mardi, 09 septembre 2014
Considérations sur le roman II - quand l'écriture frontale engagée n'est pas envisageable
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Le roman, quand l'écriture frontale engagée n'est pas envisageable
Le roman, pour donner un visage et une voix aux geôliers, aux tortionnaires, aux assassins
Le roman, pour désensorceler l'histoire à travers la littérature
Pour explorer les espaces de silences à travers une parabole dantesque
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"Désensorceler l'histoire", Thierry Clermont - tclermont@lefigaro.fr -, Le Figaro, fascicule Le Figaro et vous, jeudi 12 juin 2014
Etoile montante de la jeune génération, ayant grandi pendant la période de transition qui a succédé à l'effondrement de l'URSS? Sergueï Lebedev a publié, à trente et un ans, un premier roman magistral : La limite de l'oubli. Son incipit donne le ton, nous laisse deviner le souffle poétique qui va traverser cette fresque septentrionale : "Je me trouve à l’extrémité de l'Europe. Ici, on voit, à nu dans chaque falaise, l'os jaune de la pierre et une terre ocre ou flamboyante semblable à de la chair."
Lebedev nous dévoile une Atlantide imaginaire qui s'étend sur 300 pages, une quête et une enquête à travers le grand Nord sibérien, au-delà du cercle polaire, sur les traces laissées par les camps, sur l'engloutissement de l'archipel du goulag.
Le narrateur, ayant survécu, enfant, à la morsure d'un chien grâce à une transfusion sanguine, cherche à connaître l'identité et la vie de celui dont le sang coule désormais dans ses veines. S'ensuit une errance à travers la taïga silencieuse, les marécages sibériens, les paysages de désolation et d'abandon à la Tarkovski : baraquements désossés, anciens ateliers, neige immobile, cimetières fantômes, entre ciel et bouleaux... Au fil des pages, on comprend qu'en Russie, l'éviction de la mémoire s'est réalisée dans la géographie, dans les cartes.
Lebedev ne témoigne pas sur l'univers concentrationnaire en soi mais s'interroge sur la façon dont celui-ci s'est diffusé dans la société russe, à travers la mémoire, l'oublie et le secret. En traquant ces empreintes émotionnelles, l'auteur, petit-fils d'un officier ayant combattu à Stalingrad, a réussi un coup de force qui lui permet de regarder le présent au miroir d'un passé tragique. Un miroir brisé, qui ici ou là, par la puissance des descriptions d'une belle force onirique, apparaît comme un vitrail éclaté. Dans son cheminement vers la mémoire, avec pour témoins objectifs les lacs, les forêts et la toundra, l'écrivain est parvenu à trouver un langage pour dire cette mémoire en péril, ce hiatus entre savoir et non-savoir : La limite de l'oubli peut se lire comme le représentation géographique de ce hiatus.
Il y a quelques jours, Lebedev était de passage à Paris où il déclarait : "Mon but est de désensorceler l'histoire de la Russie à travers la littérature. Fragiles historiquement, nous avons à peine émerge comme génération. Nous sommes une génération dispersée, privée de solidarité, un groupe qui n'est pas constitué. Nous vivons comme si bourreaux et victimes n'avaient jamais eu d'enfants. Nous souffrons de ce chaînon manquant. Et cet héritage vit en nous tous, à travers nos peurs et nos angoisses. Pour ma part, je ne me sens pas particulièrement proche des autres jeunes écrivains russes. La littérature d'aujourd'hui est une sorte de champ de mines où chacun d'entre nous sait pertinemment où les mines sont cachées... où chacun est surtout intéressé par lui-même. Dans mon roman j'ai voulu redonner un visage, une voix, aux geôliers, aux tortionnaires, aux assassins. Ces acteurs n'ont jamais pris la parole... J'ai exploré ces espaces de silence à travers une parabole dantesque.
Journaliste à la revue Pervoïe Sentiabria (Premier septembre), Lebedev, qui revendique l'influence de Buzzati, Melville, Proust proust et Brodsky, vient d'achever son second roman, L'Année de la comète, à paraître chez Verdier en 2015 [...]
