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jeudi, 20 juin 2013

Se séparer du monde pour pouvoir le penser... seul dans un corps à corps permanent avec ses idées - Jean-Claude Kaufmann

 

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Extrait de La femme seule et le prince charmant, Jean-Claude Kaufmann, 2009, Pocket : 

pp. 27-30

[...]

Les religions les plus purement contemplatives et intégratrices furent celles des débuts : l'histoire des croyances peut être vue comme une lente et progressive mise en mouvement du social. Marcel Gauchet note une première rupture importante avec l'apparition de l'Etat, vers 3000 avant notre ère. "Là commencent proprement nos cinq mille ans d'histoire-croissance" (1985, p.X). Nouvel événement crucial, quand de la Perse à la Chine et de l'Inde à la Palestine se forme l'idée d'un dieu unique, grosse de bouleversements à venir, car préparant les conditions d'un rapport personnel avec le divin. Mais c'est le christianisme qui introduit la révolution décisive, en opposant le ciel et la terre, et en enjoignant chacun à agir de telle sorte qu'il puisse lui-même gagner son salut éternel. Le destin n'était plus irrémédiablement et collectivement scellé, le projet individuel était introduit dans la vie des hommes, ouvrant une "fracture dans l'être" (Gauchet, 1985, p.47). Incitant à la réflexion sur soi.

L'essor de l'individualisation ne se confond pas avec celui du célibat. Le premier touche l'ensemble de la société alors que le second se fixe sur une catégorie de personnes. Pourtant, à l'origine, il est indéniable que le célibat, et même la solitude, jouèrent un rôle essentiel. Il fallait se séparer du monde pour pouvoir le penser. Louis Dumont (1983) analyse ainsi comment les ermites furent des précurseurs de la modernité, en explorant le commerce personnel avec Dieu, par la vertu de l'isolement.

 

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Dans l'optique qui nous intéresse ici, le fait le plus important est que pour la première fois dans l'histoire (à travers de vastes débats qui agitèrent l'Eglise) une forme de célibat devenait légitime, libérant la créativité individuelle. Les intellectuels les plus novateurs par exemple revêtirent souvent la bure monastique. Erasme, qui révolutionna son temps, parvint à réaliser son oeuvre parce qu'il était moine. Seul (c'est la racine étymologique du mot "moine"), dans un corps à corps permanent avec ses idées, voyageant à travers l'Europe, s'inscrivant dans des groupes de discussion passionnés.

La mise en mouvement de la société ne produit pas que des héros et des génies, au sommet lumineux de la société. Une autre modalité de célibat se développe tout en bas, dans les profondeurs sombres rejetées par le monde organisé. Du côté des femmes, se profilent les figures de la prostituée et de la sorcière. Du côté des hommes, dans l'univers de la forêt et des landes, les charbonniers et les brigands semblent côtoyer aussi les forces maléfiques (Castel, 1995). On remarque également d'autres personnages équivoques : de misérables chevaliers errants, des cadets de famille sans terre, disponibles pour toutes sortes d'aventures, des étudiants et des religieux interlopes. Sont-ils en haut ou en bas ? Souvent l'indécision est de mise, car la suite de leur existence peut s'écrire dans l'un et l'autre sens. Illustrant déjà une composante très actuelle des trajectoires de vie en solo : leur caractère profondément contradictoire.

Jeanne d'Arc représente de ce point de vue un véritable cas d'école. Pauvre bergère sans instruction tenant des propos étranges, son destin le plus probable était d'être marginalisée, ou brûlée comme sorcière avant d'avoir le temps d'inscrire son nom dans l'histoire (ce qui faillit lui arriver : plusieurs fois, elle fut traitée de folle ou suspectée de satanisme et subit des exorcismes). Au lieu de cela, elle parvint à dérouler un des itinéraires de mobilité sociale les plus étonnants qui soient : passer du statut de simple bergère à la plus haute fonction militaire (conduire les armées du toi) ! Par quels moyens ? Une intime conviction inébranlable et un célibat radical (allant jusqu'à la pureté virginale). Comme Erasme, Jeanne n'aurait pu accomplir ses exploits si elle avait dû jouer un tout autre rôle domestique et se dévouer aux soins d'une famille. Au contraire, elle ne vécut (avec une passion extrême) que pour ses idées, investie corps et âme dans le destin qu'elle imaginait, et qui se réalisa. [...]

  

 

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La femme seule et le prince charmant

Jean-Claude Kaufmann

2009

Pocket

350 pages

http://www.amazon.fr/La-femme-seule-prince-charmant/dp/22...

 

jeudi, 30 mai 2013

La gloire de Rubens - Philippe Muray, Rubens, Rembrandt

 

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Philippe Muray (1945-2006)

 

 

Extrait de La gloire de Rubens, 1991, Philippe Muray, Grasset :

[...]

Rubens m'appelle depuis toujours. Son tumulte est si loin du bruit de ce qui a l'air de se passer ! Tellement à côté de la plaque ! De toutes les plaques tournantes et chatoyantes de l'éternel retour du Rien contemporain ! [...] Je croyais parler d'autre chose, mais c'était mon désir de lui, en rêve, qui me faisait vivre. C'était lui qui gonflait mes phrases, les prolongeait, les poussait ; lui dont j'entendais siffler les voiles et les cordages, et rouler la houle sous mes pieds ; lui dont la forêt se balançait partout où j'allais ; lui qui bouillonnait dans tout ce que j'aimais ; lui dont le ciel filait en accéléré avec ses femmes nuages plus grandes que nature bien au-dessus de mes pages.

 

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L'union de la terre et de l'eau, Rubens

 

