mercredi, 06 mars 2013
De l'utilité des études littéraires - Jacqueline de Romilly
Jacqueline de Romilly (1913-2010)
Extraits de Le Trésor des savoirs oubliés, Jacqueline de Romilly, de l'Académie française, 1998, Ed. de Fallois
Tous ces romans que nous avons lus, en avons-nous le souvenir ? Et même ces tragédies ? Et même ces poèmes ? Tout cela est passé, passé à travers nous. Mais d'avoir éprouvé, fût-ce d'une façon fugitive, de la pitié pour des êtres très différents, de la compréhension pour des situations inconnues, des espoirs et des désespoirs qui n'étaient pas les nôtres, comment une telle accumulation d'expériences mêmes rapides ne laisserait-elle pas ouverte en nous la voie pour de tels sentiments, l'habitude et la connaissance de leur possibilité ? La littérature ne passe jamais en nous sans laisser après elle une petite marque qui peut être légère et à peine perceptible, mais pourtant capable de durer. Cette marque appartient au domaine du sentiment ; et chaque connaissance se double d'élans affectifs qui, peu à peu, dessinent nos goûts et nos aspirations.
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Et s'il y a vraiment dans les études littéraires que je viens rapidement d'évoquer, la possibilité d'un remède quelconque, non pas infaillible certes ni suffisant, mais capable au moins d'exercer une action, il serait urgent de leur rendre la place qui était la leur, et que, par une folle imprudence, on leur a progressivement retirée.
En attendant, et d'une façon plus générale, c'est un fait qu'aucune expérience n'est jamais tout à fait froide ni indifférente. Elle s'accompagne de plaisir ou d'hostilité, d'espoir ou de colère, de sympathie, d'admiration ; elle est vivante. Elle rejoint en nous des dispositions qui seront à chaque fois enrichies, stimulées, contrariées, corrigées, complétées, mais dont le premier germe aura été semé alors - cela quel que soit le sort réservé à ces connaissances d'autrefois, et quel que soit le degré d'oubli qui les aura recouvertes.
Cette vie souterraine des souvenirs n'est pas facile à décrire, elle est secrète et impalpable ; on est obligé d'avoir recours à des métaphores plus ou moins heureuses. Après avoir parlé de fiches et de roues dentées, je me suis mise à parler d'élans de sympathie, de connexions comme avec des courants électriques. J'ai conscience que tout cela est à la fois insuffisant et incohérence : je le regrette. Mais la tâche était difficile. Valait-il mieux parler, comme le fait ce grand connaisseur de la complexité des sentiments qu'était Gaston Bachelard, de "dynamisation psychologique" ou d' "irradiation" ? J'emprunte ces mots à des études sur l'expression poétique et les éléments du monde auxquels elle fait appel. Le propos est évidemment différent du nôtre, mais la complexité qu'il veut évoquer est du même ordre : il s'agit là aussi d'échos et de résonnances s'attachant à chaque impression, la prolongeant, lui donnant son sens ; et si Bachelard cherche surtout la source de l'inspiration poétique, il lui arrive de toucher à son effet sur le lecteur, les deux se rejoignant. Les études du philosophe sont toujours plus ou moins orientées vers l'imagination et le rêve ; mais par là, elles aussi cherchent à traquer ce qui se cache derrière l'apparente simplicité du réel. D'où la tentation de chercher en lui un appui.
En fait, on se propose seulement ici de déceler l'élan de sympathie ou d'hostilité qui accompagne tous les souvenirs quels qu'ils soient, oubliés ou non. Je crois que l'on peut à leur sujet employer selon les cas et à son gré un vocabulaire affectif et parler alors de désirs, ou bien un vocabulaire moral et parler alors de valeurs. Or, une des tâches essentielles de l'enseignement, et en particulier de l'enseignement littéraire, est de semer et de renforcer en chacun ces valeurs diverses, qui sont comme l'expérience commune accumulée par l'humanité au cours des âges : sans elles - nous le pressentons aujourd'hui - il n'est pas facile de vivre.