La limite de l'oubli
Sergueï Lebedev
2014
Traduit par Luba Jurgenson
Verdier
316 pages
www.amazon.fr/limite-loubli-Sergueï-Lebedev/dp/286432749X/
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lundi, 08 septembre 2014
Considérations sur le roman I
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Le roman, quand l'écriture frontale engagée n'est pas envisageable
Le roman, pour donner la parole aux miséreux comme aux arrivistes,
aux humiliés, aux offensés, proscrits et exclus
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"[...] Les jeunes auteurs critiquent la décadence morale de leur pays", entretien de Fanny Mossière (éditrice) par Thierry Clermont - tclermont@lefigaro.fr -, Le Figaro, fascicule Le Figaro et vous, jeudi 12 juin 2014
Le Figaro : Qu'est-ce qui caractérise la jeune littérature russe ?
Fanny Mossière : En Russie, les revues littéraires (Znamia, Novy Mir, Oktyabr...) sont très actives. C'est d'abord par ce biais que le public découvre les nouvelles voix de la littérature. Bien souvent, les romans y sont publiés en plusieurs fois, avant de paraître en volume : c'est le cas de Mikhaïl Chichkine, Pismovnik (traduit par Deux heures moins dix), best-seller en Russie. Zakhar Prilepine, Roman Sentchine, Oleg Pavlov ont d'abord été publié en revue ; celles-ci font office de défricheurs pour les maisons d'édition. Les écrivains des années 1990-2000 s'intéressent au contexte social et à la vie quotidienne ; la tendance est réaliste, voire hyperréaliste. Le discours est social et politique ; aujourd'hui comme tout au long de l'histoire de la Russie, l'écrivain se doit d'être engagé.
Dmitri Bykov, auteur de satires politiques, publie des chroniques dans la presse, s'exprime à la radio et à la télévision. Prilepine est populaire précisément en raison, de son engagement politique ; ses romans (pour la plupart traduits en français) mettent souvent en scène des activistes, généralement d'extrême gauche. Les jeunes écrivains décrivent la misère sociale, le chaos qui a suivi l'effondrement de l'URSS, la corruption, l'arrivisme et la perte de repères. Ils mettent en regard le passé soviétique avec la société actuelle. Beaucoup situent leurs textes dans les années 1990, marquées par la corruption et la désorganisation totale.
Parmi eux, Roman Sentchine est un cas à part. Qu'apporte-t-il de nouveau ?
Souvent cité par les écrivains de sa génération comme un modèle, Sentchine est l'un des représentants de ce "nouveau réalisme" : il décrit avec une précision clinique les difficultés du quotidien et les conséquences de la bataille permanente que livrent les Russes pour échapper à la misère. Dans Les Eltychev, l'écrivain dépeint la déchéance d'une famille sibérienne, contrainte de quitter sa petite ville pour un village sinistré. Autre illustration : dans Informatsia, Sentchine décrit l'arrivisme de la nouvelle classe moyenne moscovite ; les personnages, en proie à la solitude et au vide, font preuve de la même dégradation morale que leurs alter ego de la province.
Quelles sont leurs principales influences ?Les écrivains de la nouvelle génération traitent également des grands thèmes de la littérature universelle, comme l'amour, la mort, la relation à Dieu et à la nature. En cela, ils se réclament de la littérature russe des XIXe et XXe siècles et revendiquent l'influence de Tolstoï, Dostoëvski, Bounine, lauréat du Nobel en 1933. Pour d'autres, Edouard Limonov est la référence absolue. Oleg Pavlov, qui a publié son premier roman en 1994, à 24 ans (Conte militaire, publié en français dans la trilogie Récits des derniers jours en 2012), plonge le lecteur au cœur de l'armée, aux confins d'un empire dévasté. Dans Le Banquet du neuvième jour, Pavlov use de son talent de portraitiste et de son humour noir pour raconter l'odyssée délirante d'un détachement qui rapatrie le cadavre d'un soldat. Ses descriptions des camps de l'armée évoquent le goulag, mais aussi le moment absurde et tragique du déclin de l'empire. Fidèle au thème des humiliés et des offensés, Pavlov reflète les aspects obscurs de l'existence, le monde des proscrits et des exclus, de l'histoire cruelle, presque fantastique, de la Russie.