J'avais à peine vu deux ou trois de ses tableaux, que je savais déjà que je n'en aurais plus jamais fini d'aimer les autres. Que les moindres hésitations de cette main infaillible me transporteraient. Que ses plus pâles croquis feraient de moi ce qu'ils voudraient. Que quelque chose de plus vaste, de plus hors de proportions que le reste, avait été laissé, là, par un dieu, pour moi, pour augmenter et confirmer le bonheur d'exister. "Ma confiance en lui fut immédiate", écrit Nietzsche de Schopenhauer dans la troisième des Considérations inactuelles : je pourrais faire la même observation à propos de Rubens, mais aussi de Balzac et de quelques autres, bien rares, dont l'oeuvre se déroule comme une victoire paisible et sans fin, comme un triomphe confirmé sur la maladie mentale la plus répandue, comme un baume sur la disgrâce la moins guérissable, comme un défi à tout ce qui sous les noms d'angoisse, honte, désir de punition, sentiment de cette incurable tournant en réquisitoire enragé, appels à la Loi, indignation, dénonciation perpétuelle, calomnies, ragots, obsession de procès ou procès réels, frémit, en secret ou non, dans les sociétés. Voilà : je viens d'énumérer ce que n'est pas Rubens, ou du moins l'essentiel de ce que ses traces effacent. La Culpabilité est l'ardeur du monde. Son foyer de toujours. La source de ses acharnements, même somnambuliques. En un sens, c'est vrai, nous sommes maintenant archi-morts ; ou tellement falsifiés que nous n'aurions plus aucun moyen de distinguer la moindre vérité, s'il en passait une. Tellement irradiés d'images, aussi, qu'on s'attendrait à voir comme une lumière d'un autre monde traversant nos silhouettes conditionnées, transperçant ce qui reste de nos systèmes sanguins ou nerveux mis à nu. "Te voilà comme une carcasse abandonnées par les corbeaux... on voit le jour à travers !" clame Josépha devant le baron Hulot qu'elle a contribué à ruiner et à dévaster. Plût au ciel que ce soit encore le jour qui filtre à travers nos carcasses à nous ! Si une lueur traverse jamais les fantômes que nous sommes devenus, ce ne pourra être que celle de nos écrans de télé aveugles en train de nous regarder.

 

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Samson et Dalila, Rubens


Mais, en un autre sens, nous sommes encore vivants, tout de même, puisque nous durons et que nous désirons et que nous nous reproduisons (ou que, du moins, nous faisons comme si tout cela continuait). Nous sommes là, encore, et nous tenons à ce que ça se sache, à ce que ça se dise, à ce que ce soit pris au sérieux et même au tragique, et il serait impossible d'y arriver si nous n'avions pas la Culpabilité comme alliée. La Culpabilité qui mène la danse, partout, en nous et jusqu'au bout. L'oeuvre de Rubens dévoile du fond des âges cette réalité. Elle n'en parle pas, elle fait mieux, elle la rend audible et perceptible par la beauté qu'elle déchaîne pour montrer qu'on peut vivre autrement qu'en faute ou en dette. Comment ? Par quel miracle d'arrogance, de luxe, de voracité sensuelle qui se moque du reste ? Par quelle ignorance des stéréotypes acceptés ? C'est toute la question. [...] 

La fidélité la plus encrassée conduit la planète comme jamais. Nous nous imaginons tous je ne sais quels devoirs afin d'immobiliser les autres sous la même coupe triste que nous. [...] 

[...]  "L'Humanité ne sera sauvée que par l'amour des cuisses. Tout le reste n'est que haine et ennui", déclarait Céline (dont le style giclant, tout de spasmes et d'écume, est le seul aujourd'hui, à la hauteur du feu rubénien), avant de se tromper dramatiquement de sauvetage en oubliant l'amour des cuisses. Oui, nous savons bien qu'il n'est pas de plaisir qui ne retombe un jour en morosité, reproches, scènes, cris ; oui, nous savons que les voluptés les plus extasiantes finissent en plaintes, couinements, grincements de dents, exigences et sifflements de serpents. Les commencements sont plus beaux que les conclusions, mais pourquoi privilégier celles-ci plutôt que ceux-là ? [...] 

J'ai toujours rêvé d'illustrer mes livres avec ses tableaux. [...] 

 

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La chute des anges rebelles, Rubens

 

[...] Amnésique après un bombardement, sans précédent, l'artiste ou l'écrivain de maintenant ressemble à ces individus que l'on retrouve parfois, sur les quais des gares, sans papiers, sans mémoire, et qui ne savent plus d'où ils viennent, qui ne connaissent plus leur nom, ni leur adresse, ni leur famille, ou qui préfèrent peut-être les avoir oubliés.

[...] Tout artiste hors du commun est reçu par la communauté en quelque sorte malgré elle ; mais la puissance de cette œuvre-ci, plus cruellement encore que n'importe quelle autre, nous renvoie à notre petitesse. A nos infirmités. A notre absence de facilité. A nos effondrements sentimentaux. A nos crédulités. Personne, par exemple, ne pardonnera jamais à Rubens d'avoir été l'artiste le plus follement cultivé de l'histoire de la peinture, et de ne pas avoir pris la précaution raisonnable de le cacher.

 

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L'éducation de Marie de Médicis, Rubens

 

[...]  Le Louvre ! La Galerie Médicis ! C'est du fond des murs que la Richesse vous regarde. "Le dieu est là", comme ont écrit un jour les Goncourt. J'y vais, je m'y précipite comme à la Tapisserie de la Licorne de la peinture, comme au spectacle de la victoire en vingt batailles contre l'insane Sentiment de la Nature. Et tout, autour, tremble en s'effaçant, les rues, les voitures, les monuments, les affiches de pub, les immeubles, le fleuve et ses ciels, et, bien sûr, la Pyramide ! L'entrée du mausolée, géométriquement dédiée aux prétentions à la Transparence de notre fin de siècle culpabilisé d'avoir tant joui de tant de tyrannies. Tout s'efface comme par enchantement parce que plus rien, depuis longtemps déjà, ne tenait debout.

[...] 

Rubens encourageant ? Ca dépend pour qui.

Sa différence fondamentale avec Rembrandt, c'est que ce dernier vous prend avec une admirable sauvagerie fraternelle par la gorge, par les tripes, par les désagréments de l'existence quotidienne, par les chagrins, par la folie, par toutes les larmes de sang qui ne demandent qu'à ruisseler sur nos entrailles ouvertes. La spiritualité d'un boeuf pendu n'a pas d'équivalent chez Rubens, regrettablement peu sensible à notre origine de mammifères, comme à la vanité planant sur les destinées humaines. Comparez les personnages qu'ils mettent en scène : ceux de Rembrandt dérivent dans le sillon d'une mélancolie prodigieuse, ils souffrent de tout, ils sont comme nous, ils sont nous, la lumière les mange, l'ombre les divise, l'espace et le temps les recrachent dans le no man's land des causes perdues [...].

 

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Le philosophe en méditation, Rembrandt

 

Rembrandt éclaire d'un jour tremblant et sublime de méditation notre pèlerinage de raclés d'avance. C'est le poète épique définitif de la Faillite, le champion du Grand Jeu de l'Echec sans remède, le roi du Damier des Paumés, le peintre du Tournoi maudit. L'ascète aux autoportraits délivrés en avalanche comme autant de permis d'inhumer. D'où sa victoire universelle. [...] 

