mardi, 25 juin 2013
Considérations sur la mémoire - Jacqueline de Romilly
Jacqueline de Romilly (1913-2010)
Extraits de Le Trésor des savoirs oubliés, Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, 1998, Ed. de Fallois
[...]
A mon âge, je n'écrirai plus beaucoup de livres, mais je puis du moins profiter des trésors de la mémoire, et me laisser guider par elle, à l'aventure. Il m'arrive, depuis que je n'y vois plus, de rester de longs moments immobile, à laisser remonter en moi des souvenirs de toute espèce. Les uns sont personnels, souvenirs de voyages, d'amitiés, de rencontres. D'autres viennent de lectures et parfois je ne sais plus très bien faire le départ entre les gens que j'ai rencontrés dans la vie et ceux que j'ai rencontrés dans les romains. Cela multiplie le nombre des présences qui me font signe. Et, quelle que soit la nature de ces retrouvailles, elles me paraissent douces et émouvantes. Ce sont aussi, à l'occasion, des souvenirs acquis, des faits historiques qui tout à coup me reviennent sans que je sache pourquoi, parfois sous forme de petites rengaines, lointaines et amicales, parfois sous la forme d'imagnes fugitives mais resplendissantes. Il peut y avoir des souvenirs de peintures, ou de représentations dramatiques, tout ce qui m'a un jour traversée et étonnée. Dans ces moments de loisirs, et au terme d'une vie, on se rend très bien compte que ces souvenirs nous reviennent d'eux-mêmes, du fon de l'oublie. Peut-être nous reviennent-ils faussés, modifiés par l'imagination, et dans un grand désordre. Mais ce désordre même possède un charme particulier - comme si le temps soudain cessait de séparer les choses en catégories distinctes et vous les donnait, pour une fois, toutes ensemble. Cela s'appelle sans doute rêver. Mais il ne me déplaît pas qu'après toutes ces petites enquêtes reflétant ma vie professionnelle, avec ce désir qui fut mien de communiquer des connaissances, de les rendre précises, de les rendre suggestives et d'aider les autres à gagner cette clarté d'esprit qui m'a toujours paru si précieuse, je rencontre enfin, au terme du voyage, la rêverie.
[...]
Il est sans doute quelque peu étrange qu'une personne qui n'y voit plus se plaise à des considérations sur ce qui nous permet d'apprendre à voir. Mais ce n'est pas si absurde qu'il y paraît. Depuis que je n'y vois plus, je découvre encore chaque jour les beautés du monde, ses étrangetés, ses laideurs, sa présence - parce que la littérature ne cesse de me les apporter.
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Le Trésor des savoirs oubliés
Jacqueline de Romilly
1998
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mercredi, 06 mars 2013
De l'utilité des études littéraires - Jacqueline de Romilly
Jacqueline de Romilly (1913-2010)
Extraits de Le Trésor des savoirs oubliés, Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, 1998, Ed. de Fallois
Tous ces romans que nous avons lus, en avons-nous le souvenir ? Et même ces tragédies ? Et même ces poèmes ? Tout cela est passé, passé à travers nous. Mais d'avoir éprouvé, fût-ce d'une façon fugitive, de la pitié pour des êtres très différents, de la compréhension pour des situations inconnues, des espoirs et des désespoirs qui n'étaient pas les nôtres, comment une telle accumulation d'expériences mêmes rapides ne laisserait-elle pas ouverte en nous la voie pour de tels sentiments, l'habitude et la connaissance de leur possibilité ? La littérature ne passe jamais en nous sans laisser après elle une petite marque qui peut être légère et à peine perceptible, mais pourtant capable de durer. Cette marque appartient au domaine du sentiment ; et chaque connaissance se double d'élans affectifs qui, peu à peu, dessinent nos goûts et nos aspirations.
[...]
Et s'il y a vraiment dans les études littéraires que je viens rapidement d'évoquer, la possibilité d'un remède quelconque, non pas infaillible certes ni suffisant, mais capable au moins d'exercer une action, il serait urgent de leur rendre la place qui était la leur, et que, par une folle imprudence, on leur a progressivement retirée.
En attendant, et d'une façon plus générale, c'est un fait qu'aucune expérience n'est jamais tout à fait froide ni indifférente. Elle s'accompagne de plaisir ou d'hostilité, d'espoir ou de colère, de sympathie, d'admiration ; elle est vivante. Elle rejoint en nous des dispositions qui seront à chaque fois enrichies, stimulées, contrariées, corrigées, complétées, mais dont le premier germe aura été semé alors - cela quel que soit le sort réservé à ces connaissances d'autrefois, et quel que soit le degré d'oubli qui les aura recouvertes.
