samedi, 05 octobre 2013
La Voie royale - André Malraux
André Malraux (1901-1976)
> A lire également : http://www.parismatch.com/People/Politique/J-ai-epouse-mon-beau-frere-Andre-Malraux-Par-Madeleine-Malraux-149903
Extrait de La Voie royale, André Malraux, 1960, Grasset :
[...]
"Les hommes jeunes comprennent mal... comment dites-vous ?... l'érotisme. Jusqu'à la quarantaine, on se trompe, on ne sait pas se délivrer de l'amour : un homme qui pense, non à une femme comme au complément d'un sexe, mais au sexe comme au complément d'une femme, est mûr pour l'amour : tant pis pour lui. Mais il y a pis ; l'époque où la hantise du sexe, la hantise de l'adolescence, revient, plus forte. Nourrie de toutes sortes de souvenirs..."
Claude, sentant l'odeur de poussière, de chanvre et de mouton attachée à ses habits, revit la portière de sacs légèrement relevée derrière laquelle un bras lui avait montré, tout à l'heure, une adolescente noire (épilée), une éblouissante tache de soleil sur le sein droit pointé ; et le pli de ses paupières épaisses qui exprimait si bien l'érotisme, le besoin maniaque, "le besoin d'aller jusqu'au bout de ses nerf" disait Perken... Celui-ci continuait :
"... Ils se transforment, les souvenirs... L'imagination, quelle chose extraordinaire ! En soi-même, étrangère à soi-même... L'imagination... Elle compense toujours..."
Son visage accentué sortait à peine de la pénombre, mais la lumière luisait entre ses lèvres, sur le bout de sa cigarette, doré sans doute. Claude sentait que ce qu'il pensait s'approchait peu à peu de ses paroles, comme cette barque qui venait à lentes foulées, le reflet des feux du bateau sur les bras parallèles des rameurs :
- Que voulez-vous dire exactement ?
- Vous comprendrez de vous-même, un jour ou l'autre... les bordels somalis sont pleins de surprises...
Claude connaissait cette ironie haineuse qu'un homme n'emploie guère qu'à l'égard de soi-même ou de son destin.
[...] "Il y a quelque chose, mais ce n'est pas le sadisme..."
Perken reposa sa tête sur le dossier de sa chaise longue : son masque de brute consulaire apparut en pleine lumière, accentué par l'ombre des orbites et du nez. La fumée de sa cigarette monta, droite, se perdit dans l'intensité de la nuit.
Le mot sadisme, resté dans l'esprit de Claude, y appela un souvenir.
- Un jour, on me mène, à Paris, dans un petit bordel minable. Au salon il y avait une seule femme, attachée sur un chevalet par des cordes, un peu Grand-Guignol, les jupes relevées...
- De face ou de dos ?
- De dos. Autour, six ou sept types : petits bourgeois à cravates toutes faites et vestons d'alpaga (c'était en été, mais il faisait moins chaud qu'ici..." les yeux hors de la tête, les joues cramoisies, s'efforçant de faire croire qu'ils voulaient s'amuser... Ils s'approchaient de la femme, l'un après l'autre, la fessaient - une seule claque chacun - payaient et s'en allaient, ou montaient au premier étage...
- C'était tout ?
- Tout. Et très peu montaient : presque tous partaient. Les rêves de ces bonshommes qui repartaient en remettant leur canotier, en tirant les revers de leur veston...
- Des simples, tout de même...
Perken avança le bras droit, comme pour accompagner d'un geste une phrase, mais hésita, luttant contre sa pensée.
- L'essentiel est de ne pas connaître la partenaire. Qu'elle soit : l'autre sexe.
- Qu'elle ne soit pas un être qui possède une vie particulière ?
- Dans le masochisme plus encore. Ils ne se battent jamais que contre eux-mêmes... A l'imagination on annexe ce que l'on peut, et non ce que l'on veut. Les plus stupides des prostituées savent combien l'homme qui les tourmente, ou qu'elles tourmentent, est loin d'elles : savez-vous comment elles appellent les irréguliers ? Des cérébraux... [...] Et elles ont raison. Il n'y a qu'une seule "perversion sexuelle" comme disent les imbéciles : c'est le développement de l'imagination, l'inaptitude à l'assouvissement. [...]