Le plaisir n'est pas la vie, ou alors depuis le temps, ça se saurait. La douleur ne passe jamais de mode, elle, et c'est directement au ventre, Rembrandt, qu'il nous parle, là où sont grandes ouvertes nos oreilles d'affamés d'amour. A l'intérieur. En plein tragique. Il nous visite tard, la nuit, comme un fantôme de bronze poudreux. S'il nous fait craquer, s'il est si génialement déchiré, c'est qu'il n'arrête pas de peindre, dans sa pénombre d'or fondant, le deuil de tout ce que nous n'avons pas eu. La communication ne se fait jamais vraiment à fond que sur des échecs. Plus que sur des crimes, moins spectaculairement mais plus sûrement, toute société est fondée et fermée sur des ratages commis en commun. Rien ne fait plus groupe que le fiasco en soi. Rien ne fédère davantage que le retour bredouille. Les seuls succès véritablement appréciés par la communauté sont ceux qu'elle accorde de façon posthume. Que votre objet vous échappe toujours, jusqu'au dernier moment, et c'est gagné pour la postérité ! Tout, avec le temps, peut devenir magie aux yeux de la société, à condition qu'elle se soit livrée, avant, à quelque torture. Rattraper le coup, réparer des injustices : nous ne nourrissons pas de plus grande passion ; encore faut-il que, de ces injustices, nous ayons été d'abord les agents vigilants.

[...] 

 

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Vieille femme en train de lire, Rembrandt 

 

[...]  Je suis persuadé que le bonheur de Rubens, c'est-à-dire sa non culpabilité phénoménale, commence là, dans l'incapacité de son système nerveux à se désavouer, dans son impossibilité à préférer son père plutôt que lui-même. Tout ce qu'il veut, au fond, tout ce qu'il cherche, il le dit, il le répète à ses intimes : ce n'est même pas tellement la gloire, même pas la puissance, ni la découverte d'une vérité des abîmes, c'est mourir un peu plus instruit. Pour cela il faut peindre, bien sûr, énormément. Ne jamais s'arrêter. Ne pas se laisser accabler. L'Empire de la Dette lui est inconnu, la discorde le visite rarement, le conflit l'effleure, sans doute, comme tout le monde, pour finalement le laisser intact. Il est difficile d'imaginer quelqu'un d'aussi peu divisé. Mais enfin où sont ses manques ? Ses clivages ? Quel est l'impossible que poursuit son désir ? Où sont ses déconvenues, ses dépressions, son désespoir ?

Mystère, mystère complet.

Est-ce qu'on pourrait imaginer, seulement imaginer, sans rire, quelque chose qui s'appellerait, par exemple, la Complainte du pauvre Rubens ?

[...] 

J'ai conscience, parlant de Rubens, de sortir de l'histoire sainte. Le grain de sable qui fait hurler la mécanique avant de la casser, c'est lui. Il est bien trop comblant pour être honnête. On en a plein les mains, les oreilles, le cerveau. Le romantisme humain (pléonasme) a besoin, pour se sentir repu, de rester un peu plus que ça sur sa faim. Le nécessaire, déjà, lui flanque des indigestions, mais que dire alors du superflu, qui le met à l'agonie ! Rubens, c'est une grève du zèle de la peinture comme on n'en a jamais vu, le comble de l'archi-comble, toutes les mesures dépassées. Chaque récit dont il s'empare, chaque sujet qu'il traite, on sent qu'il le laissera sur le flanc après. La tâche du commentateur est mâchée d'avance, ce n'est même plus drôle. Non seulement il sait ce qu'il peint, mais en plus il fait savoir qu'il le sait, c'est décourageant.

 

Vous lui demandez, pour la cathédrale de Tournai, une Libération des âmes du Purgatoire ? Il vous déchaîne un geyser de fesses et de seins féminins jaillis en diagonale vers le Tout-Puissant.

 

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Libération des âmes du Purgatoire, Rubens

 

Vous voulez Angélique endormie convoitée par un ermite ? Ah il ne se fera pas prier, il va vous la mettre, la merveilleuse, sous le nez, en gros plan, c'est un discours calme et définitif sur la convoitise, depuis le bout groseille des seins jusqu'à l'insistance ultime sur l'extrémité de voile transparent pincé entre deux cuisses huilées de rose chaud et sur le point de s'ouvrir. Et ce nombril moulé par la chemise trempée de sueur de la Sainte Marie-Madeleine en extase au Musée de Lille, longue pâmoison verte entre deux anges vigoureux !

   

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Angélique et l'Ermite, Rubens

 

Et cet autre tableau fou du Palazzo Pitti, à Florence, l'une de ses dernières toiles, l'une de ses projections les plus voluptueusement déchaînées, aussi : Vénus cherche à retenir Mars ou les Conséquences de la guerre. Ce sont ses "horreurs de la guerre" à lui, mais voyez la différence avec le Trois mai de Goya : Rubens est pour la paix, bien sûr, comme tout le monde, qui n'est l'est pas ? Mais il l'est d'autant plus à fond que c'est un thème convenu et qu'il adore les thèmes convenus qui lui permettent de peindre des nus.  

 

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Allégorie de guerre, Rubens

 

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Le Trois mai, Goya 

 

Et ces Assomptions, où la Vierge est un point d'exclamation théologique perpendiculaire aux cercles remuants des êtres restés à terre ! Tout son discours royal, d'ailleurs, est fait d'apostrophes et d'exclamations. Il peint des voix, les siennes, les autres, chacun de ses personnages est la pointe sensible d'une déclaration, un fragment de conversation. Ses tableaux s'entendent, c'est rare. Tous ces déplacements font du bruit, ces corps qui bougent sont perceptibles. Audibles. Toutes ces bouches ouvertes soupirent, chuchotent, appellent, rient. Demandent et répondent. L'esprit classique naissant, le "bon sens naturel", la raison ("mais la raison accompagnée de toute la pompe et de tous les ornements dont notre langue est capable", corrigera Racine un peu plus tard), s'engouffrent dans sa peinture pour en ressortir maquillés, tourbillonnés, gonflés, travestis, allégorisés, déshabillés, et surtout parlants. Parlants à tout bout de champ. Le dialogue c'est l'empoignade de la Raison avec elle-même. Versailles est encore loin, les sociétés européennes commencent seulement à apprendre à s'expliquer, la syntaxe s'explore elle-même, des salons sont en cours de constitution, et Rubens, très en avance sur ces pionniers du raffinement, est peut-être le seul peintre qu'on se surprend à recevoir comme un concert, un festival de périodes oratoires enflammées, développées, affrontées.