Cette vie souterraine des souvenirs n'est pas facile à décrire, elle est secrète et impalpable ; on est obligé d'avoir recours à des métaphores plus ou moins heureuses. Après avoir parlé de fiches et de roues dentées, je me suis mise à parler d'élans de sympathie, de connexions comme avec des courants électriques. J'ai conscience que tout cela est à la fois insuffisant et incohérence : je le regrette. Mais la tâche était difficile. Valait-il mieux parler, comme le fait ce grand connaisseur de la complexité des sentiments qu'était Gaston Bachelard, de "dynamisation psychologique" ou d' "irradiation" ? J'emprunte ces mots à des études sur l'expression poétique et les éléments du monde auxquels elle fait appel. Le propos est évidemment différent du nôtre, mais la complexité qu'il veut évoquer est du même ordre : il s'agit là aussi d'échos et de résonnances s'attachant à chaque impression, la prolongeant, lui donnant son sens ; et si Bachelard cherche surtout la source de l'inspiration poétique, il lui arrive de toucher à son effet sur le lecteur, les deux se rejoignant. Les études du philosophe sont toujours plus ou moins orientées vers l'imagination et le rêve ; mais par là, elles aussi cherchent à traquer ce qui se cache derrière l'apparente simplicité du réel. D'où la tentation de chercher en lui un appui.
En fait, on se propose seulement ici de déceler l'élan de sympathie ou d'hostilité qui accompagne tous les souvenirs quels qu'ils soient, oubliés ou non. Je crois que l'on peut à leur sujet employer selon les cas et à son gré un vocabulaire affectif et parler alors de désirs, ou bien un vocabulaire moral et parler alors de valeurs. Or, une des tâches essentielles de l'enseignement, et en particulier de l'enseignement littéraire, est de semer et de renforcer en chacun ces valeurs diverses, qui sont comme l'expérience commune accumulée par l'humanité au cours des âges : sans elles - nous le pressentons aujourd'hui - il n'est pas facile de vivre.
[...]
Bien entendu, tout enfant peut tirer de l'expérience concrète de sa vie des leçons d'ordre affectif et moral qui forment sa personnalité. Il n'est pas indispensable de passer pour cela ni par la classe ni par la littérature. Il reste - on l'a dit - que l'expérience accumulée dans la littérature ou l'histoire d'une civilisation offre un registre infiniment plus étendu et plus frappant que la plupart des vies. Il existe, certes, des enfants qui ont connue à travers des aventures heureuses ou malheureuses des découvertes, des changements, toute une initiation à l'existence ; d'ailleurs la littérature s'en est parfois fait l'écho. Mais ces cas sont des exceptions ; la plupart ne connaissent qu'une expérience médiocre et n'entendent que des conversations familiales sans envergure et parfois non dénuées d'acrimonie. La littérature prend donc le relais.
Et surtout elle présente cet avantage sans pareil d'offrir à l'enfant le choix. Devant les lacunes de la formation actuelle, certains ont regretté les cours de morale et de civisme qui existaient autrefois. Je n'ai rien contre leur rétablissement ; mais je ne suis pas très sûre de leur efficacité ; et, d'autre part, je crains que ces cours n'aient l'air de vouloir imposer aux jeunes esprits des valeurs que l'on soupçonnera d'être liées à certaines situations politiques ou sociales, et qu'en tout cas ils n'auront ni choisies ni senties de l'intérieur. Au contraire la littérature, ainsi que l'histoire ou la philosophie, constitue comme un immense catalogue, illustré et saisissant, de toutes les qualités, de toutes les conduites que les hommes ont pu admirer au cours des temps et de toutes les valeurs qui ont pu leur être chères. La littérature les offre aux enfants, les laisse réagir et c'est ainsi que certaines d'entre elles, peu à peu, les pénètrent. Ils s'y habituent ; mais d'abord ils les choisissent, comme on choisit ses amis ; et, après les avoir choisies, on leur est de plus en plus attaché et on les comprend de mieux en mieux.