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vendredi, 08 août 2014
Considérations sur l'art et l'argent
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dimanche, 27 juillet 2014
Considérations sur les femmes
Les trois âges de la vie, Klimt
Le Saint-Sacrement du Corps et du Sang du Christ, semaine du 22 au 28 juin 2014, bulletin paroissial n°43 :
"Une servante et une reine", Père Luc de Bellescize, paroisse Notre-Dame de Grâce de Passy
"C'est toi qui m'a tissé dans le sein de ma mère, je reconnais devant toi le prodige, l'être étonnant que je suis", dit le psaume (Ps 138). Nous reconnaissons dans le sein de notre mère le berceau de notre vie et dans son cœur battant la première voix de Dieu. "Mon âme est en moi comme un enfant, dit encore un psaume, comme un petit enfant contre sa mère" (Ps 130). Le sein d'une mère, de corps ou de cœur, est la première "terre" où s'enracine la vie d'un homme.
On ne saurait donc avoir la prétention politique de "refonder la famille", car on ne peut fonder ce qui constitue le fondement même. La famille est le fondement et la condition de possibilité de toute vie et de toute parole capable d'exprimer son mystère.
"Tu honoreras ton père et ta mère" dit le Seigneur (Ex 20, 12). Et aussi "tu quitteras ton père et ta mère (Gn 2, 24). "Honorer" signifie en hébreu le poids, la densité. Quitter, c'est honorer, c'est-à-dire reconnaître le poids de vie qui nous a été donné, dire à ses parents : "Vous m'avez donné assez de vie pour que je puisse vivre ma vie".
Que le Seigneur bénisse donc toutes les mères, gardiennes de la beauté et de la vulnérabilité des êtres. Qu'elles ne deviennent jamais des "mères poules" qui couvent la vie avec crainte et tremblement, mais des éducatrices, qui portent la vie et la laissent grandir, pour un jour la voir partir ; qui donnent des racines, pour que les enfants puissent déployer leurs ailes.
Il n'est jamais évident de porter la vie sans enfermer la vie. "J'ai perdu mon père, disait Gide en une parole terrible, et dès lors l'amour de ma mère se referma sur moi". Les enfants nous échappent toujours... Peut-être direz-vous un jour, devant tel ou tel choix de votre enfant, par exemple celui d'entrer à la grande Chartreuse, si le Seigneur vous accorde cet honneur, ou d'épouser quelqu'un qui ne correspond pas à vos critères : "Qu"est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ?".
"En toute femme, écrit Victor Hugo, doit se trouver une servante et une reine". C'est dans la mesure où la femme se fait servante d'une vie qui la dépasse qu'elle obtient un cœur de reine.
Père Luc de Bellescize
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mercredi, 23 juillet 2014
Considérations sur l'argent - Victor Hugo
Victor Hugo (1802-1885)
Extrait de "Les Pauvres Gens"
I
Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre et l'on sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,
On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.
Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,
Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent.
La haute cheminée où quelques flammes veillent
Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,
Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.
C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,
Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,
Le sinistre océan jette son noir sanglot.
II
L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,
Il livre au hasard sombre une rude bataille.
Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,
Car les petits enfants ont faim. Il part le soir
Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.
Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.
La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,
Remaillant les filets, préparant l'hameçon,
Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,
Puis, priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.
Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,
Il s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.
Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.
Dans les brisants, parmi les lames en démence,
L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,
Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,
Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent,
Ce n'est qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre.
Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,
Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,
Comme il faut calculer la marée et le vent !
Comme il faut combiner sûrement les manœuvres !
Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;
Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,
Et fait râler d'horreur les agrès effarés.
Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,
Et Jeannie en pleurant l'appelle ; et leurs pensées
Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du cœur.
