jeudi, 20 juin 2013
Se séparer du monde pour pouvoir le penser... seul dans un corps à corps permanent avec ses idées - Jean-Claude Kaufmann
Extrait de La femme seule et le prince charmant, Jean-Claude Kaufmann, 2009, Pocket :
pp. 27-30
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Les religions les plus purement contemplatives et intégratrices furent celles des débuts : l'histoire des croyances peut être vue comme une lente et progressive mise en mouvement du social. Marcel Gauchet note une première rupture importante avec l'apparition de l'Etat, vers 3000 avant notre ère. "Là commencent proprement nos cinq mille ans d'histoire-croissance" (1985, p.X). Nouvel événement crucial, quand de la Perse à la Chine et de l'Inde à la Palestine se forme l'idée d'un dieu unique, grosse de bouleversements à venir, car préparant les conditions d'un rapport personnel avec le divin. Mais c'est le christianisme qui introduit la révolution décisive, en opposant le ciel et la terre, et en enjoignant chacun à agir de telle sorte qu'il puisse lui-même gagner son salut éternel. Le destin n'était plus irrémédiablement et collectivement scellé, le projet individuel était introduit dans la vie des hommes, ouvrant une "fracture dans l'être" (Gauchet, 1985, p.47). Incitant à la réflexion sur soi.
L'essor de l'individualisation ne se confond pas avec celui du célibat. Le premier touche l'ensemble de la société alors que le second se fixe sur une catégorie de personnes. Pourtant, à l'origine, il est indéniable que le célibat, et même la solitude, jouèrent un rôle essentiel. Il fallait se séparer du monde pour pouvoir le penser. Louis Dumont (1983) analyse ainsi comment les ermites furent des précurseurs de la modernité, en explorant le commerce personnel avec Dieu, par la vertu de l'isolement.
Dans l'optique qui nous intéresse ici, le fait le plus important est que pour la première fois dans l'histoire (à travers de vastes débats qui agitèrent l'Eglise) une forme de célibat devenait légitime, libérant la créativité individuelle. Les intellectuels les plus novateurs par exemple revêtirent souvent la bure monastique. Erasme, qui révolutionna son temps, parvint à réaliser son oeuvre parce qu'il était moine. Seul (c'est la racine étymologique du mot "moine"), dans un corps à corps permanent avec ses idées, voyageant à travers l'Europe, s'inscrivant dans des groupes de discussion passionnés.
La mise en mouvement de la société ne produit pas que des héros et des génies, au sommet lumineux de la société. Une autre modalité de célibat se développe tout en bas, dans les profondeurs sombres rejetées par le monde organisé. Du côté des femmes, se profilent les figures de la prostituée et de la sorcière. Du côté des hommes, dans l'univers de la forêt et des landes, les charbonniers et les brigands semblent côtoyer aussi les forces maléfiques (Castel, 1995). On remarque également d'autres personnages équivoques : de misérables chevaliers errants, des cadets de famille sans terre, disponibles pour toutes sortes d'aventures, des étudiants et des religieux interlopes. Sont-ils en haut ou en bas ? Souvent l'indécision est de mise, car la suite de leur existence peut s'écrire dans l'un et l'autre sens. Illustrant déjà une composante très actuelle des trajectoires de vie en solo : leur caractère profondément contradictoire.
Jeanne d'Arc représente de ce point de vue un véritable cas d'école. Pauvre bergère sans instruction tenant des propos étranges, son destin le plus probable était d'être marginalisée, ou brûlée comme sorcière avant d'avoir le temps d'inscrire son nom dans l'histoire (ce qui faillit lui arriver : plusieurs fois, elle fut traitée de folle ou suspectée de satanisme et subit des exorcismes). Au lieu de cela, elle parvint à dérouler un des itinéraires de mobilité sociale les plus étonnants qui soient : passer du statut de simple bergère à la plus haute fonction militaire (conduire les armées du toi) ! Par quels moyens ? Une intime conviction inébranlable et un célibat radical (allant jusqu'à la pureté virginale). Comme Erasme, Jeanne n'aurait pu accomplir ses exploits si elle avait dû jouer un tout autre rôle domestique et se dévouer aux soins d'une famille. Au contraire, elle ne vécut (avec une passion extrême) que pour ses idées, investie corps et âme dans le destin qu'elle imaginait, et qui se réalisa. [...]
Se procurer l'ouvrage :
La femme seule et le prince charmant
Jean-Claude Kaufmann
2009
350 pages
http://www.amazon.fr/La-femme-seule-prince-charmant/dp/22...
07:00 Publié dans Réflexions, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : femme seule, prince charmant jean-claude kaufmann
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