 

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[...] A Paulhan qui voulait qu'il donne des articles à la NRF, Céline répondait en 1933 : "j'écris très lentement et seulement dans d'énormes cadres et dans le cours d'années. Ces infirmités diverses me condamnent aux monuments que vous savez. Rubens, lui aussi, est condamné aux monuments, aux énormes cadres, lumineuse punition ! Je confesse, dit-il un jour, "d'être, par un instinct naturel, plus propre à faire des ouvrages bien grands que des petites curiosités." Oui, il y a des gens comme ça, il n'est pas le seul : "Ne me parlez de rien de petit !" lance Bernin à Colbert. Et Delacroix : "La proportion entre pour beaucoup dans le plus ou moins de puissance d'un tableau. Et Dostoïevski, plus tard, avouera ne pouvoir s'exciter sur un roman que lorsqu'il a mis en place et noué ensemble les matières d'au moins deux ou trois gros livres.

[...] 

 

 la gloire de rubens, philippe muraySe procurer l'ouvrage :

La gloire de Rubens

Philippe Muray

1991

Grasset

284 pages

http://www.amazon.fr/gloire-Rubens-Philippe-Muray/dp/224640441X/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1350304257&sr=1-1

 

 

mercredi, 03 avril 2013

Un air de FEMille ? Oui. Un air de femme ? Non. De la Cicciolina aux femen, transsexuels et gender-benders - Jean Baudrillard

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La Cicciolina                                                 Une femen

 

 

Extrait de La Transparence du Mal, 1990, Jean Baudrillard, Galilée (pp 28 à 32) :

[...] 

Le corps sexué est livré aujourd'hui à une sorte de destin artificiel. Et ce destin artificiel, c'est la transsexualité. Transsexuel non pas au sens anatomique, mais au sens plus général de travesti, de jeu sur la commutation des signes du sexe, et, par opposition au jeu antérieur de la différence sexuelle, du jeu de l'indifférence sexuelle, indifférenciation des pôles sexuels et indifférence au sexe comme jouissance. Le sexuel est porté sur la jouissance (c'est le leitmotiv de la libération), le transsexuel est porté sur l'artifice, que ce soit celui de changer de sexe, ou le jeu des signes vestimentaires, morphologiques, gestuels, caractéristiques des travelos. Dans tous les cas, opération chirurgicale ou sémiurgique, signe ou organe, il s'agit de prothèses et, aujourd'hui où le destin des corps est de devenir prothèse, il est logique que le modèle de la sexualité devienne la transsexualité, et que celle-ci devienne partout le lieu de la séduction.

[...]

Voyez la Cicciolina. Y a-t-il plus merveilleuse incarnation du sexe, de l'innocence pornographique du sexe ? On l'a opposée à Madonna, vierge fruit de l'aérobic et d'une esthétique glaciale, dénuée de tout charme et de toute sensualité, androïde musclée et dont justement, pour cela, on a pu faire une idole de synthèse. Mais la Cicciolina n'est-elle pas, elle aussi, une transsexuelle ? Les longs cheveux platinés, les seins moulés à la louche, les formes idéales d'une poupée gonflable, l'érotisme lyophilisé de bande dessinée ou de science-fiction, et, surtout, l'exagération du discours sexuel (jamais pervers, jamais libertin), transgression totale clés en mains ; la femme idéale des téléphones roses, plus une idéologie érotique carnivore qu'aucune femme aujourd'hui n'assumerait - sauf précisément une transsexuelle, un travesti : eux seuls, on le sait, vivent des signes exagérés, des signes carnivores de la sexualité. L'ectoplasme charnel qu'est la Cicciolina rejoint ici la nitroglycérine artificielle de Madonna, ou le charme androgyne et frankensteinien de Michaël Jackson. Ce sont tous des mutants, des travelos, des êtres génétiquement baroques, dont le look érotique cache l'indétermination générique. Tous des "gender-benders", des transfuges du sexe.

Voyez Michaël Jackson. Michaël Jackson est un mutant solitaire, précurseur d'un métissage parfait parce que universel, la nouvelle race d'après les races. Les enfants d'aujourd'hui n'ont pas de blocage par rapport à une société métissée : elle est leur univers et Michaël Jackson préfigure ce qu'ils imaginent comme un avenir idéal. A quoi il faut ajouter que Michaël s'est fait refaire le visage, décrêper les cheveux, éclaircir la peau, bref qu'il s'est minutieusement construit : c'est ce qui en fait un enfant innocent et pur - l'androgyne artificiel de la fable, qui, mieux que le Christ, peut régner sur le monde et le réconcilier parce qu'il est mieux qu'un enfant-dieu : un enfant-prothèse, un embryon de toutes les formes rêvées de mutation qui nous délivreraient de la race et du sexe.

On pourrait parler aussi des travelos de l'esthétique, dont Andy Warhol serait la figure emblématique. Comme Michaël Jackson, Andy Warhol est une mutant solitaire, précurseur d'un métissage parfait et universel de l'art, d'une nouvelle esthétique d'après toutes les esthétiques. Comme Jackson, c'est un personnage parfaitement artificiel, lui aussi innocent et pur, un androgyne de la nouvelle génération, une sorte de prothèse mystique et de machine artificielle qui nous délivre par sa perfection à la fois du sexe et de l'esthétique. Quand Warhol dit : toutes les oeuvres sont belles, je n'ai pas à choisir, toutes les oeuvres contemporaines se valent - quand il dit : l'art est partout, donc il n'existe plus, tout le monde est génial, le monde tel qu'il est, dans sa banalité même, est génial, personne ne peut y croire.  Mais en cela il décrit la configuration de l'esthétique moderne, qui est celle d'un agnosticisme radical.

Nous sommes tous des agnostiques, ou des travelos de l'art ou du sexe. Nous n'avons plus de conviction esthétique ni sexuelle, mais nous les professons toutes.

Le mythe de la libération sexuelle reste vivant sous bien des formes dans la réalité, mais, dans l'imaginaire, c'est le mythe transsexuel qui domine, avec ses variantes androgynes et hermaphrodites. Après l'orgie, le travesti. Après le désir, le rayonnement de tous les simulacres érotiques, pêle-mêle, et le kitsch transsexuel dans toute sa gloire. Pornographie postmoderne si on veut, où la sexualité se perd dans l'excès théâtral de son ambiguïté. [..]