III
Elle prie, et la mauve au cri rauque et moqueur
L'importune, et, parmi les écueils en décombres,
L'océan l'épouvante, et toutes sortes d'ombres
Passent dans son esprit : la mer, les matelots
Emportés à travers la colère des flots ;
Et dans sa gaine, ainsi que le sang dans l'artère,
La froide horloge bat, jetant dans le mystère,
Goutte à goutte, le temps, saisons, printemps, hivers ;
Et chaque battement, dans l'énorme univers,
Ouvre aux âmes, essaims d'autours et de colombes,
D'un côté les berceaux et de l'autre les tombes.
Elle songe, elle rêve. — Et tant de pauvreté !
Ses petits vont pieds nus l'hiver comme l'été.
Pas de pain de froment. On mange du pain d'orge.
— Ô Dieu ! le vent rugit comme un soufflet de forge,
La côte fait le bruit d'une enclume, on croit voir
Les constellations fuir dans l'ouragan noir
Comme les tourbillons d'étincelles de l'âtre.
C'est l'heure où, gai danseur, minuit rit et folâtre
Sous le loup de satin qu'illuminent ses yeux,
Et c'est l'heure où minuit, brigand mystérieux,
Voilé d'ombre et de pluie et le front dans la bise,
Prend un pauvre marin frissonnant, et le brise
Aux rochers monstrueux apparus brusquement.
Horreur ! l'homme, dont l'onde éteint le hurlement,
Sent fondre et s'enfoncer le bâtiment qui plonge ;
Il sent s'ouvrir sous lui l'ombre et l'abîme, et songe
Au vieil anneau de fer du quai plein de soleil !
Ces mornes visions troublent son cœur, pareil
À la nuit. Elle tremble et pleure.
IV
(…)
V
(…)
"Tiens! je ne pensais plus à cette pauvre veuve,
Dit-elle; mon mari, l'autre jour, la trouva
Malade et seule; il faut voir comment elle va."
Elle frappe à la porte, elle écoute; personne
Ne répond. Et Jeannie au vent de mer frissonne.
"Malade ! Et ses enfants ! comme c'est mal nourri !
Elle n'en a que deux, mais elle est sans mari."
Puis, elle frappe encore. "Hé ! voisine !" Elle appelle.
Et la maison se tait toujours. "Ah ! Dieu ! dit-elle,
Comme elle dort, qu'il faut l'appeler si longtemps !"
La porte, cette fois, comme si, par instants,
Les objets étaient pris d'une pitié suprême,
Morne, tourna dans l'ombre et s'ouvrit d'elle-même.
VI
Elle entra. Sa lanterne éclaira le dedans
Du noir logis muet au bord des flots grondants.
L'eau tombait du plafond comme des trous d'un crible.
Au fond était couchée une forme terrible ;
Une femme immobile et renversée, ayant
Les pieds nus, le regard obscur, l'air effrayant ;
Un cadavre ; — autrefois, mère joyeuse et forte ; —
Le spectre échevelé de la misère morte ;
Ce qui reste du pauvre après un long combat.
Elle laissait, parmi la paille du grabat,
Son bras livide et froid et sa main déjà verte
Pendre, et l'horreur sortait de cette bouche ouverte
D'où l'âme en s'enfuyant, sinistre, avait jeté
Ce grand cri de la mort qu'entend l'éternité !
Près du lit où gisait la mère de famille,
Deux tout petits enfants, le garçon et la fille,
Dans le même berceau souriaient endormis.
La mère, se sentant mourir, leur avait mis
Sa mante sur les pieds et sur le corps sa robe,
Afin que, dans cette ombre où la mort nous dérobe,
Ils ne sentissent pas la tiédeur qui décroît,
Et pour qu'ils eussent chaud pendant qu'elle aurait froid.
VII
(…)
VIII
Qu'est-ce donc que Jeannie a fait chez cette morte ?
Sous sa cape aux longs plis qu'est-ce donc qu'elle emporte ?
Qu'est-ce donc que Jeannie emporte en s'en allant ?
Pourquoi son cœur bat-il ? Pourquoi son pas tremblant
Se hâte-t-il ainsi ? D'où vient qu'en la ruelle
Elle court, sans oser regarder derrière elle ?
