée à Sade par sa belle-sœur, pour montrer qu'il était quelqu'un à qui on envoyait ce genre de lettres très amoureuses. D'ailleurs, quand il fut pour la première fois condamné à mort, il est parti pour l'Italie avec cette belle-sœur. Et n'oublions pas qu'il s'intéressait beaucoup au théâtre. Amoureux d'une comédienne, il fit restaurer un petit théâtre à l'intérieur du château de Saumane, dans le Vaucluse, où il avait passé une partie de son enfance.

Ce qui est intéressant dans la lecture, c'est de mettre le spectateur dans un état de découverte. Certains connaissent les textes, d'autres non. Moi, je fais en sorte de les découvrir plus ou moins en même temps qu'eux. Je ne prépare pas du tout : je lis l'ensemble une fois ou deux, pas plus. Je ne prévois pas de faire une rupture à un endroit plus qu'à un autre, de mettre tel ou tel ton. Cela donne une sorte de fraîcheur  la lecture, en créant un effet de surprise, une forme de naturel. Je lis différemment chaque fois, de même qu'au théâtre je joue différemment tous les soirs.

C'est un exercice que je n'ai pas souvent pratiqué. J'ai un jour lu, à Paris, des pages de Maurice Blanchot, à la Cinémathèque, c'était L'Attente, l'oubli, des textes de Patti Smith et de Julia Kristeva, à l'Odéon et, pour la télévision, des textes de Nathalie Sarraute. Celle-ci disait tout le temps que ses écrits étaient faits pour être dits à haute voix. Elle trouvait d'ailleurs que je les lisais trop vite et elle n'était pas très contente !

En lisant à haute voix, j'ai l'impression qu'en peu de temps j'arrive à transmettre un texte. Ce n'est pas vraiment difficile, mais il me semble que, quand on lit, on fait tout de même un peu plus que lire. Il ne s'agit pas non plus d'aller trop loin dans l'interprétation, ce n'est pas du théâtre. Je respecte une sorte de frontière invisible. Cela se fait de manière intuitive. Même quand on va assez loin, on est tout naturellement limité par la posture et par la feuille qu'on tient dans ses mains ou qu'on regarde. Cette feuille devient une barrière naturelle qu'on ne peut pas franchir. Lorsque je lis, je ne suis pas privée de mon corps, je l'utilise différemment. Cela reste un corps, même dans cette immobilisme partiel.

 

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Lorsque j'ai joué dans la pièce 4.48 Psychose, de Sarah Kane, aux Bouffes du Nord, à Paris, je ne bougeais pas, mais je n'étais pas dépourvue de corps, uniquement de mouvement. Dans une lecture, c'est pareil : on a le souffle, les mains, les yeux. Ce qui est intéressant, et qui transforme les choses, c'est la manière dont on joue avec le regard des spectateurs.

Quand vous pensez lecture, vous pensez à des yeux qui ne quittent pas la feuille. Or, moi j'aime bien aller de la lecture à l'adresse : c'est dans ce va-et-vient que se déploie l'art de la lecture. Dès que le regard se pose sur quelqu'un, on peut créer de l'imaginaire, du drame à l'infini. Il faut se dire qu'on s'adresse à un grand nombre et en même temps à une seule personne. A un individu plutôt qu'à une masse informe. C'est le metteur en scène Bob Wilson qui m'a appris cela. Cela permet de se concentrer.

Dans une lecture, on s'en donne à cœur joie, car on est face au public. C'est un peu la situation du gros plan, le rêve de toute actrice. Comme on est tout seul, l'attention n'est pas dispersée.

Et puis, il y a les silences, les temps. IL y a aussi la manière d'intégrer l'espace : on peut faire mille choses, se déplacer. Là, je ne me déplace qu'à un seul moment, un tout petit peu, vers la fin, quand ça devient vraiment très dur. J'ai ressenti le besoin de le faire.

 

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http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Isabelle-Huppert-en-plein-film-d-horreur-dans-le-remake-de-Suspiria-3366266

 

Je ne suis pas une lectrice vorace, mais chronique : je lis tout le temps, quoique pas beaucoup. Cela dit, il m'est difficile d'imaginer la vie sans lecture. Une maison sans livres m'angoisse. Au fond, c'est autant une nécessité qu'un plaisir. Je lis de tout, mais plutôt les romans. Dans un monde idéal, je lirais vraiment tout - toute La Recherche du temps perdu, par exemple, dans l'ordre ! Je me dis que cela doit être bien de s'isoler pendant des jours pour lire Proust ou tout Balzac. Les lectures, ce sont des promesses, c'est aussi bien de les avoir devant soi que derrière. Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on vous raconte, c'est comment c'est raconté.