Cette stratégie d'exorcisme du corps par les signes du sexe, d'exorcisme du désir par l'exagération de sa mise en scène, est bien plus efficace que celle de la bonne vieille répression par l'interdit. Mais au contraire de l'autre, on ne voit plus du tout à qui elle profite, car tout le monde la subit sans discrimination. Ce régime du travesti est devenu la base même de nos comportements, jusque dans notre recherche d'identité et de différence. Nous n'avons plus le temps de nous chercher une identité dans les archives, dans une mémoire, ni dans un projet ou un avenir. Il nous faut une mémoire instantanée, un branchement immédiat, une sorte d'identité publicitaire qui puisse se vérifier dans l'instant même. Ainsi, ce qui est recherché aujourd'hui n'est plus tellement la santé, qui est un état d'équilibre organique, mais un rayonnement éphémère, hygiénique et publicitaire du corps - beaucoup plus une performance qu'un état idéal. [...]

Comme il n'est plus possible de tirer argument de sa propre existence, il ne reste plus qu'à faire acte d'apparence sans se soucier d'être, ni même d'être regardé. Non pas : j'existe, je suis là, mais : je suis visible, je suis image - look, look ! [...] Le look n'est déjà plus de la mode, c'est une forme outrepassée de la mode. Ca ne se réclame même plus d'une logique de la distinction, ce n'est plus un jeu de différences, ça joue à la différence sans y croire. C'est de l'indifférence. Être soi devient une performance éphémère, sans lendemain, un maniérisme désenchanté dans un monde sans manières...

Rétrospectivement, ce triomphe du transsexuel et du travesti jette une étrange lumière sur la libération sexuelle des générations antérieures. Celle-ci, loin d'être, selon son propre discours, l'irruption d'une valeur érotique maximale du corps, avec assomption privilégiée du féminin et de la jouissance, n'aura peut-être été qu'une phase intermédiaire vers la confusion des genres. La révolution sexuelle n'aura peut-être été qu'une étape vers la transsexualité. [...]

 

la transparence du mal, jean baudrillardSe procurer l'ouvrage :

La Transparence du Mal

Jean Baudrillard

1990

Galilée

179 pages

http://www.amazon.fr/transparence-du-mal-Jean-Baudrillard/dp/2718603631/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1363952314&sr=1-1

 

lundi, 25 mars 2013

Considérations sur l'amour - un philosophe amoureux

 

Un philosophe amoureux.jpg
(Source : La Croix, lundi 19 novembre 2012)

pour agrandir : Un philosophe amoureux.jpg

 

lundi, 18 mars 2013

Considérations sur l'argent - Sacha Guitry, Van Reymerswaele

 

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Le banquier et sa femme, Marinus Van Reymerswaele

 

 

Extrait de Mémoires d'un tricheur, Sacha Guitry, 1935

 

[...]

C'est à Caen qu'il m'a été donné de voir pour la première fois ce qu'on appelle "des gens riches". Très bonne impression, immédiate. Mieux que bonne d'ailleurs, avouons-le : déterminante.

En être un jour, de ces gens-là !

Ca a tout de suite été mon rêve.

Il s'est réalisé plus tard.

Venus de Londres ou de Paris, se rendant à Dinard, allant à Saint-Malo, deux par deux, trois par trois, quelque fois plus nombreux, je les voyais, heureux de vivre et vivant bien. Toujours en quête d'un plaisir ou d'une joie, capables de faire un détour de trente kilomètres pour manger une ratatouille notoire ou bien une omelette fameuse, ils ont une indépendance d'allure, une aisance - et cette autorité joviale que donne l'appétit, et qui ranime à leur approche les volontés déficientes et les courages anémiés.

Je sais bien qu'on dit d'eux qu'ils éclaboussent le pauvre monde de leur luxe - mais je ne suis pas de cet avis, et je voudrais m'expliquer sur ce point.

Il est des gens qu'on nomme "riches" - à l'aveuglette - cette affirmation n'étant d'ordinaire fondée que sur les apparences. Et le mot "riche", dans ce cas, ne fait allusion qu'à l'argent qu'ils dépensent - et dont autrui profite, en somme.

Il en est d'autres dont on dit qu'ils sont riches. Ce qui revient alors à dire que ce sont bien eux qui sont riches et que tout l'argent qu'ils possèdent n'est que pour eux, que pour eux seuls, à tout jamais - tandis que l'argent des premiers est de passage entre leurs doigts.

La différence essentielle entre ceux-ci et ceux qui, comme les Morlot, par exemple, se sont mis de côté, prudemment, sous par sou, de quoi vivre plus tard; de quoi pouvoir manger pendant toute leur vie. Je ne blâme pas leur prévoyance, mais je constate simplement qu'en vue d'une période dont la durée est incertaine, aléatoire, ils se seront privés de tout pendant trente ans !

Ils ne se seront pas privés de tout, d'ailleurs, non, je me trompe et je les flatte, puisqu'ils ne se sont jamais privés de leur argent. Et si leur cœur est partagé, la vanité, seule, et l'envie se le partagent. Ils n'auront dépensé quelque argent superflu que pour les satisfaire.

Et dire qu'ils se croient riches !

La richesse, ce n'est pas ça.

Etre riche, encore une fois, ce n'est pas avoir de l'argent - c'est en dépenser.

L'argent n'a de valeur que quand il sort de votre poche. Il n'en a pas quand il y rentre. A quoi peut-îl servir quand vous l'avez sur vous ! Pour qu'une pièce de cinq francs vaille cent sous, il faut la dépenser, sinon sa valeur est fictive.

L'argent-métal, c'est magnifique. Une soupière d'argent, ça vaut de l'or ! Mais qu'est-ce que vaut une pièce d'or ? Un peu d'argent. Quand un homme riche apprend que telle affaire qu'il vient de conclure lui rapportera deux cent mille francs, il n'en est digne, à mon avis, que si cette somme prend instantanément pour lui, selon ses goûts, la forme d'un bijou pour la femme qu'il aime, d'un tableau qu'il désire ou d'une automobile.

Et je dois dire en outre que s'il n'y avait pas des gens trop riches, il y aurait, à mon sens, bien plus de pauvres sur la terre.

Et, si j'étais le gouvernement, comme dit ma concierge, c'est sur les signes extérieurs de feinte pauvreté, que je taxerais impitoyablement les personnes qui ne dépensent pas leurs revenus.