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Bien entendu, tout enfant peut tirer de l'expérience concrète de sa vie des leçons d'ordre affectif et moral qui forment sa personnalité. Il n'est pas indispensable de passer pour cela ni par la classe ni par la littérature. Il reste - on l'a dit - que l'expérience accumulée dans la littérature ou l'histoire d'une civilisation offre un registre infiniment plus étendu et plus frappant que la plupart des vies. Il existe, certes, des enfants qui ont connue à travers des aventures heureuses ou malheureuses des découvertes, des changements, toute une initiation à l'existence ; d'ailleurs la littérature s'en est parfois fait l'écho. Mais ces cas sont des exceptions ; la plupart ne connaissent qu'une expérience médiocre et n'entendent que des conversations familiales sans envergure et parfois non dénuées d'acrimonie. La littérature prend donc le relais.
Et surtout elle présente cet avantage sans pareil d'offrir à l'enfant le choix. Devant les lacunes de la formation actuelle, certains ont regretté les cours de morale et de civisme qui existaient autrefois. Je n'ai rien contre leur rétablissement ; mais je ne suis pas très sûre de leur efficacité ; et, d'autre part, je crains que ces cours n'aient l'air de vouloir imposer aux jeunes esprits des valeurs que l'on soupçonnera d'être liées à certaines situations politiques ou sociales, et qu'en tout cas ils n'auront ni choisies ni senties de l'intérieur. Au contraire la littérature, ainsi que l'histoire ou la philosophie, constitue comme un immense catalogue, illustré et saisissant, de toutes les qualités, de toutes les conduites que les hommes ont pu admirer au cours des temps et de toutes les valeurs qui ont pu leur être chères. La littérature les offre aux enfants, les laisse réagir et c'est ainsi que certaines d'entre elles, peu à peu, les pénètrent. Ils s'y habituent ; mais d'abord ils les choisissent, comme on choisit ses amis ; et, après les avoir choisies, on leur est de plus en plus attaché et on les comprend de mieux en mieux.
La démonstration serait facile à faire pour certaines valeurs qui touchent immédiatement le cœur et l'imagination. Presque tous les enfants seront émus par le sort de victimes d'une injustice ; presque tous admireront au passage tel exemple de générosité ou seront touchés par une certaine promptitude à pardonner ; presque tous vibreront aux grands exemples de fidélité et de dévouement. Ils oublieront les faits, les noms ; mais chaque exemple aura ravivé au passage une disposition qui, sans cela, serait restée vaine et ne se serait pas développée. Mais on peut aller plus loin : même les vertus qui semblent désuètes et périmées, oui, même ces vertus-là peuvent, je crois, laisser à l'occasion leur marque et prendre racine dans l'esprit de ceux qui les rencontrent. On les voit délaissées ; on est prêt à en rire ; et pourtant elles allument au passage une petite étincelle ou bien ouvrent une voie, qui peu à peu s'élargira. Elles prennent seulement dans l'esprit des jeunes soit un autre tour, soit des traits un peu différents, mais, comme les autres valeurs, grâce à l'expérience accumulée par les siècles, elles survivent.
Je commencerai par la plus démodée, peut-être, et en tout cas la plus inaccessible à de jeunes enfants, à savoir la sagesse. Le mot semble appartenir à un autre âge. Il n'est pas de notre temps. Et il agace plutôt les enfants si souvent invités à se montrer "bien sages". Les voilà donc, de prime abord, prêts à rire et à tourner le dos.
Mais peu à peu ils vont découvrir que toutes les cultures en tous les temps ont eu ce respect constant pour ceux qu'ils appelaient les sages. Dans la culture biblique, voici la sagesse de Salomon. Chez les Grecs, voici Solon ou bien encore ceux que dans cette culture on appelait les sept sages ; ou bien voici, à Rome, les sages stoïciens, les sages épicuriens, et toutes ces images laissées dans Sénèque ou dans tant de textes des orateurs ou des philosophes : tous évoquent une sorte de sérénité fière à l'égard des péripéties de l'existence et une ferme résistance à toutes les pressions venues du dehors. Puis vient le domaine du français et l'on rencontre le mot appliqué à tel homme qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi et en est venu à maîtriser ses passions et ses sentiments : voici Montaigne. Suivront les philosophes, les portraits tracés par les moralistes, jusqu'aux images des romans, comme ce vieillard souriant du village qui semble avoir tout connu et pouvoir donner sur tous les sujets d'excellents conseils. Et de celui que rien n'atteint ni n'abaisse, les textes disent : "C'est un sage." Voilà une vertu aux formes bien diverses mais une chose est sûre : partout on rencontre le mot avec une connotation favorable ; partout on sent qu'il attire l'estime et le respect ; et peu à peu cette connotation favorable s'impose comme une habitude et ouvre dans l'esprit des jeunes une indulgence nouvelle. ils auront oublié tous ces exemples, ou presque : ils garderont une image floue, un peu conventionnelle, d'une sorte de sérénité dans les épreuves. Ils garderont aussi l'idée que cette sérénité est louable. Ils garderont l'impression qu'il est sans doute puéril de manifester aussitôt et sans mesure sa déception ou sa colère, et que l'on peut faire mieux.