Encore quinze jours de cette avidité ; quinze jours à attendre sur ce bateau, avec une angoisse d'intoxiqué privé de sa drogue. Il sortit une fois de plus la carte archéologique du Siam et du Cambodge ; il la connaissait mieux que son visage... Il était fasciné par les grandes taches bleues dont il avait entouré les Villes mortes, par le pointillé de l'ancienne Voie Royale, par sa menaçante affirmation : l'abandon en pleine forêt siamoise. "Au moins une chance sur deux d'y claquer..." Pistes confuses avec des carcasses de petits animaux abandonnés près de feux presque éteints, fin de la dernière mission en pays jaraï : le chef blanc, Odend'hal, assommé à coups d'épieux, la nuit, par les hommes du Sadète du feu, dans le bruissement de palmes froissées qui annonçait l'arrivée des éléphants de la mission... Combien de nuits devrait-il veiller, exténué, harcelé de moustiques, ou s'endormir en se fiant à la vigilance de quelque guide ?... On a rarement la chance de combattre... [...]
Se procurer l'ouvrage :
La Voie royale
André Malraux
1930
Grasset
253 pages
Format Kindle : http://www.amazon.fr/La-voie-royale-ebook/dp/B005OPAT8O/r...
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vendredi, 04 octobre 2013
Considérations sur le silence et sur la virginité - Rembrandt, Turner, Rubens
Paysage au château, Rembrandt
2e dimanche de l'Avent, semaine du 9 au 15 décembre 2012 :
"Un ange passe", Père Luc de Bellescize, paroisse Notre-Dame de Grâce de Passy
Un ange passe. C'est une parole qui tente d'exprimer un silence. Le silence est l'écrin nécessaire pour accueillir la parole.
Pascal disait que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas savoir se tenir en silence dans une chambre.
La Vierge se tient en silence dans sa chambre. Non pas le silence lourd et pesant de celui qui s'enferme en lui-même et se mure à toute influence extérieure pour rester dans son monde, non pas le silence de mort, mais le silence qui précède l'irruption de la vie, le silence comme capacité d'écoute, comme disponibilité à accueillir un autre que soi. Le silence comme présence et comme patience.
La Vierge a pu accueillir la Parole de l'Ange parce qu'elle attendait le Messie d'Israël, parce qu'elle était capable de patience. Elle était la Vierge du silence, et elle a pu enfanter la Parole. Un ange a passé, et elle a engendré le Christ.
L'apparition d'un ange, Turner
A Nazareth, nous pouvons prier devant ce que la tradition nous présente comme la maison de la Vierge, quelques pierres éparses qui ont vu pourtant le passage de l'Ange et l'Incarnation de Dieu, qui ont été les témoins muets de l'événement de Salut qui a changé la face du monde.
La jeune fille de Nazareth est Vierge, mais elle sait qu'elle ne pourra trouver sa vie qu'en la donnant. Sa virginité n'est pas le signe de son enfermement dans une citadelle imprenable, mais elle est une offrande à la puissance de Dieu, une disponibilité à la grâce.
Elle est pour nous le modèle de la liberté dans l'Alliance avec Dieu. L'Immaculée a laissé le Seigneur écrire en elle, comme on "écrit" une icône, le Mystère du Salut. Il y a un lien entre son silence et sa virginité. Le silence pour que retentisse la Parole. La virginité pour qu'elle devienne épouse, pour que l'Esprit Saint la prenne sous son ombre. La Vierge s'est gardée pour pouvoir mieux se donner.
On ne peut se donner qu'en s'étant d'abord gardé. On ne peut répondre qu'en ayant d'abord appris à se taire.
L'Annonciation, Rubens
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jeudi, 03 octobre 2013
Considérations sur le silence #13 - Dr. Emile Roge
Crédits photographiques Mickaël Roussel
Extrait de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Dr. Emile Roge
La description physique des conditions nécessaires et suffisantes
pour que le son se propage
J'entends par là que dans le vide, il n'y a que du silence, et qu'il y a une contradiction formelle entre la circulation des photos, en un mot de la lumière, qui traverse le vide, et le son, qui s'anéantit. Cette considération physique me paraît primordiale.
Et ce n'est que par voie de conséquence, oserai-je dire, que dans l'instauration, l'installation et le maintien du silence - que ces trois processus soient normaux ou pathologiques - se réinstaurent deux éléments : l'un traverse l'espace sans qu'il soit besoin de mots : c'est le regards ; l'autre, c'est le corps. Dès l'instant que le corps du langage : le son, disparaît, le langage du corps réapparaît. [...] C'est dans la mesure même où le silence s'installe que le corps en devient d'autant plus éloquent. [...]
