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lundi, 18 mars 2013

Considérations sur l'argent - Sacha Guitry, Van Reymerswaele

 

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Le banquier et sa femme, Marinus Van Reymerswaele

 

 

Extrait de Mémoires d'un tricheur, Sacha Guitry, 1935

 

[...]

C'est à Caen qu'il m'a été donné de voir pour la première fois ce qu'on appelle "des gens riches". Très bonne impression, immédiate. Mieux que bonne d'ailleurs, avouons-le : déterminante.

En être un jour, de ces gens-là !

Ca a tout de suite été mon rêve.

Il s'est réalisé plus tard.

Venus de Londres ou de Paris, se rendant à Dinard, allant à Saint-Malo, deux par deux, trois par trois, quelque fois plus nombreux, je les voyais, heureux de vivre et vivant bien. Toujours en quête d'un plaisir ou d'une joie, capables de faire un détour de trente kilomètres pour manger une ratatouille notoire ou bien une omelette fameuse, ils ont une indépendance d'allure, une aisance - et cette autorité joviale que donne l'appétit, et qui ranime à leur approche les volontés déficientes et les courages anémiés.

Je sais bien qu'on dit d'eux qu'ils éclaboussent le pauvre monde de leur luxe - mais je ne suis pas de cet avis, et je voudrais m'expliquer sur ce point.

Il est des gens qu'on nomme "riches" - à l'aveuglette - cette affirmation n'étant d'ordinaire fondée que sur les apparences. Et le mot "riche", dans ce cas, ne fait allusion qu'à l'argent qu'ils dépensent - et dont autrui profite, en somme.

Il en est d'autres dont on dit qu'ils sont riches. Ce qui revient alors à dire que ce sont bien eux qui sont riches et que tout l'argent qu'ils possèdent n'est que pour eux, que pour eux seuls, à tout jamais - tandis que l'argent des premiers est de passage entre leurs doigts.

La différence essentielle entre ceux-ci et ceux qui, comme les Morlot, par exemple, se sont mis de côté, prudemment, sous par sou, de quoi vivre plus tard; de quoi pouvoir manger pendant toute leur vie. Je ne blâme pas leur prévoyance, mais je constate simplement qu'en vue d'une période dont la durée est incertaine, aléatoire, ils se seront privés de tout pendant trente ans !

Ils ne se seront pas privés de tout, d'ailleurs, non, je me trompe et je les flatte, puisqu'ils ne se sont jamais privés de leur argent. Et si leur cœur est partagé, la vanité, seule, et l'envie se le partagent. Ils n'auront dépensé quelque argent superflu que pour les satisfaire.

Et dire qu'ils se croient riches !

La richesse, ce n'est pas ça.

Etre riche, encore une fois, ce n'est pas avoir de l'argent - c'est en dépenser.

L'argent n'a de valeur que quand il sort de votre poche. Il n'en a pas quand il y rentre. A quoi peut-îl servir quand vous l'avez sur vous ! Pour qu'une pièce de cinq francs vaille cent sous, il faut la dépenser, sinon sa valeur est fictive.

L'argent-métal, c'est magnifique. Une soupière d'argent, ça vaut de l'or ! Mais qu'est-ce que vaut une pièce d'or ? Un peu d'argent. Quand un homme riche apprend que telle affaire qu'il vient de conclure lui rapportera deux cent mille francs, il n'en est digne, à mon avis, que si cette somme prend instantanément pour lui, selon ses goûts, la forme d'un bijou pour la femme qu'il aime, d'un tableau qu'il désire ou d'une automobile.

Et je dois dire en outre que s'il n'y avait pas des gens trop riches, il y aurait, à mon sens, bien plus de pauvres sur la terre.

Et, si j'étais le gouvernement, comme dit ma concierge, c'est sur les signes extérieurs de feinte pauvreté, que je taxerais impitoyablement les personnes qui ne dépensent pas leurs revenus.

Je sais des gens qui possèdent sept ou huit cent mille livres de rentes et qui n'en dépensent pas le quart. Je les considère d'abord comme des imbéciles et un peu comme des malhonnêtes gens aussi. Le chèque sans provision est une opération bancaire prévue au Code d'Instruction criminelle, et c'est justice qu'il soit sévèrement puni. Je serais volontiers partisan d'une identique sévérité à l'égard des provisions sans chèques. L'homme qui thésaurise brise la cadence de la vie en interrompant la circulation monétaire. Il n'en a pas le droit.

[...]

En vérité, je les griffonne [ces lignes], et sans effort, et sans façon, à la terrasse ensoleillée d'un modeste bistrot qui fait le coin de la rue des Vignes et de la rue Boulainvilliers - et qui se trouve exactement en face d'un ravissant petit hôtel particulier que j'avais fait construire en 1923, et qu'un huit de carreau m'a fait perdre en 29.

[...]

 

 

guitry mémoires d'un tricheur.jpgSe procurer l'ouvrage :

Mémoires d'un tricheur

Sacha Guitry

1935

Ed. Gallimard, folio

157 pages

http://www.amazon.fr/M%C3%A9moires-dun-tricheur-Sacha-Guitry/dp/2070364348