Les livres qui ont compté pour moi, il y en a beaucoup, mais peut-être que les plus importants sont ceux qu'on lit en premier ou très jeune. Ils font alors figure de romans d'apprentissage, à un moment de la vie où les livres peuvent encore façonner votre vision du monde. Par exemple, quand j'avais 15 ans, j'ai aimé lire Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, entre autres, bien que je ne sache pas si ce texte me ferait le même effet maintenant.

Je me souviens aussi des Mémoires d'une jeune fille rangée, d'où émanaient un enthousiasme, une puissance de vie, une énergie joyeuse qui me plaisaient. J'aimais la liberté de ce livre, par exemple le fait que Simone de Beauvoir pouvait être heureuse en étant seule, quand elle décrivait ses années de professorat à Marseille. Cette indépendance, c'était une découverte.

J'ai été très impressionnée aussi par le premier roman de Doris Lessing, Vaincue par la brousse, qu'elle a écrit à 27 ans. C'est une histoire inspirée de celle de sa mère, où il est question d'une femme blanche qui tombe amoureuse de son boy noir, et qui sombre dans la folie, dans la Rhodésie des années 1940. Cette lecture a précédé le film que j'ai fait avec Claire Denis en 2010, White Material.

Et puis il y a les livres dans lesquels je peux me projeter comme actrice, en y voyant un possible personnage, ce qui m'autorise ainsi  lire de mauvais romans, car on sait bien que ce n'est pas forcément la grande littérature qui fait les meilleurs films. Le saut dans la fiction est très excitant : dans ces cas-là, je ne suis plus une lectrice normale, amis une lectrice actrice. C'est comme si quelque chose prenait feu tout de suite, une sorte d'incendie. Ou un coup de foudre. Je me représente les choses, des images surgissent, dans une sorte de fusion entre soi et ce qu'on est en train de lire. Et cela, bien que je sache très bien que ces livres ne seront presque jamais, ou très rarement transformés en films : ce livre sur lequel vous avez rêvé, ce personnage dans lequel vous vous êtes projeté doivent ensuite faire naître le désir d'un metteur en scène.

Pourtant, cela m'arrive parfois. J'avais jeté mon dévolu sur un livre grâce à Michel Polac qui m'en avait parlé : L'inondation, d'Evgueni Zamiatine, dont j'avais pris les droits. Un petit Dostoïevski, en beaucoup plus sec. Un Crime et châtiment au féminin. Igor Minaiev, metteur en scène ukrainien, l'a réalisé en 1994, c'est un très beau film.

S'il y a un risque à lire Sade, je ne l'ai pas mesuré... Mais il n'y a aucun risque à lire Sade aujourd'hui ! De toute façon, il n'y a vraiment aucun risque à prendre des risque. Je ne sais même pas que ce sont des risques, et cela me donne de la liberté. Il y a une grand part d'inconscience là-dedans. Et peut-être une curiosité qui l'emporte sur tout le reste. Etre curieux, c'est une définition de la vie. Après tout, ça veut dire quoi, se casser la figure ? La peur de rater ? Eh bien, ce n'est pas grave !

De toute façon, le ratage, c'est très subjectif quelle différence faire entre une chose ratée et une chose réussie ? Et puis, une fois que c'est fait, c'est fait : ce qui compte, c'est le plaisir de l'avoir fait.

 

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jeudi, 14 août 2014

De la vraie liberté

 

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A la Closerie des lilas, crédits photographiques mth

 

DE LA VRAIE LIBERTE

Ceux qui pensent ici posséder quelque chose
Le possèdent bien moins qu’ils n’en sont possédés ;
Et ceux dont l’amour-propre en leur faveur dispose
Sont autant de captifs par eux-mêmes gardés.

Les appétits des sens ne font que des esclaves ;
La curiosité comme eux a ses liens :
Et les plus grands coureurs ne courent qu’aux entraves
Que jettent sous leurs pas les charmes des faux biens.

Ils recherchent partout les douceurs passagères,
Plus que ce qui conduit jusqu’à l’éternité ;
Et souvent pour tout but ils se font des chimères,
Qui n’ont pour fondement que l’instabilité.