La démonstration serait facile à faire pour certaines valeurs qui touchent immédiatement le cœur et l'imagination. Presque tous les enfants seront émus par le sort de victimes d'une injustice ; presque tous admireront au passage tel exemple de générosité ou seront touchés par une certaine promptitude à pardonner ; presque tous vibreront aux grands exemples de fidélité et de dévouement. Ils oublieront les faits, les noms ; mais chaque exemple aura ravivé au passage une disposition qui, sans cela, serait restée vaine et ne se serait pas développée. Mais on peut aller plus loin : même les vertus qui semblent désuètes et périmées, oui, même ces vertus-là peuvent, je crois, laisser à l'occasion leur marque et prendre racine dans l'esprit de ceux qui les rencontrent. On les voit délaissées ; on est prêt à en rire ; et pourtant elles allument au passage une petite étincelle ou bien ouvrent une voie, qui peu à peu s'élargira. Elles prennent seulement dans l'esprit des jeunes soit un autre tour, soit des traits un peu différents, mais, comme les autres valeurs, grâce à l'expérience accumulée par les siècles, elles survivent.
Je commencerai par la plus démodée, peut-être, et en tout cas la plus inaccessible à de jeunes enfants, à savoir la sagesse. Le mot semble appartenir à un autre âge. Il n'est pas de notre temps. Et il agace plutôt les enfants si souvent invités à se montrer "bien sages". Les voilà donc, de prime abord, prêts à rire et à tourner le dos.
Mais peu à peu ils vont découvrir que toutes les cultures en tous les temps ont eu ce respect constant pour ceux qu'ils appelaient les sages. Dans la culture biblique, voici la sagesse de Salomon. Chez les Grecs, voici Solon ou bien encore ceux que dans cette culture on appelait les sept sages ; ou bien voici, à Rome, les sages stoïciens, les sages épicuriens, et toutes ces images laissées dans Sénèque ou dans tant de textes des orateurs ou des philosophes : tous évoquent une sorte de sérénité fière à l'égard des péripéties de l'existence et une ferme résistance à toutes les pressions venues du dehors. Puis vient le domaine du français et l'on rencontre le mot appliqué à tel homme qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi et en est venu à maîtriser ses passions et ses sentiments : voici Montaigne. Suivront les philosophes, les portraits tracés par les moralistes, jusqu'aux images des romans, comme ce vieillard souriant du village qui semble avoir tout connu et pouvoir donner sur tous les sujets d'excellents conseils. Et de celui que rien n'atteint ni n'abaisse, les textes disent : "C'est un sage." Voilà une vertu aux formes bien diverses mais une chose est sûre : partout on rencontre le mot avec une connotation favorable ; partout on sent qu'il attire l'estime et le respect ; et peu à peu cette connotation favorable s'impose comme une habitude et ouvre dans l'esprit des jeunes une indulgence nouvelle. ils auront oublié tous ces exemples, ou presque : ils garderont une image floue, un peu conventionnelle, d'une sorte de sérénité dans les épreuves. Ils garderont aussi l'idée que cette sérénité est louable. Ils garderont l'impression qu'il est sans doute puéril de manifester aussitôt et sans mesure sa déception ou sa colère, et que l'on peut faire mieux.
[...]
Mais ici se pose une question assez grave. Car j'ai pris soin - parfois en me donnant du mal - de joindre aux exemples anciens quelques exemples de notre littérature moderne. Or, en fait, il n'est pas vrai de dire que toute la suite des textes littéraires n'a cessé d'exalter les valeurs et de chanter les héros ou d'encourager au bien : cela a été vrai pendant de longs siècles et a récemment cessé de l'être.
Il est parfaitement exact que les littératures anciennes ont constamment loué directement et sans se cacher les vertus ; il y a eu des traités sur les vertus, sur chaque vertu ; il y a eu des éloges des héros et des grands hommes ; il y a eu des histoires édifiantes. De même la littérature classique, quand elle a montré le mal, s'en est chaque fois excusée en expliquant que c'était pour le flétrir et pour le bannir. Là aussi les textes des moralistes, les romans eux-mêmes ont constamment soutenu des valeurs qui sont en gros celles qui viennent d'être évoquées. Mais de notre temps, tout à changé. Quand s'est fait ce changement, et pour quelles raisons, c'est là une question qui mériterait d'être longuement discutée. J'aurais, a priori, tendance à penser que l'évolution a commencé doucement, dans le cours du dix-huitième siècle, pour s'épanouir ensuite, de plus en plus jusqu'à nos jours. Je ne parle pas, bien entendu, d'une évolution régulière et prenant dans son mouvement tous les auteurs et tous les genres. Bien des exemples cités plus haut prouveraient combien l'idée demande à être nuancée. Mais enfin, il semble bien que la ligne d'ensemble paraisse assez nette.