Face au silence - aussi bien qu'au verbiage - de l'autre, si l'on se concentre - ou, si vous préférez, si l'on se perd - dans son propre silence, si l'on se met à parler silencieusement à l'intérieur, et si l'on coupe la silence ou le verbiage de l'autre en lui demandant "A quoi pensez-vous", on s'aperçoit qu'il y a des concordances extraordinairement frappantes de pensée ; voire c'est le même mot qui avait déjà surgi dans votre propre pensée qui surgit chez l'autre. A tel point que, expérience aidant, on en vient à comprendre et à saisir une réalité : dans le silence, on peut imposer des mots à l'autre, qui souvent va rompre le silence par des mots auxquels vous pensiez. [...]
Eglise Saint-Eustache, Paris
Crédits photographiques Jana Hobeika
L'aspect régressif du silence de l'analyste
C'est, pourrait-on dire, le versant négatif de la fonction paternelle que tout analyste (aussi bien masculin que féminin) doit avoir - au moins à certains moments, et dès que sont dépassés les émois infantiles d'un moi qui demande avant tout à être rassuré. Ce silence, c'est la réponse non-réponse du Père au Christ Jésus au Jardin des Oliviers ; c'est à la fois une condamnation à mort et la reconnaissance de la dignité du Fils et de son destin, par rapport à la toute-puissance, réelle ou supposée, du Père.
[...]
L'homme moderne a une véritable terreur du silence : le moindre bruit de son corps, lorsqu'il se tait, prête immédiatement à interprétation péjorative ; il n'y a que les sons qu'il émet de ses "sphincters supérieurs" qui lui paraissent merveilleux ! Quand le silence est installé, même pendant des séances de psychothérapie, le corps parle, pour couper la parole à celui qui ne disait rien : bruits incongrus, résonances fâcheuses, flatulences, pétulences, viennent casser, de façon impromptue mais terriblement efficace, le silence. Et c'est dans ces moments-là que l'analyste peut dire - comme Lacan, mais cette fois-ci d'une façon merveilleusement adaptée : "ça parle" ! Ceci pour répéter que le silence réinstaure un langage corporel trop souvent méconnu, ou plutôt réduit au silence.
[...]
Ainsi, l'expérience du silence est toujours l'expérience de l'expression du plus grand, du plus fort, du plus terrible ; du plus grand plaisir, de la plus grande terreur, de la plus insupportable souffrance, qui sont tous indicibles. Le silence - celui du cabinet - fait de l'analyste une référence approchée de l'Absolu. C'est le silence qui fait de nous, thérapeutes, une référence incontournable ; un pivot, un mât, un signal, un phare.
Que l'on prenne le terme - peu m'importe - de sublimation freudienne ou de transcendance jungienne, le silence apparaît comme l'axe essentiel et permanent du plus spécifiquement humain. Il n'y a, à mon avis, que deux substances véritablement archétypiques et spécifiquement humaines que l'on puisse rompre dans le sens d'une communion (je n'ai pas entendu ce mot dans vos exposés), d'une participation, d'une compréhension et d'un amour mutuel : ce sont le silence et le pain. Toutes les autres ruptures sont des cassures pour l'être humain.
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mercredi, 02 octobre 2013
Considérations sur le silence #12 - Martine Boublil
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
Elever notre silence.
Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Martine Boublil
Si d'un côté, le silence est le creuset de la musique de l'âme, de l'autre côté, nous pourrions dire avec Freud que le silence est un voile que nous essayons de jeter sur la mort. [...]
Dans l'ombre de la mort comme au coeur de la vie, le silence est. Le monde du silence est notre origine, notre source ; le silence est aussi notre fin. Notre trajectoire personnelle consiste, me semble-t-il, à élever notre silence. Et ce n'est bien sûr par un hasard si le silence est au coeur de toute pratique analytique.
[...]
Dans un premier temps, je me contenterai d'évoquer le silence comme lieu, espace et temps de l'action psychologique, en me fondant sur cette phrase de Faust : "Au commencement était l'action", qui fait écho à une autre phrase : "Au commencement était le Verbe". Mon propos est alors de montrer comment la relation au silence, le vécu du silence par le patient renvoie à des stades du développement et à des images fondatrices : les archétypes.