Je sais des gens qui possèdent sept ou huit cent mille livres de rentes et qui n'en dépensent pas le quart. Je les considère d'abord comme des imbéciles et un peu comme des malhonnêtes gens aussi. Le chèque sans provision est une opération bancaire prévue au Code d'Instruction criminelle, et c'est justice qu'il soit sévèrement puni. Je serais volontiers partisan d'une identique sévérité à l'égard des provisions sans chèques. L'homme qui thésaurise brise la cadence de la vie en interrompant la circulation monétaire. Il n'en a pas le droit.

[...]

En vérité, je les griffonne [ces lignes], et sans effort, et sans façon, à la terrasse ensoleillée d'un modeste bistrot qui fait le coin de la rue des Vignes et de la rue Boulainvilliers - et qui se trouve exactement en face d'un ravissant petit hôtel particulier que j'avais fait construire en 1923, et qu'un huit de carreau m'a fait perdre en 29.

[...]

 

 

guitry mémoires d'un tricheur.jpgSe procurer l'ouvrage :

Mémoires d'un tricheur

Sacha Guitry

1935

Ed. Gallimard, folio

157 pages

http://www.amazon.fr/M%C3%A9moires-dun-tricheur-Sacha-Guitry/dp/2070364348

 

 

mercredi, 06 mars 2013

De l'utilité des études littéraires - Jacqueline de Romilly

 

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 Jacqueline de Romilly (1913-2010)

 

Extraits de Le Trésor des savoirs oubliés, Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, 1998, Ed. de Fallois

 

Tous ces romans que nous avons lus, en avons-nous le souvenir ? Et même ces tragédies ? Et même ces poèmes ? Tout cela est passé, passé à travers nous. Mais d'avoir éprouvé, fût-ce d'une façon fugitive, de la pitié pour des êtres très différents, de la compréhension pour des situations inconnues, des espoirs et des désespoirs qui n'étaient pas les nôtres, comment une telle accumulation d'expériences mêmes rapides ne laisserait-elle pas ouverte en nous la voie pour de tels sentiments, l'habitude et la connaissance de leur possibilité ? La littérature ne passe jamais en nous sans laisser après elle une petite marque qui peut être légère et à peine perceptible, mais pourtant capable de durer. Cette marque appartient au domaine du sentiment ; et chaque connaissance se double d'élans affectifs qui, peu à peu, dessinent nos goûts et nos aspirations. 

[...]

Et s'il y a vraiment dans les études littéraires que je viens rapidement d'évoquer, la possibilité d'un remède quelconque, non pas infaillible certes ni suffisant, mais capable au moins d'exercer une action, il serait urgent de leur rendre la place qui était la leur, et que, par une folle imprudence, on leur a progressivement retirée. 

En attendant, et d'une façon plus générale, c'est un fait qu'aucune expérience n'est jamais tout à fait froide ni indifférente. Elle s'accompagne de plaisir ou d'hostilité, d'espoir ou de colère, de sympathie, d'admiration ; elle est vivante. Elle rejoint en nous des dispositions qui seront à chaque fois enrichies, stimulées, contrariées, corrigées, complétées, mais dont le premier germe aura été semé alors - cela quel que soit le sort réservé à ces connaissances d'autrefois, et quel que soit le degré d'oubli qui les aura recouvertes.

Cette vie souterraine des souvenirs n'est pas facile à décrire, elle est secrète et impalpable ; on est obligé d'avoir recours à des métaphores plus ou moins heureuses. Après avoir parlé de fiches et de roues dentées, je me suis mise à parler d'élans de sympathie, de connexions comme avec des courants électriques. J'ai conscience que tout cela est à la fois insuffisant et incohérence : je le regrette. Mais la tâche était difficile. Valait-il mieux parler, comme le fait ce grand connaisseur de la complexité des sentiments qu'était Gaston Bachelard, de "dynamisation psychologique" ou d' "irradiation" ? J'emprunte ces mots à des études sur l'expression poétique et les éléments du monde auxquels elle fait appel. Le propos est évidemment différent du nôtre, mais la complexité qu'il veut évoquer est du même ordre : il s'agit là aussi d'échos et de résonnances s'attachant à chaque impression, la prolongeant, lui donnant son sens ; et si Bachelard cherche surtout la source de l'inspiration poétique, il lui arrive de toucher à son effet sur le lecteur, les deux se rejoignant. Les études du philosophe sont toujours plus ou moins orientées vers l'imagination et le rêve ; mais par là, elles aussi cherchent à traquer ce qui se cache derrière l'apparente simplicité du réel. D'où la tentation de chercher en lui un appui.

En fait, on se propose seulement ici de déceler l'élan de sympathie ou d'hostilité qui accompagne tous les souvenirs quels qu'ils soient, oubliés ou non. Je crois que l'on peut à leur sujet employer selon les cas et à son gré un vocabulaire affectif et parler alors de désirs, ou bien un vocabulaire moral et parler alors de valeurs. Or, une des tâches essentielles de l'enseignement, et en particulier de l'enseignement littéraire, est de semer et de renforcer en chacun ces valeurs diverses, qui sont comme l'expérience commune accumulée par l'humanité au cours des âges : sans elles - nous le pressentons aujourd'hui - il n'est pas facile de vivre. 

[...]

Bien entendu, tout enfant peut tirer de l'expérience concrète de sa vie des leçons d'ordre affectif et moral qui forment sa personnalité. Il n'est pas indispensable de passer pour cela ni par la classe ni par la littérature. Il reste - on l'a dit - que l'expérience accumulée dans la littérature ou l'histoire d'une civilisation offre un registre infiniment plus étendu et plus frappant que la plupart des vies. Il existe, certes, des enfants qui ont connue à travers des aventures heureuses ou malheureuses des découvertes, des changements, toute une initiation à l'existence ; d'ailleurs la littérature s'en est parfois fait l'écho. Mais ces cas sont des exceptions ; la plupart ne connaissent qu'une expérience médiocre et n'entendent que des conversations familiales sans envergure et parfois non dénuées d'acrimonie. La littérature prend donc le relais.

Et surtout elle présente cet avantage sans pareil d'offrir à l'enfant le choix. Devant les lacunes de la formation actuelle, certains ont regretté les cours de morale et de civisme qui existaient autrefois. Je n'ai rien contre leur rétablissement ; mais je ne suis pas très sûre de leur efficacité ; et, d'autre part, je crains que ces cours n'aient l'air de vouloir imposer aux jeunes esprits des valeurs que l'on soupçonnera d'être liées à certaines situations politiques ou sociales, et qu'en tout cas ils n'auront ni choisies ni senties de l'intérieur. Au contraire la littérature, ainsi que l'histoire ou la philosophie, constitue comme un immense catalogue, illustré et saisissant, de toutes les qualités, de toutes les conduites que les hommes ont pu admirer au cours des temps et de toutes les valeurs qui ont pu leur être chères. La littérature les offre aux enfants, les laisse réagir et c'est ainsi que certaines d'entre elles, peu à peu, les pénètrent. Ils s'y habituent ; mais d'abord ils les choisissent, comme on choisit ses amis ; et, après les avoir choisies, on leur est de plus en plus attaché et on les comprend de mieux en mieux.