Déjà un livre comme Les liaisons dangereuses n'est point une invitation au bien ; mais, peu après, il y aura Sade ; l'on verra les romans s'attacher de plus en plus à décrire les maux et les scandales de la société ; on verra les poètes pénétrer dans les domaines jusqu'alors interdits ; cela commence avec Baudelaire mais se précise nettement avec Rimbaud ou Apollinaire. Et bientôt les livres de notre temps deviennent une invitation ouverte au refus ; ils n'écartent aucune situation ni aucun sentiment du champ de leur investigation ; et ils respirent partout la révolte. Le grand éloge, pour un livre, en notre temps, est de dire qu'il est "décapant". On célèbre ce qui ressemble à un cri. Et alors que les littératures anciennes ou classiques célébraient si volontiers la beauté de la vie humaine, les nobles sentiments et la douceur de l'existence, la littérature de notre temps exprime presque toujours une sombre amertume ; et celui qui se permet d'être optimiste passe en général pour naïf. Je ne sais trop comment il faut l'expliquer. Il se peut qu'il y ait là une évolution naturelle de l'expression littéraire : à force de progresser, l'analyse psychologique élargit progressivement son champ d'observation et s'attache à des réalités de plus en plus difficiles à traquer et de moins en moins avouées. Il se peut aussi qu'il y ait une évolution normale liée aux découvertes de la liberté, quand celle-ci, plus ou moins bien comprise, se fait dès lors une gloire de rejeter toutes les contraintes. Il se peut aussi que les contraintes, en fait, aient été trop lourdes. Il est également possible que l'idée de la nécessité du partage, et du partage entre tous, ait rendu plus apparents et plus pesants les défauts qui s'attachent pratiquement à toutes les sociétés. Dès lors le mouvement est lancé et va s'amplifiant.
[...]
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1998
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vendredi, 02 novembre 2012
Considérations sur la littérature - Jacqueline de Romilly
Jacqueline de Romilly (1913-2010)
Extraits de Le Trésor des savoirs oubliés, Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, 1998, Ed. de Fallois
[...]
Les écrivains nous apprennent à voir. Tout simplement à voir les choses, à voir le monde. Le plus souvent je suis convaincue que notre perception des choses est superficielle, inattentive, insuffisante. Et je crois que l'observation, le choix des mots souvent attirent notre attention sur des détails présents, frappants, que nous reconnaissons et dont la vérité nous paraît évidente, alors qu'ils nous étaient inconnus. [...] On y verra par exemple Les Chats décrits par Colette, avec leur douceur et leurs griffes et leur luxe ; je n'ai jamais beaucoup observé les chats ni aimé les chats ; mais le temps de lire un tel texte je retrouve la vérité des notations, ou plutôt je les découvre et en même temps, pour un temps, j'aime les chats ; et ce n'est peut-être pas tout car, pour un temps aussi, me pénètre une sorte de sympathie pour ce genre de sensualité qui rend si présentes les beautés des bêtes, des fruits et des plantes. L'admiration se double de compréhension, et la vision liée à un texte porte avec elle des réactions affectives, et proches déjà de jugements de valeur.
Mais surtout, les écrivains nous font ressentir et comprendre les émotions et leur sens. Et à cet égard, j'aimerais raconter une impression toute récente que j'ai éprouvée il y a quelques semaines : je venais d'écouter sur cassette, c'est-à-dire lu à haute voix, l'Othello de Shakespeare. J'étais seule dans une pièce tranquille avec du loisir et j'ai laissé le texte entier passer en moi. Quand il a été fini, je suis restée comme frappée de stupeur et de désolation. J'éprouvais une pitié dévorante pour Desdémone, la si pure et tendre Desdémone, qui venait une fois de plus de mourir victime du malentendu qui dressait contre elle un époux bien-aimé. J'étais déchirée de pitié pour Othello, le Maure, qui venait dans sa folie et son imprudence de tuer celle pour qui il éprouvait une si puissante passion. Les deux pitiés ne se contredisaient pas, elles se complétaient. Il me semblait, depuis l'accablement où je me trouvais, comprendre mieux que jamais comment les êtres humains se font souffrir sans le vouloir, l'un par l'autre, alors qu'ils s'aiment et voudraient tout faire pour se le prouver. Il me semblait atteindre à un niveau de compréhension plus grand que dans toutes les années passées ; peut-être s'ajoutait-il vaguement la condamnation de la perfidie du traître, le regret de l'imprudence d'Othello qui n'avait pas mieux vérifié, l'étonnement devant l'ensemble de petits indices qui finissaient par aboutir à cette fin tragique d'une façon qui semblait presque inévitable. La pitié et la compréhension m'écrasaient. J'ai mis longtemps à me reprendre.
