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vendredi, 05 septembre 2014

Sade à haute voix par Huppert

 

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http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Donatien_Alphonse_Fran%C3%A7ois_comte_de_Sade_dit_le_marquis_de_Sade/141980

 

Extrait de "Le plaisir de lire Sade", Raphaëlle Rérolle, Le Monde, samedi 28 juin 2014 :

Il y a quelque ironie à rencontrer Isabelle Huppert dans les salons de l'Hôtel de l'Abbaye, à Paris, pour parler du marquis de Sade : c'est peu dire que les livres du "Divin Marquis" (1740-1814) sentent le soufre. 

 

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L'actrice évoque, pour Le Monde, la lecture qu'elle doit faire des textes de Sade, le 28 juin, à Spolète, en Italie, dans le cadre du Festival des deux mondes. Cette manifestation, qui se tient du 27 juin au 13 juillet, mêle musique, théâtre, art et littérature, avec notamment une belle programmation de poésie persane. Isabelle Huppert lira un montage de textes réalisé par Raphaël Enthoven. Il s'agit d'extraits de Justine ou les Malheurs de la vertu et de Juliette ou les Prospérités du vice, deux romans parus en 1791 et en 1801. La première, jeune orpheline, tente de défendre sa vertu contre les violences infligées par les hommes croisés sur sa route. La deuxième expérimente toutes les formes de dépravation et se livre à une attaque en règle contre la morale et la religion. Laissons la parole à la comédienne.

"Je n'ai pas ressenti de difficulté particulière à lire ces textes ou à les assumer. Dans la lecture, il y a une mise à distance. La voix me fait incarner les personnages de Justine et de Juliette. Donc, cela fait diversion à la violence que peut engendrer la lecture silencieuse : c'est un être vivant qui parle. Justine ou les Malheurs de la vertu et Juliette ou les Prospérités du vice permettent des identifications à ces jeunes filles, contrairement à ce qui se passerait avec des personnages des Cent vingt journées de Sodome, un texte nettement plus radical !

L'histoire de Juliette est assez conceptuelle, mais celle de Justine est très descriptive, y compris topographiquement. Il y a un suspense, une naïveté. C'est pathétique, bien sûr, mais aussi très drôle. Il est certain que la plupart des gens ne voient pas Sade comme un auteur comique, mais la chose que je ressens en le lisant, c'est l'humour.

Dans le public, les gens l'entendent d'ailleurs un peu comme un récit picaresque, surtout du côté de Justine. Il s'agit de véritables aventures, elle passe d'un lieu à l'autre, on imagine le paysage, le temps qu'il fait. Il y a quelque chose d'absolument terrifiant dans son récit, mais ce que fait ressortir la lecture, c'est la naïveté, la confiance aveugle qu'elle met à chaque fois dans ceux qui la tourmentent. il y a aussi chez Sade un comique de l'excès, une telle accumulation de déboires qu'ils finissent par devenir drôles.

La mise en parallèle des textes est brillante. Le montage de Raphaël Enthoven oppose les destins de Justine et de Juliette, leurs attitudes face à la vie, l'une éclairant constamment l'autre. Avec Sade, il y a l'effroi qu'on peut ressentir sur le fond, mais il y a aussi le plaisir d'une langue très voluptueuse.

 

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J'ai ajouté au début une lettre d'amour envoyée à Sade par sa belle-sœur, pour montrer qu'il était quelqu'un à qui on envoyait ce genre de lettres très amoureuses. D'ailleurs, quand il fut pour la première fois condamné à mort, il est parti pour l'Italie avec cette belle-sœur. Et n'oublions pas qu'il s'intéressait beaucoup au théâtre. Amoureux d'une comédienne, il fit restaurer un petit théâtre à l'intérieur du château de Saumane, dans le Vaucluse, où il avait passé une partie de son enfance.

Ce qui est intéressant dans la lecture, c'est de mettre le spectateur dans un état de découverte. Certains connaissent les textes, d'autres non. Moi, je fais en sorte de les découvrir plus ou moins en même temps qu'eux. Je ne prépare pas du tout : je lis l'ensemble une fois ou deux, pas plus. Je ne prévois pas de faire une rupture à un endroit plus qu'à un autre, de mettre tel ou tel ton. Cela donne une sorte de fraîcheur  la lecture, en créant un effet de surprise, une forme de naturel. Je lis différemment chaque fois, de même qu'au théâtre je joue différemment tous les soirs.

C'est un exercice que je n'ai pas souvent pratiqué. J'ai un jour lu, à Paris, des pages de Maurice Blanchot, à la Cinémathèque, c'était L'Attente, l'oubli, des textes de Patti Smith et de Julia Kristeva, à l'Odéon et, pour la télévision, des textes de Nathalie Sarraute. Celle-ci disait tout le temps que ses écrits étaient faits pour être dits à haute voix. Elle trouvait d'ailleurs que je les lisais trop vite et elle n'était pas très contente !

En lisant à haute voix, j'ai l'impression qu'en peu de temps j'arrive à transmettre un texte. Ce n'est pas vraiment difficile, mais il me semble que, quand on lit, on fait tout de même un peu plus que lire. Il ne s'agit pas non plus d'aller trop loin dans l'interprétation, ce n'est pas du théâtre. Je respecte une sorte de frontière invisible. Cela se fait de manière intuitive. Même quand on va assez loin, on est tout naturellement limité par la posture et par la feuille qu'on tient dans ses mains ou qu'on regarde. Cette feuille devient une barrière naturelle qu'on ne peut pas franchir. Lorsque je lis, je ne suis pas privée de mon corps, je l'utilise différemment. Cela reste un corps, même dans cette immobilisme partiel.