Hors ce qui vient de Dieu, tout passe, tout s’envole,
Tout en son vrai néant aussitôt se résout ;
Et, pour te dire tout d’une seule parole,
Quitte tout, mon enfant, et tu trouveras tout.

 

Pierre CORNEILLE

 

mercredi, 06 août 2014

Considération sur la traduction linguistique

 

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Direct Matin jeudi 22 mai 2014

 

mercredi, 23 juillet 2014

Considérations sur l'argent - Victor Hugo

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Victor Hugo (1802-1885)

 

 Extrait de "Les Pauvres Gens"

                          I

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre et l'on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.


                        II

L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remaillant les filets, préparant l'hameçon,
Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,
Puis, priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent,
Ce n'est qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d'horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l'appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.

 

                                 III
Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L'importune, et, parmi les écueils en décombres,
L'océan l'épouvante, et toutes sortes d'ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots ;
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l'artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l'énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d'autours et de colombes,
D'un côté les berceaux et de l'autre les tombes.

Elle songe, elle rêve.
Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d'orge.
Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d'une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l'ouragan noir
Comme les tourbillons d'étincelles de l'âtre.
C'est l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux,
Et c'est l'heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement.
Horreur ! l'homme, dont l'onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !

Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
À la nuit. Elle tremble et pleure.

 

                              IV  

(…)

 

                               V 

(…)
"Tiens! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle; mon mari, l'autre jour, la trouva
Malade et seule; il faut voir comment elle va."

Elle frappe à la porte, elle écoute; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
"Malade ! Et ses enfants ! comme c'est mal nourri !
Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari."
Puis, elle frappe encore. "Hé ! voisine !" Elle appelle.
Et la maison se tait toujours. "Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps !"
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d'une pitié suprême,
Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même.

 

                             VI
Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.

Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant ;
Un cadavre ;
autrefois, mère joyeuse et forte ;
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après un long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte
D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité !

Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.

La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.

 

                           VII

(…)

 

                           VIII
Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte ?
Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D'où vient qu'en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé
Dans l'ombre, sur son lit ? Qu'a-t-elle donc volé ?

 

                           IX
Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s'assit toute pâle; on eût dit qu'elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche.

"Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu'est-ce que j'ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n'avait pas assez de peine ; il faut que j'aille
Lui donner celle-là de plus.
C'est lui ? Non. Rien.
J'ai mal fait. S'il me bat, je dirai : Tu fais bien.
Est-ce lui ? Non. Tant mieux. La porte bouge comme
Si l'on entrait.
Mais non. Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant !"
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S'enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N'entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l'onde et la marée et le vent en colère.

La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : C'est la marine !


                           X
"C'est toi !" cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : "Me voici, femme !"
Et montrait sur son front qu'éclairait l'âtre en flamme
Son cœur bon et content que Jeannie éclairait,
"Je suis volé, dit-il ; la mer c'est la forêt.
Quel temps a-t-il fait ? Dur. Et la pêche ? Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t'embrasse, et me voilà bien aise.
Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre
A cassé. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ?"
Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla.
"Moi? dit-elle. Ah ! mon Dieu! rien, comme à l'ordinaire,
J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre,
J'avais peur.
Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal."
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : "A propos, notre voisine est morte.
C'est hier qu'elle a dû mourir, enfin, n'importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine ;
L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin."

L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
"Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah! tant pis! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche,
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ?
D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.

Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!"

mardi, 22 juillet 2014

L'Algérie V

 

algérie,virginie buisson,la mort des autres

 

Extraits de L'Algérie ou la mort des autres, Virginie Buisson, 2000, Folio :

[...]

L'école a cessé, la plage est vide, on attend pour le pain, le café commence à manquer, les journaux ont plusieurs jours de retard, le courrier s'égare.

La télévision continue de montrer une France balnéaire et paisible.

Les gens disent qu'ils restent, qu'ils tiendront et puis un matin on se compte et on s'aperçoit qu'il ne reste presque plus personne.

Les autres ont disparu sans rien dire, la veille ils vous parlaient encore à l'épicerie, chez le boucher, le boulanger, et puis plus rien, portes closes sur l'absence.

La mer a perdu ses sortilèges.
Il fait froid sur la plage où les femmes de militaires préparent leur bronzage pour la France.
Mes frères jouent dans les vagues.
Mon père hésite entre les Pyrénées et la Normandie.

Les glaces de l'hôtel des Tamaris ne reflètent plus que les silhouettes d'un personnel de service désabusé, témoin d'un faste qui n'a plus cours.

[...]