[...]
Le regard du connaisseur est un regard entraîné et qu'on ne trompe pas aisément. Mais, à côté de cet entraînement pratique, le rôle de la littérature est infiniment plus important. Car, dans les textes, nous trouvons, décrits avec des mots, la présence d'objets, d'êtres ou de sensations que nous pouvons avoir rencontrés, mais sans percevoir tous les aspects qu'un écrivain, entraîné à observer et à traduire cette observation par des mots, peut, d'un seul coup, nous communiquer. Parfois, ce sera une découverte et il nous fera voir des réalités de nous inconnues, des pays lointains, des êtres monstrueux, des présences surprenants, des émotions hors de notre portées. D'autres fois ce seront des réalités familières mais que nous n'avions pas remarquées.
Chose étrange : le plus souvent nous reconnaîtrons avec la même certitude un objet que nous ignorons ou un objet que nous connaissons. L'imagination nous présente les choses avec suffisamment de force pour que nous ayons le sentiment de déjà les connaître.
En tout cas, nombreuses sont les descriptions dans les œuvres littéraires qui nous donnent cette impression ; et, par la suite, que le souvenir en soit présent ou bien oublié, cette description nous aide à mieux voir ce qui se présence sous nos yeux.
Je lisais, pas plus tard qu'hier, un texte de Colette relatif à son chat ou sa chatte. Je vois tout. Je vois, comme elle dit, "ces pattes armées de brèves griffes en cimeterres qui savent se fondre, confiantes, dans la main amie". Quand je lis cela, moi qui n'ai pas beaucoup l'habitude, aussitôt je vois ce chat ! Puis, dans la page de Colette, les adjectifs, bientôt se multiplient : "facile..., rêveuse..., passionnée..., gourmande..., caressante..., autoritaire". L'enfant qui poursuit un chat sur le trottoir ne voit pas tout cela ; quand il aura lu ce texte, puis d'autres, peut-être le verra-t-il un peu mieux ; ses yeux se seront ouverts à la présence de ce qui l'entoure.
Ce chat-là, faisant l'arbitre, dévore tranquillement les deux adversaires. Lui aussi, l'enfant, dès lors, le verra mieux.
Ou bien quand un auteur nous décrit la buée légère qui subsiste sur un fruit que l'on vient de cueillir, tout à coup cette description nous rappelle une impression fugitive que nous n'avons pas notée, que nous n'avons pas retenue, mais que, la prochaine fois, nous saluerons avec plus d'amitié et de lucidité.
De même, si la chaleur est quelque chose que l'on perçoit immédiatement et sans qu'il soit besoin pour cela d'aucune aide, je crois qu'une description de l'été algérien dans Camus aide à comprendre ce que cette chaleur a de redoutable et à sentir dans notre corps la splendeur de cette végétation, du soleil et de tout ce qui renaît avec la fraîcheur du soir. On vit, on perçoit, on voit, on entend par la littérature ou du moins on le fait mieux grâce à la littérature.
Et même s'il ne s'agit pas de détails mieux perçus, l'évocation littéraire - soit sur le moment, quand nous sommes confrontés à elle, soit après coup, quand il s'agit de souvenirs oubliés - ajoute une présence et une richesse plus grandes à tout ce que nous voyons, même aux objets les plus familiers, aux circonstances, aux mots connus.
[...] Quand vient la fin du jour, les ombres s'allongent. Nous le voyons, bien entendu - du moins, si nous sommes uin peu attentifs. Mais si un jour a chanté en nous la formule de Virgile disant que le soir les ombres tombent plus longues du haut des monts, avec ces sonorités sourdes que l'on remarque aussitôt dans la langue latine et dont le français garde quelque chose, en l'alourdissant, cette présence nous trouvera plus attentifs ; nous la remarquerons ; et là aussi elle prendra pour nous, parce qu'elle vient de si loin, une richesse accrue. Et voit-on, en contrepartie, le lever du jour ? Je le regarde, je l'avoue, assez rarement. Mais quand je vois le petit matin et les taches roses qui apparaissent partout, délicates et prometteuses, je crois qu'un vague souvenir de l'expression homérique "l'Aurore aux doigts roses" est quelque part dans mon esprit et donne du prix, de la présence, de la force à ce que je perçois.