 

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Lorsque j'ai joué dans la pièce 4.48 Psychose, de Sarah Kane, aux Bouffes du Nord, à Paris, je ne bougeais pas, mais je n'étais pas dépourvue de corps, uniquement de mouvement. Dans une lecture, c'est pareil : on a le souffle, les mains, les yeux. Ce qui est intéressant, et qui transforme les choses, c'est la manière dont on joue avec le regard des spectateurs.

Quand vous pensez lecture, vous pensez à des yeux qui ne quittent pas la feuille. Or, moi j'aime bien aller de la lecture à l'adresse : c'est dans ce va-et-vient que se déploie l'art de la lecture. Dès que le regard se pose sur quelqu'un, on peut créer de l'imaginaire, du drame à l'infini. Il faut se dire qu'on s'adresse à un grand nombre et en même temps à une seule personne. A un individu plutôt qu'à une masse informe. C'est le metteur en scène Bob Wilson qui m'a appris cela. Cela permet de se concentrer.

Dans une lecture, on s'en donne à cœur joie, car on est face au public. C'est un peu la situation du gros plan, le rêve de toute actrice. Comme on est tout seul, l'attention n'est pas dispersée.

Et puis, il y a les silences, les temps. IL y a aussi la manière d'intégrer l'espace : on peut faire mille choses, se déplacer. Là, je ne me déplace qu'à un seul moment, un tout petit peu, vers la fin, quand ça devient vraiment très dur. J'ai ressenti le besoin de le faire.

 

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http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Isabelle-Huppert-en-plein-film-d-horreur-dans-le-remake-de-Suspiria-3366266

 

Je ne suis pas une lectrice vorace, mais chronique : je lis tout le temps, quoique pas beaucoup. Cela dit, il m'est difficile d'imaginer la vie sans lecture. Une maison sans livres m'angoisse. Au fond, c'est autant une nécessité qu'un plaisir. Je lis de tout, mais plutôt les romans. Dans un monde idéal, je lirais vraiment tout - toute La Recherche du temps perdu, par exemple, dans l'ordre ! Je me dis que cela doit être bien de s'isoler pendant des jours pour lire Proust ou tout Balzac. Les lectures, ce sont des promesses, c'est aussi bien de les avoir devant soi que derrière. Ce qui compte, ce n'est pas ce qu'on vous raconte, c'est comment c'est raconté.

Les livres qui ont compté pour moi, il y en a beaucoup, mais peut-être que les plus importants sont ceux qu'on lit en premier ou très jeune. Ils font alors figure de romans d'apprentissage, à un moment de la vie où les livres peuvent encore façonner votre vision du monde. Par exemple, quand j'avais 15 ans, j'ai aimé lire Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, entre autres, bien que je ne sache pas si ce texte me ferait le même effet maintenant.

Je me souviens aussi des Mémoires d'une jeune fille rangée, d'où émanaient un enthousiasme, une puissance de vie, une énergie joyeuse qui me plaisaient. J'aimais la liberté de ce livre, par exemple le fait que Simone de Beauvoir pouvait être heureuse en étant seule, quand elle décrivait ses années de professorat à Marseille. Cette indépendance, c'était une découverte.

J'ai été très impressionnée aussi par le premier roman de Doris Lessing, Vaincue par la brousse, qu'elle a écrit à 27 ans. C'est une histoire inspirée de celle de sa mère, où il est question d'une femme blanche qui tombe amoureuse de son boy noir, et qui sombre dans la folie, dans la Rhodésie des années 1940. Cette lecture a précédé le film que j'ai fait avec Claire Denis en 2010, White Material.

Et puis il y a les livres dans lesquels je peux me projeter comme actrice, en y voyant un possible personnage, ce qui m'autorise ainsi  lire de mauvais romans, car on sait bien que ce n'est pas forcément la grande littérature qui fait les meilleurs films. Le saut dans la fiction est très excitant : dans ces cas-là, je ne suis plus une lectrice normale, amis une lectrice actrice. C'est comme si quelque chose prenait feu tout de suite, une sorte d'incendie. Ou un coup de foudre. Je me représente les choses, des images surgissent, dans une sorte de fusion entre soi et ce qu'on est en train de lire. Et cela, bien que je sache très bien que ces livres ne seront presque jamais, ou très rarement transformés en films : ce livre sur lequel vous avez rêvé, ce personnage dans lequel vous vous êtes projeté doivent ensuite faire naître le désir d'un metteur en scène.

Pourtant, cela m'arrive parfois. J'avais jeté mon dévolu sur un livre grâce à Michel Polac qui m'en avait parlé : L'inondation, d'Evgueni Zamiatine, dont j'avais pris les droits. Un petit Dostoïevski, en beaucoup plus sec. Un Crime et châtiment au féminin. Igor Minaiev, metteur en scène ukrainien, l'a réalisé en 1994, c'est un très beau film.

S'il y a un risque à lire Sade, je ne l'ai pas mesuré... Mais il n'y a aucun risque à lire Sade aujourd'hui ! De toute façon, il n'y a vraiment aucun risque à prendre des risque. Je ne sais même pas que ce sont des risques, et cela me donne de la liberté. Il y a une grand part d'inconscience là-dedans. Et peut-être une curiosité qui l'emporte sur tout le reste. Etre curieux, c'est une définition de la vie. Après tout, ça veut dire quoi, se casser la figure ? La peur de rater ? Eh bien, ce n'est pas grave !

De toute façon, le ratage, c'est très subjectif quelle différence faire entre une chose ratée et une chose réussie ? Et puis, une fois que c'est fait, c'est fait : ce qui compte, c'est le plaisir de l'avoir fait.

 

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