L'hôtel sur la plage ne sera jamais terminé, les enfants s'emploient à le détruire, les portes et les fenêtres ont disparu, la façade a été épargnée, dérisoire témoignage des apparences à sauver.
Les affiches commencent à se décolorer sur les murs encore maculés des signes de la guerre.

Pourtant l'année dernière notre voisine a planté des orangers.

Un matin je suis descendue dans la cour de la gendarmerie, j'ai heurté des soldats qui portaient une bâche.

Je suis remontée en hurlant.

On m'a dit que c'était le corps torturé d'un Algérien abandonné à la décharge.

J'ai pris les premiers cachets de l'oubli.

J'ai voulu retrouver Jacques à Alger.

J'ai pris le car qui fait des détours le long de la mer. [...] Il y avait peu de monde dans le car, le chauffeur évitait des arrêts, il disait qu'il ne voulait pas se faire égorger.

Je suis descendue au terminus sur le port. J'avais l'adresse de Jacques écrite sur un morceau de journal, j'ai demandé mon chemin, mais les gens ne voulaient pas s'arrêter.

En arrivant square Bresson, j'ai eu peur du silence ; il n'y avait personne dans les rues, j'ai marché à cloche-pied sur le trottoir pour me donner de l'assurance.

Je me suis engagée rue Bab-Azoun.
Devant la vitrine du Gagne-Petit, j'ai heurté un corps, je me suis mise à courir, mes ballerines étaient poissées de sang.

Mon dos me faisait mal, je pensais que la mort arriverait derrière, mais je voulais arriver jusqu'à toi.

J'ai croisé des femmes avec des cabas qui faisaient leur choix dans des magasins éventrés ; de temps en temps une jeep patrouillait.

Je suis arrivée chez toi, j'ai frappé, la porte s'est ouverte d'un coup, tu m'as regardée, tu es devenu très pâle, tu m'as secouée, tu m'as dit : "Qu'est-ce que tu fais là ? Rentre à Aïn-Taya."

Je me suis mise à trembler, à claquer des dents. Tu m'as serrée contre toi à me faire mal, tu as pris un pistolet, tu l'as mis dans la poche de ta chemise, tu m'as dit : "Viens, je te raccompagne."

Tu descendais l'escalier en courant, je trébuchais derrière toi, tu as pris ma main, tu marchais vite, j'avais du mal à te suivre.

J'ai aperçu un autre corps par terre, tu as dit : "Regarde le ciel."

Devant nous, un petit garçon d'une dizaine d'années aux cheveux très courts sautait à cloche-pied dans le caniveau.

Deux hommes en vespa sont arrivés derrière nous, ils nous ont dépassés doucement, le plus jeune a sorti un pistolet, il a visé, le ventre du petit garçon a éclaté sur les vitrines.

Des gens se sont mis à courir.
Tu m'as repoussée contre un porche.

Ils sont revenus, ils ont dit : "Laisse-le crever, c'est un raton."
Tu as regardé la blessure.
Ils sont arrivés tout près, tu es tombé devant moi, le sang a giclé de ta gorge, tu n'avais plus de regard.

Je ne sais pas combien de temps je t'ai gardé dans mes bras, des gens sont passés, nous ont évités, le sang faisait une tache brune sur ma robe, une patrouille s'est arrêtée, ils t'ont posé à l'arrière du camion, ils m'ont forcée à t'abandonner.

J'ai entendu un bateau qui partait, j'ai vu un couloir marron, crasseux, j'ai rampé sur le carrelage.

La plage est vide.
La ville n'existe plus.
Les volets sont cloués.

[...]

 

 

algérie, virginie buissonSe procurer l'ouvrage :

L'Algérie ou la mort des autres

Virginie Buisson

2000

Folio

96 pages

http://www.amazon.fr/LAlg%C3%A9rie-mort-autres-Virginie-B...

 

 

 

 

lundi, 21 juillet 2014

Quand ça gratte en pleine rue

 

Estas Tonne, guitariste russe
Un visage à la Clint
Botté, barbu et les cheveux sauvages
Un bâtonnet d'encens coincé entre les cordes
Les poignets couverts de perles de bois
La main droite onglée

 Il ne manque que "the mule"


http://blog.petflow.com/when-he-began-to-play/#u8I0eMkEpVKekgwX.01

 

 

Mariusz Goli, guitariste polonais
Un autre chevelu et poilu du menton


http://blog.petflow.com/no-one-can-believe-that-this-guy-is-a-street-musician-im-blown-away/

 

 

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