Au reste, on le constate : ce n'est pas seulement parce qu'un écrivain a su observer la réalité qu'il nous aide à la reconnaître ; ce n'est même pas seulement parce qu'il a su trouver les mots justes pour la décrire : c'est parce que, usant de la valeur poétique des mots et aussi des métaphores et de leurs possibilités de suggestion, il ajoute à l'observation stricte des évocation multiples, presque infinies.
Je sais bien qu'en ce sens, c'est à la peinture que l'on penserait tout d'abord, car elle aussi montre les objets et en même temps, par la composition, les valeurs, l'interprétation, ajoute un sentiment personnel à la simple présente de l'objet. Il est juste de le rappeler, et je suis la première à admettre que l'on voit beaucoup mieux des pommes lorsque l'on a regardé des tableaux de Cézanne représentant des pommes. [...]
Mais si j'insiste sur la littérature et sur son rôle quand il s'agit de nous apprendre à voir, c'est parce que le jeu sur les mots, sur leur longueur, sur leurs sonorités, accompagné du recours aux métaphores, permet par sa précision d'aller plus loin encore.
Citons par exemple deux images d'échassiers. On pourrait avoir des planches d'histoire naturelle les représentant avec une parfaite exactitude ; et déjà cela nous aiderait à les voir. Mais deux évocations me viennent à l'esprit. La première est le héron de La Fontaine ; l'animal, tout en longueur, est présenté en deux vers où l'adjectif "long" se répète plaisamment avec une insistance qui est proche de l'ironie :
L'image est là en quelques vers nets et secs qui font comme une petite vignette ; mais le procédé même de la répétition et de la simplification aide à le percevoir et permet de s'en amuser.
Le second échassier auquel je pense est plus petit ; il est aussi plus moderne ; aussi se colore-t-il des subtilités de la psychologie évoquées par une image et un changement de registre. C'est le pluvier d'Hector Bianciotti. Il nous le montre "droit sur une patte au milieu du sillon, au bord d'un sentier, l'air de considérer les propositions de l'horizon". Cette brève description, qui appartient au livre Ce que la nuit raconte au jour, m'enchante parce qu'elle me fait d'abord voir l'oiseau dressé sur une patte, tout seul, attentif, mais qu'aussitôt elle évoque son regard en se référant à des sentiments humains qui rendent l'impression plus présente. Il considère les propositions. On voit ce regard rond, attentif, un peu hautain qu'aurait un personnage dans sa situation et aussitôt l'image prend vie, grâce à la comparaison. D'autre part, ces propositions viennent, non pas de quelque partenaire dans un débat humain, mais de l'horizon : ceci confirme l'impression de hauteur qu'il y a dans ce regard de la tête dressée, l'arrogance même de l'expression avec cette façon de tenir le regard au loin ; et ainsi nous est rendue cette attitude de l'oiseau qui est en réalité faite d'attention et de méfiance.
La notation est ici originale ; elle semble aussi à ce point vraie, que l'on est tenté de rire de satisfaction devant cette réussite. Je crois bien n'avoir jamais vu de pluvier ; je suis sûre en tout cas de n'en avoir jamais observé ; et pourtant je reconnais celui-là parce que la littérature nous a dit quelque chose qui dépasse de beaucoup la description et qui n'est plus du tout réel. Il est amusant de penser que cela aura été mon premier pluvier et que je l'aurai vu dans cette pampa de l'Argentine que je ne connais pas et ne connaîtrai jamais. La réalité, en somme, nous atteint à travers une évocation irréelle et une métaphore plus irréelle encore. A chaque page des livres, à chaque vers des poèmes se présentent ainsi des notations, ou fugitives ou insistantes, qui, je le répète, nous apprennent à voir. Et, sauf exception, ces phrases qui nous auront touchés jusqu'au cœur, ces textes sont ensuite presque toujours oubliés : nous rejoignons ainsi le sujet de ce livre. Mais avant d'être oubliés, ils ont comme affiné notre regard et jeté sur les choses une lumière qui nous révèle leur existence. [...]
On n'est pas obligé de vivre parmi les métaphores des poètes et de s'en faire un univers toujours plus ou moins présent. Mais il reste ce fait important que chaque phrase écrite est un effort pour rendre présent quelque chose et nous habitue ainsi à voir non pas par le regard direct qui n'est pas encore suffisamment entraîné, mais par le regard indirect des œuvres.
[...]
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