La démonstration serait facile à faire pour certaines valeurs qui touchent immédiatement le cœur et l'imagination. Presque tous les enfants seront émus par le sort de victimes d'une injustice ; presque tous admireront au passage tel exemple de générosité ou seront touchés par une certaine promptitude à pardonner ; presque tous vibreront aux grands exemples de fidélité et de dévouement. Ils oublieront les faits, les noms ; mais chaque exemple aura ravivé au passage une disposition qui, sans cela, serait restée vaine et ne se serait pas développée. Mais on peut aller plus loin : même les vertus qui semblent désuètes et périmées, oui, même ces vertus-là peuvent, je crois, laisser à l'occasion leur marque et prendre racine dans l'esprit de ceux qui les rencontrent. On les voit délaissées ; on est prêt à en rire ; et pourtant elles allument au passage une petite étincelle ou bien ouvrent une voie, qui peu à peu s'élargira. Elles prennent seulement dans l'esprit des jeunes soit un autre tour, soit des traits un peu différents, mais, comme les autres valeurs, grâce à l'expérience accumulée par les siècles, elles survivent.

Je commencerai par la plus démodée, peut-être, et en tout cas la plus inaccessible à de jeunes enfants, à savoir la sagesse. Le mot semble appartenir à un autre âge. Il n'est pas de notre temps. Et il agace plutôt les enfants si souvent invités à se montrer "bien sages". Les voilà donc, de prime abord, prêts à rire et à tourner le dos.

Mais peu à peu ils vont découvrir que toutes les cultures en tous les temps ont eu ce respect constant pour ceux qu'ils appelaient les sages. Dans la culture biblique, voici la sagesse de Salomon. Chez les Grecs, voici Solon ou bien encore ceux que dans cette culture on appelait les sept sages ; ou bien voici, à Rome, les sages stoïciens, les sages épicuriens, et toutes ces images laissées dans Sénèque ou dans tant de textes des orateurs ou des philosophes : tous évoquent une sorte de sérénité fière à l'égard des péripéties de l'existence et une ferme résistance à toutes les pressions venues du dehors. Puis vient le domaine du français et l'on rencontre le mot appliqué à tel homme qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi et en est venu à maîtriser ses passions et ses sentiments : voici Montaigne. Suivront les philosophes, les portraits tracés par les moralistes, jusqu'aux images des romans, comme ce vieillard souriant du village qui semble avoir tout connu et pouvoir donner sur tous les sujets d'excellents conseils. Et de celui que rien n'atteint ni n'abaisse, les textes disent : "C'est un sage." Voilà une vertu aux formes bien diverses mais une chose est sûre : partout on rencontre le mot avec une connotation favorable ; partout on sent qu'il attire l'estime et le respect ; et peu à peu cette connotation favorable s'impose comme une habitude et ouvre dans l'esprit des jeunes une indulgence nouvelle. ils auront oublié tous ces exemples, ou presque : ils garderont une image floue, un peu conventionnelle, d'une sorte de sérénité dans les épreuves. Ils garderont aussi l'idée que cette sérénité est louable. Ils garderont l'impression qu'il est sans doute puéril de manifester aussitôt et sans mesure sa déception ou sa colère, et que l'on peut faire mieux.

[...]

Mais ici se pose une question assez grave. Car j'ai pris soin - parfois en me donnant du mal - de joindre aux exemples anciens quelques exemples de notre littérature moderne. Or, en fait, il n'est pas vrai de dire que toute la suite des textes littéraires n'a cessé d'exalter les valeurs et de chanter les héros ou d'encourager au bien : cela a été vrai pendant de longs siècles et a récemment cessé de l'être.

Il est parfaitement exact que les littératures anciennes ont constamment loué directement et sans se cacher les vertus ; il y a eu des traités sur les vertus, sur chaque vertu ; il y a eu des éloges des héros et des grands hommes ; il y a eu des histoires édifiantes. De même la littérature classique, quand elle a montré le mal, s'en est chaque fois excusée en expliquant que c'était pour le flétrir et pour le bannir. Là aussi les textes des moralistes, les romans eux-mêmes ont constamment soutenu des valeurs qui sont en gros celles qui viennent d'être évoquées. Mais de notre temps, tout à changé. Quand s'est fait ce changement, et pour quelles raisons, c'est là une question qui mériterait d'être longuement discutée. J'aurais, a priori, tendance à penser que l'évolution a commencé doucement, dans le cours du dix-huitième siècle, pour s'épanouir ensuite, de plus en plus jusqu'à nos jours. Je ne parle pas, bien entendu, d'une évolution régulière et prenant dans son mouvement tous les auteurs et tous les genres. Bien des exemples cités plus haut prouveraient combien l'idée demande à être nuancée. Mais enfin, il semble bien que la ligne d'ensemble paraisse assez nette.

Déjà un livre comme Les liaisons dangereuses n'est point une invitation au bien ; mais, peu après, il y aura Sade ; l'on verra les romans s'attacher de plus en plus à décrire les maux et les scandales de la société ; on verra les poètes pénétrer dans les domaines jusqu'alors interdits ; cela commence avec Baudelaire mais se précise nettement avec Rimbaud ou Apollinaire. Et bientôt les livres de notre temps deviennent une invitation ouverte au refus ; ils n'écartent aucune situation ni aucun sentiment du champ de leur investigation ; et ils respirent partout la révolte. Le grand éloge, pour un livre, en notre temps, est de dire qu'il est "décapant". On célèbre ce qui ressemble à un cri. Et alors que les littératures anciennes ou classiques célébraient si volontiers la beauté de la vie humaine, les nobles sentiments et la douceur de l'existence, la littérature de notre temps exprime presque toujours une sombre amertume ; et celui qui se permet d'être optimiste passe en général pour naïf. Je ne sais trop comment il faut l'expliquer. Il se peut qu'il y ait là une évolution naturelle de l'expression littéraire : à force de progresser, l'analyse psychologique élargit progressivement son champ d'observation et s'attache à des réalités de plus en plus difficiles à traquer et de moins en moins avouées. Il se peut aussi qu'il y ait une évolution normale liée aux découvertes de la liberté, quand celle-ci, plus ou moins bien comprise, se fait dès lors une gloire de rejeter toutes les contraintes. Il se peut aussi que les contraintes, en fait, aient été trop lourdes. Il est également possible que l'idée de la nécessité du partage, et du partage entre tous, ait rendu plus apparents et plus pesants les défauts qui s'attachent pratiquement à toutes les sociétés. Dès lors le mouvement est lancé et va s'amplifiant.