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Mais ici se pose une question assez grave. Car j'ai pris soin - parfois en me donnant du mal - de joindre aux exemples anciens quelques exemples de notre littérature moderne. Or, en fait, il n'est pas vrai de dire que toute la suite des textes littéraires n'a cessé d'exalter les valeurs et de chanter les héros ou d'encourager au bien : cela a été vrai pendant de longs siècles et a récemment cessé de l'être.
Il est parfaitement exact que les littératures anciennes ont constamment loué directement et sans se cacher les vertus ; il y a eu des traités sur les vertus, sur chaque vertu ; il y a eu des éloges des héros et des grands hommes ; il y a eu des histoires édifiantes. De même la littérature classique, quand elle a montré le mal, s'en est chaque fois excusée en expliquant que c'était pour le flétrir et pour le bannir. Là aussi les textes des moralistes, les romans eux-mêmes ont constamment soutenu des valeurs qui sont en gros celles qui viennent d'être évoquées. Mais de notre temps, tout à changé. Quand s'est fait ce changement, et pour quelles raisons, c'est là une question qui mériterait d'être longuement discutée. J'aurais, a priori, tendance à penser que l'évolution a commencé doucement, dans le cours du dix-huitième siècle, pour s'épanouir ensuite, de plus en plus jusqu'à nos jours. Je ne parle pas, bien entendu, d'une évolution régulière et prenant dans son mouvement tous les auteurs et tous les genres. Bien des exemples cités plus haut prouveraient combien l'idée demande à être nuancée. Mais enfin, il semble bien que la ligne d'ensemble paraisse assez nette.
Déjà un livre comme Les liaisons dangereuses n'est point une invitation au bien ; mais, peu après, il y aura Sade ; l'on verra les romans s'attacher de plus en plus à décrire les maux et les scandales de la société ; on verra les poètes pénétrer dans les domaines jusqu'alors interdits ; cela commence avec Baudelaire mais se précise nettement avec Rimbaud ou Apollinaire. Et bientôt les livres de notre temps deviennent une invitation ouverte au refus ; ils n'écartent aucune situation ni aucun sentiment du champ de leur investigation ; et ils respirent partout la révolte. Le grand éloge, pour un livre, en notre temps, est de dire qu'il est "décapant". On célèbre ce qui ressemble à un cri. Et alors que les littératures anciennes ou classiques célébraient si volontiers la beauté de la vie humaine, les nobles sentiments et la douceur de l'existence, la littérature de notre temps exprime presque toujours une sombre amertume ; et celui qui se permet d'être optimiste passe en général pour naïf. Je ne sais trop comment il faut l'expliquer. Il se peut qu'il y ait là une évolution naturelle de l'expression littéraire : à force de progresser, l'analyse psychologique élargit progressivement son champ d'observation et s'attache à des réalités de plus en plus difficiles à traquer et de moins en moins avouées. Il se peut aussi qu'il y ait une évolution normale liée aux découvertes de la liberté, quand celle-ci, plus ou moins bien comprise, se fait dès lors une gloire de rejeter toutes les contraintes. Il se peut aussi que les contraintes, en fait, aient été trop lourdes. Il est également possible que l'idée de la nécessité du partage, et du partage entre tous, ait rendu plus apparents et plus pesants les défauts qui s'attachent pratiquement à toutes les sociétés. Dès lors le mouvement est lancé et va s'amplifiant.
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> A consulter également : http://www.magazine-litteraire.com/content/rss/article?id=18057
Se procurer l'ouvrage :
Le Trésor des savoirs oubliés
Jacqueline de Romilly
1998
De Fallois
220 pages
En poche : http://www.amazon.fr/tr%C3%A9sor-savoirs-oubli%C3%A9s-J-R...
07:00 Publié dans Ecrits, Littérature, Réflexions, philosophie, Thèse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacqueline de romilly, le trésor des savoirs oubliés
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