Qu'est-ce donc qu'elle cache avec un air troublé
Dans l'ombre, sur son lit ? Qu'a-t-elle donc volé ?
IX
Quand elle fut rentrée au logis, la falaise
Blanchissait; près du lit elle prit une chaise
Et s'assit toute pâle; on eût dit qu'elle avait
Un remords, et son front tomba sur le chevet,
Et, par instants, à mots entrecoupés, sa bouche
Parlait pendant qu'au loin grondait la mer farouche.
"Mon pauvre homme ! ah ! mon Dieu ! que va-t-il dire ? Il a
Déjà tant de souci ! Qu'est-ce que j'ai fait là ?
Cinq enfants sur les bras ! ce père qui travaille !
Il n'avait pas assez de peine ; il faut que j'aille
Lui donner celle-là de plus. — C'est lui ? — Non. Rien.
— J'ai mal fait. — S'il me bat, je dirai : Tu fais bien.
— Est-ce lui ? — Non. — Tant mieux. — La porte bouge comme
Si l'on entrait. — Mais non. — Voilà-t-il pas, pauvre homme,
Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant !"
Puis elle demeura pensive et frissonnant,
S'enfonçant par degrés dans son angoisse intime,
Perdue en son souci comme dans un abîme,
N'entendant même plus les bruits extérieurs,
Les cormorans qui vont comme de noirs crieurs,
Et l'onde et la marée et le vent en colère.
La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire,
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ;
Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant,
Joyeux, parut au seuil, et dit : C'est la marine !
X
"C'est toi !" cria Jeannie, et, contre sa poitrine,
Elle prit son mari comme on prend un amant,
Et lui baisa sa veste avec emportement
Tandis que le marin disait : "Me voici, femme !"
Et montrait sur son front qu'éclairait l'âtre en flamme
Son cœur bon et content que Jeannie éclairait,
"Je suis volé, dit-il ; la mer c'est la forêt.
— Quel temps a-t-il fait ? — Dur. — Et la pêche ? — Mauvaise.
Mais, vois-tu, je t'embrasse, et me voilà bien aise.
Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet.
Le diable était caché dans le vent qui soufflait.
Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre,
J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre
A cassé. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là ?"
Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla.
"Moi? dit-elle. Ah ! mon Dieu! rien, comme à l'ordinaire,
J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre,
J'avais peur. — Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal."
Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal,
Elle dit : "A propos, notre voisine est morte.
C'est hier qu'elle a dû mourir, enfin, n'importe,
Dans la soirée, après que vous fûtes partis.
Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits.
L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine ;
L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle à peine.
La pauvre bonne femme était dans le besoin."
L'homme prit un air grave, et, jetant dans un coin
Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
"Diable ! diable ! dit-il, en se grattant la tête,
Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Déjà, dans la saison mauvaise, on se passait
De souper quelquefois. Comment allons-nous faire ?
Bah! tant pis! ce n'est pas ma faute. C'est l'affaire
Du bon Dieu. Ce sont là des accidents profonds.
Pourquoi donc a-t-il pris leur mère à ces chiffons ?
C'est gros comme le poing. Ces choses-là sont rudes.
Il faut pour les comprendre avoir fait ses études.
Si petits! on ne peut leur dire : Travaillez.
Femme, va les chercher. S'ils se sont réveillés,
Ils doivent avoir peur tout seuls avec la morte.
C'est la mère, vois-tu, qui frappe à notre porte;
Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu'il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l'eau, je ferai double tâche,
C'est dit. Va les chercher. Mais qu'as-tu ? Ça te fâche ?
D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.
— Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà!"
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dimanche, 06 juillet 2014
Jean d'Ormesson II
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Réconcilier la culture littéraire et la culture scientifique
Le présent change tout le temps mais c'est toujours le présent
Ne meurent que ceux qui ont vécu
J'ai aimé tout ça. Parce que c'était passager
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Sources : http://www.saintmartin89.free.fr/hier/appd.htm
http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/jean-dormesson
A propos de "l'habit vert" :
http://www.meselegances.com/2010/02/13/lacademie-les-acad...
http://ecolesfm.over-blog.com/article-jean-d-ormesson-jui...