[...]

 

> A consulter également : http://www.magazine-litteraire.com/content/rss/article?id=18057

 

Jaqueline de Romilly, le Trésor des savoirs oubliésSe procurer l'ouvrage :

Le Trésor des savoirs oubliés

Jacqueline de Romilly

1998

De Fallois

220 pages

http://www.amazon.fr/tresor-savoirs-oublies-ROMILLY-JACQUELINE/dp/B003UAJPFS/ref=sr_1_2?s=books&ie=UTF8&qid=1350568331&sr=1-2

 

En poche : http://www.amazon.fr/tr%C3%A9sor-savoirs-oubli%C3%A9s-J-R...

 

dimanche, 17 février 2013

Considérations sur l'existence de Dieu - analogie avec la conception d'un tableau, saint Anselme de Canterbury

  

Extraits de Proslogion, saint Anselme de Canterbury, évêque :

 

Mon Dieu, vous qui donnez l'intelligence à la foi, faites que je comprenne, autant que vous le jugez utile, que vous existez comme nous le croyons, et que vous êtes tel que nous vous croyons. La foi nous dit que vous êtes l'être par excellence, l'être au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir.

"L'insensé a dit dans son cœur : Il n'y a point de Dieu ;" a-t-il dit vrai ? La foi nous trompe-t-elle quand elle affirme l'existence de la divinité ? Non, certes. L'insensé lui-même, en entendant parler d'un être supérieur à tous les autres et au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir, comprend nécessairement ce qu'il entend ; or, ce qu'il comprend existe dans son esprit, bien qu'il en ignore l'existence extérieure. Car autre chose est l'existence d'un objet dans l'intelligence, autre chose la notion de l'existence de cet objet.

Ainsi quand un peintre médite un tableau qu'il va bientôt jeter sur la toile, ce tableau existe déjà dans son esprit ; mais l'artiste n'a pas encore l'idée de l'existence réelle d'une oeuvre qu'il n'a pas encore enfantée ; il ne peut avoir cette idée que lorsque l'oeuvre conçue dans son imagination prend une forme et s'incarne, pour ainsi dire, sous son pinceau. Dès lors cette oeuvre existe à la fois dans l'esprit de l'artiste et dans la réalité.

Or, cet être suprême au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir ne saurait exister dans l'intelligence seule ; car, en supposant que cela soit, rien n'empêche de le concevoir comme existant aussi dans la réalité, ce qui est un mode d'existence supérieur au premier. Si donc l'être suprême existait dans l'intelligence seule, il y aurait quelque chose que la pensée pourrait concevoir au-dessus de lui ; il ne serait plus l'être par excellence, ce qui implique contradiction.

Il existe donc sans aucun doute, et dans l'intelligence et dans la réalité, un être au-dessus duquel la pensée ne peut rien concevoir.

 

saint Anselme de Canterbury.jpg saint Anselme de Canterbury (1033-1109)

 

Mon intelligence est limitée, et, de plus, votre immensité l'écrase. Ma raison est déjà si peu de chose, et la grandeur de votre nature ajoute encore à sa petitesse.

Qu'elle est éclatante cette lumière divine qui fait briller toute vérité aux regards de l'esprit humain ! Qu'elle est grande cette vérité éternelle, en qui réside tout ce qui est vrai, tout ce qui est réel, hors de laquelle il n'y a rien que mensonge et néant ! Qu'elle est immense, cette sagesse souveraine, qui d'un coup d'œil embrasse l'univers et tous les secrets de la création ! Quelle splendeur dans cette lumière ! Quelle simplicité dans cette vérité ! Quelle infaillible certitude dans cette sagesse ! Et comment, ô mon Dieu ! une faible créature pourrait-elle vous connaître tout entier ?

[...]

Qu'êtes-vous, Seigneur, qu'êtes-vous ? Que dois-je penser de vous ? Vous êtes la vie, vous êtes la sagesse, vous êtes la vérité, vous êtes la bonté, vous êtes la béatitude, vous êtes l'éternité, vous êtes tout ce qui est beau, tout ce qui est vrai, tout ce qui est bon. Que d'attributs nombreux vous réunissez en vous, Seigneur, et mon intelligence n'est-elle pas trop étroite pour les embrasser tous d'un seul regard et permettre à mon coeur de les admirer tous à la fois ?

 

Image du Blog mimi40n2.centerblog.net

 

Le souverain bien, c'est vous, Père tout-puissant ; c'est aussi votre Verbe et votre Fils ; car le Verbe, qui est votre parole vivante, ne peut être autre chose que ce que vous êtes ; il ne peut y avoir en lui rien de plus, rien de moins qu'en vous, puisqu'il est vrai, ainsi que vous. Il est donc, ainsi que vous, la vérité par excellence ; il ne diffère en rien de vous.

Votre nature est si simple, si identique à elle-même, qu'elle ne peut rien produire qui soit autre chose que ce qu'elle est.

Ce souverain bien c'est encore le mutuel amour qui vous unit, vous et votre Fils, c'est-à-dire le Saint-Esprit; qui procède de l'un et de l'autre. L'amour qui vous unit tous deux, ou le Saint-Esprit, ne peut être inférieur à vous, ni inférieur à votre Fils ; car vous aimez votre Fils en proportion de sa grandeur, et vous vous aimez vous-même en proportion de la vôtre ; votre Fils, à son tour, vous aime en proportion de votre grandeur, et il s'aime lui-même en proportion de la sienne.

Le Saint-Esprit ne peut être non plus différent du Père et du Fils, puisqu'il est égal à l'un et à l'autre ; et d'une nature essentiellement simple et identique, il ne peut rien procéder qui soit autre chose que ce dont il procède. Ce qu'est chacune des trois personnes divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la Trinité entière l'est également ; car chacune de ces trois personnes est une unité simple et indécomposable, laquelle ne peut produire la multiplicité et la diversité en s'ajoutant à elle-même.

Or il n'y a qu'un bien nécessaire, et ce bien nécessaire est celui en qui réside tout bien, ou plutôt qui est le bien universel, complet et unique.