Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 22 juillet 2014

L'Algérie V

 

algérie,virginie buisson,la mort des autres

 

Extraits de L'Algérie ou la mort des autres, Virginie Buisson, 2000, Folio :

[...]

L'école a cessé, la plage est vide, on attend pour le pain, le café commence à manquer, les journaux ont plusieurs jours de retard, le courrier s'égare.

La télévision continue de montrer une France balnéaire et paisible.

Les gens disent qu'ils restent, qu'ils tiendront et puis un matin on se compte et on s'aperçoit qu'il ne reste presque plus personne.

Les autres ont disparu sans rien dire, la veille ils vous parlaient encore à l'épicerie, chez le boucher, le boulanger, et puis plus rien, portes closes sur l'absence.

La mer a perdu ses sortilèges.
Il fait froid sur la plage où les femmes de militaires préparent leur bronzage pour la France.
Mes frères jouent dans les vagues.
Mon père hésite entre les Pyrénées et la Normandie.

Les glaces de l'hôtel des Tamaris ne reflètent plus que les silhouettes d'un personnel de service désabusé, témoin d'un faste qui n'a plus cours.

[...]

L'hôtel sur la plage ne sera jamais terminé, les enfants s'emploient à le détruire, les portes et les fenêtres ont disparu, la façade a été épargnée, dérisoire témoignage des apparences à sauver.
Les affiches commencent à se décolorer sur les murs encore maculés des signes de la guerre.

Pourtant l'année dernière notre voisine a planté des orangers.

Un matin je suis descendue dans la cour de la gendarmerie, j'ai heurté des soldats qui portaient une bâche.

Je suis remontée en hurlant.

On m'a dit que c'était le corps torturé d'un Algérien abandonné à la décharge.

J'ai pris les premiers cachets de l'oubli.

J'ai voulu retrouver Jacques à Alger.

J'ai pris le car qui fait des détours le long de la mer. [...] Il y avait peu de monde dans le car, le chauffeur évitait des arrêts, il disait qu'il ne voulait pas se faire égorger.

Je suis descendue au terminus sur le port. J'avais l'adresse de Jacques écrite sur un morceau de journal, j'ai demandé mon chemin, mais les gens ne voulaient pas s'arrêter.

En arrivant square Bresson, j'ai eu peur du silence ; il n'y avait personne dans les rues, j'ai marché à cloche-pied sur le trottoir pour me donner de l'assurance.

Je me suis engagée rue Bab-Azoun.
Devant la vitrine du Gagne-Petit, j'ai heurté un corps, je me suis mise à courir, mes ballerines étaient poissées de sang.

Mon dos me faisait mal, je pensais que la mort arriverait derrière, mais je voulais arriver jusqu'à toi.

J'ai croisé des femmes avec des cabas qui faisaient leur choix dans des magasins éventrés ; de temps en temps une jeep patrouillait.

Je suis arrivée chez toi, j'ai frappé, la porte s'est ouverte d'un coup, tu m'as regardée, tu es devenu très pâle, tu m'as secouée, tu m'as dit : "Qu'est-ce que tu fais là ? Rentre à Aïn-Taya."

Je me suis mise à trembler, à claquer des dents. Tu m'as serrée contre toi à me faire mal, tu as pris un pistolet, tu l'as mis dans la poche de ta chemise, tu m'as dit : "Viens, je te raccompagne."

Tu descendais l'escalier en courant, je trébuchais derrière toi, tu as pris ma main, tu marchais vite, j'avais du mal à te suivre.

J'ai aperçu un autre corps par terre, tu as dit : "Regarde le ciel."

Devant nous, un petit garçon d'une dizaine d'années aux cheveux très courts sautait à cloche-pied dans le caniveau.

Deux hommes en vespa sont arrivés derrière nous, ils nous ont dépassés doucement, le plus jeune a sorti un pistolet, il a visé, le ventre du petit garçon a éclaté sur les vitrines.

Des gens se sont mis à courir.
Tu m'as repoussée contre un porche.

Ils sont revenus, ils ont dit : "Laisse-le crever, c'est un raton."
Tu as regardé la blessure.
Ils sont arrivés tout près, tu es tombé devant moi, le sang a giclé de ta gorge, tu n'avais plus de regard.

Je ne sais pas combien de temps je t'ai gardé dans mes bras, des gens sont passés, nous ont évités, le sang faisait une tache brune sur ma robe, une patrouille s'est arrêtée, ils t'ont posé à l'arrière du camion, ils m'ont forcée à t'abandonner.

J'ai entendu un bateau qui partait, j'ai vu un couloir marron, crasseux, j'ai rampé sur le carrelage.

La plage est vide.
La ville n'existe plus.
Les volets sont cloués.

[...]

 

 

algérie, virginie buissonSe procurer l'ouvrage :

L'Algérie ou la mort des autres

Virginie Buisson

2000

Folio

96 pages

http://www.amazon.fr/LAlg%C3%A9rie-mort-autres-Virginie-B...

 

 

 

 

Les commentaires sont fermés.