Le titres est un vers d'Aragon, qui est très beau, "C'est une chose étrange à la fin que le monde, un jour je m'en irai sans avoir tout dit". Et tout est dans "à la fin". A la fin.
Parce que le monde nous est donné comme une espèce d'évidence. On n'y réfléchit pas tous les jours. Vous vous occupez de ne pas rater le train, de faire ce que vous avez à faire, vous vous occupez de vos enfants, de gagner de l'argent, de cultiver vos amours,... Mais le monde, vous vous en occupez pas beaucoup. Et à la fin. A la fin, c'est très étrange.
Vous vous émerveillez de tout, Jean d'Ormesson. Vous vous émerveillez d'être là. Vous dites "Je suis là, rien que ça, c'est extraordinaire".
C'est la clé du livre : c'est l'étonnement d'être là. C'est un sentiment que j'ai éprouvé, vous savez, très très tôt. Je m'en rappelle comme enfant, je m'arrêtais quelques fois de jouer, avec des petits amis, et je me disais "Qu'est-ce que je fais là ?" Et ça me prend très très souvent. A l'Académie, ça me prend très très souvent. "Qu'est-ce que je fais là ?"
Mais ça vous a pris un jour après une belle baignade. Vous vous êtes assis au bord de l'eau, et là vous vous êtes dit "Qu'est-ce que je fais là ?" Vous avez eu envie de ce livre.
Oui, vous savez, ce livre, je l'ai vraiment porté en moi des années et des années. C'est pas parce que maintenant je suis vieux que je m'occupe de Dieu et de la mort. Ça m'a toujours fasciné. Un de mes premiers livres s'appelait Au plaisir de Dieu, j'ai écrit un livre qui s'appelait Dieu, sa vie, son œuvre, j'ai écrit La création du monde. Cet étonnement devant le monde m'a toujours fasciné.
Vous avez l'impression aujourd'hui de savoir davantage ?
De savoir davantage, peut-être pas. Mais peut-être de me poser des questions, qui sont évidentes : d'où venons-nous ? D'où venons-nous ? Nous savons maintenant d'où nous venons. Vous savez, Aristote ne le savait pas. Aristote pensait que l'univers était éternel. Nous savons maintenant que l'univers a un début. Le big bang n'est pas une certitude, n'est-ce pas, mais c'est l'hypothèse qui est acceptée par l'immense majorité des savants. Mais le big bang ne règle pas tout. Qu'est-ce qui avait avant le big bang ?
Vous vous posez de drôles de questions.
Oui. Je ne vais pas vous dire que j'apporte les réponses. Je ne vous dirai pas ce qu'il y avait avant le big bang. Et je ne vous dirai pas ce qu'il y a après notre mort. Mais peut-être la façon de poser les questions est déjà une espèce d'apaisement.
Oui, alors, évidemment, il y a les philosophes, il y a tous ceux qui ont cherché, à travers la littérature, à travers la philosophie, mais aussi les scientifiques, et quelque part aussi ils sont des poètes.
Vous avez tout à fait raison. J'ai essayé de réconcilier, dans ce livre - qui est très facile à lire, je crois qu'un enfant de dix ans peut lire ce livre -, j'ai essayé de réconcilier la culture littéraire et la culture scientifique. Les littéraires ne savent presque rien de la science. Moi je ne savais presque rien. J'ai un peu travaillé. Et les scientifiques connaissent mal la littérature. Alors que les deux choses sont mêlées. Homère et Platon sont inséparables de Pythagore et d'Euclide. Et je dirais que dans cet extraordinaire vingtième siècle, il y a eu bien sûr Gide, Joyce, Proust, Hemingway, mais il y a eu aussi Hemingway - euh - Einstein, Bore, Freulinger, qui sont des gens..., Heisenberg, qui sont des gens qui ont changé notre monde, changé le monde. Et alors, évidemment, à l'étonnement, à l'étonnement se mêle pour moi quelque chose d'un peu vieillot, d'un peu ringard peut-être.
Oh, assumez alors.
Que j'assume, que j'assume. Vous voyez bien que dans le monde où nous vivons, l'ironie règne, la dérision règne, on ne croit plus à grand chose. Et moi je nourris beaucoup d'admiration. D'admiration pour les hommes, pour les œuvres,... pour la vie ! Pour le fait que le soleil se lève, que la nuit arrive, tout ça me paraît des choses extraordinaires. Que nous acceptons, comme ça, comme si c'était tout à fait naturel. C'est stupéfiant. Et c'est pour ça que j'ai appelé le livre - on me l'a reproché -, que j'ai appelé le livre "roman". Parce qu'il semble que cette extraordinaire aventure du monde, de la vie et, au-delà de la vie, de l'univers, est un extraordinaire roman.
Il y a beaucoup de choses évidemment dans ce..., vous vous interrogez, évidemment sur Dieu, sur la vie, l'émerveillement de toute chose, le présent. A un moment, vous dites "le présent est comme une prison de verre".
Oui, le présent est quelque chose d'extraordinaire. Tous les hommes, depuis qu'ils existent, ont vécu dans le présent. Ils ont vécu dans un éternel présent, qui n'a jamais été le même ! N'est-ce pas, le présent change tout le temps mais c'est toujours le présent. Et il y a cette chose extraordinaire qu'est le passé. Où est le passé ? où est-il ? Est-ce qu'il a complètement disparu ? Ou est-ce qu'il est quelque part ? Vous savez, c'est quand même... Ce livre, il n'est pas un livre religieux.
Mais vous interrogez "Qui est Dieu". Vous dites "Dieu est le temps. Et le temps est les hommes".
Je crois que le temps, ce temps, ce temps extraordinaire, d'où nous sortirons, ce temps est quelque chose d'incroyablement compliqué. L'avenir, où est l'avenir ? On ne sait pas. Mais il arrive. Et, vous savez, saint Augustin, il y a deux millénaires et demi, disait "Si tu ne me demandes pas ce qu'est le temps, je sais ce que c'est. Dès que tu me demandes ce qu'est le temps, je ne sais plus ce que c'est". Et Hawkin - Hawkin, vous savez, c'est cet astronome qui est entièrement paralysé, qui ne peut bouger qu'un doigt, et qui communique par ordinateur -, Hawkin dit "Il est impossible de dire de quoi est composé le temps". Il me semble qu'il y a, dans le temps, quelque chose du mystère divin.
Et derrière tout ça, il y a la vie. Parce que vous l'aimez tant !
Oui, je l'aime beaucoup.
Et vous aimez tellement la vie que vous n'avez pas peur de la mort.
Non. Pas du tout. La mort fait partie de la vie. Vous savez, ne meurent que ceux qui ont vécu. C'est une chance merveilleuse de mourir. Ça prouve que vous avez vécu. Moi qui ait tant aimé la vie, j'ai beaucoup aimé la vie, j'ai eu beaucoup de chance, vous savez, dans la vie, et si on me proposait de recommencer, je crois que je refuserais.
Ah bon ?
Ah oui, je refuserais.
Vous refuseriez les descentes en ski que vous aimez tant, les baignades en Grèce ?
J'ai aimé tout ça. Parce que c'était passager. Et si je ne mourais pas, ce serait atroce. Je pense qu'il n'y a pas pire punition que le juge ferrant qui n'arrive pas à mourir. L'immortalité, c'est une horreur, une horreur ! Grâce à Dieu, nous mourrons.
C'est une chose étrange à la fin que le monde
Jean D'Ormesson
2010 puis 2011
Robert Laffont puis Pocket
282 pages
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hhttp://www.amazon.fr/Cest-chose-%C3%A9trange-monde-Ormes...
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vendredi, 04 juillet 2014
L'atonalisme au Collège de France
07:08 Publié dans Musique, Réflexions, philosophie | Lien permanent | Commentaires (0)