[...]
[Les silences] montrent la complémentarité des apports de Freud et de Jung.
L'éclairage que Freud apporte est essentiellement centré sur la notion de processus, en termes de circulation de la libido :
- processus de développement, avec les stades oral, anal, génital et phallique ;
- processus de relation conscient-inconscient, avec les notions de résistante et de refoulement ;
- processus de relation à l'autre, avec la mise en évidence du transfert ;
- processus de dérivation de la pulsion, avec le concept de sublimation.
L'éclairage de Jung nous amènera à poser d'autres repères, qui renvoient aussi aux processus, mais tendus vers le but à atteindre. Nous aborderons les concepts suivants :
- les concepts d'archétypes ;
- les dimensions psychologiques, non pas comme mécanismes mais comme finalité ;
- le transfert et son rôle dans la transformation ;
- la fonction transcendante ;
- le phénomène de synchronicité ;
- la relation au Soi.
Les freudiens sont donc centrés essentiellement sur des processus, et ceux-ci sont constatés chez tous les patients, ce qui appelle une attitude plus systématique du thérapeute. Et le silence de l'analyste sera une règle (érigée par les disciples de Freud plus que par Freud lui-même, mais nous reviendrons sur ce point).
Pour les jungiens au contraire, les repères précédemment évoqués invitent à une attitude différenciée suivant les patients et les phases de la cure. Le silence n'est pas repli ; il est médiateur.
Pour illustrer mon propos, je voudrais opposer deux situations concernant Freud et Jung thérapeutes.
C'est Emmon Von N. qui intime à Freud l'ordre de se taire et de lui laisser dire ce qu'elle a à dire ; de cesser de l'interroger et de l'écouter, plutôt que de chercher à savoir, à vérifier une théorie, une hypothèse. C'était l'époque où Freud utilisait la suggestion, et intervenait donc très activement dans la cure.
C'est avec Emmy et cette nouvelle attitude que s'ouvre pour les freudiens l'espace du transfert.
Je crois surtout que cette patiente a demandé à Freud de ne plus être un objet chargé de vérifier ou de confirmer une théorie, et qu'elle pose là une demande d'être sujet. Il me vient à ce propos cette très belle phrase de René Char : "Aucun oiseau n'a le coeur de chanter dans un buisson de questions."
A l'opposé du cas d'Emmy, je citerai une remarque d'Aniéla Jaffé à propos de Jung thérapeute :
"Lorsqu'on venait le voir avec une interrogation spécifique, particulière, il n'était pas rare que celui-ci vous parle longuement... Comme il était un conteur extraordinaire, et par respect pour lui, elle n'osait l'interrompre pour lui poser sa question. Mais à la fin de la séance, ou plus tard, elle comprenait que l'histoire racontée était au coeur de sa question."
[...] Le refoulement, pour Freud, s'accomplit en silence. La question que l'on peut se poser est celle de la résistance par rapport au silence. La résistance voile-t-elle un impossible à dire à l'autre, ou dévoile-t-elle, par le silence du patient, son existence ? Dans un cas, il s'agit de taire, de cacher ; dans l'autre, il s'agit de révéler qu'il y a quelque chose qui ne peut se dire. [...]
Mais quel était le rapport de C.G. Jung avec le silence ?
Sa collaboratrice des derniers temps de sa vie nous présente Jung d'une façon contrastée : à la fois grand conteur (nous l'avons évoqué tout à l'heure) mais aussi grand silencieux. Il aimait particulièrement sa maison de Bollingen, maison qu'il acquit un an avant la mort de sa mère, en 1922. Maison qui lui apportait par dessus tout le silence. C'est dans cette maison qu'il écrivit la majeure partie de son oeuvre spirituelle.
Aniela Jaffé nous dit que c'est dans le silence intérieur et extérieur de Bolligen que prenaient forme ses pensées créatrices. C'est là qu'il écrivit :
- Dialectique du Moi et de l'Inconscient ;
- Commentaire du mystère de la fleur d'or ;
- Psychologie et Alchimie ;
- Psychologie du transfert ;
- Réponse à Job ;
- Afon.
Pour ne citer que quelques unes de ses oeuvres.
Il dit dans "ma vie" : "Dans ma tour à Bollingen, on vit comme il y a bien des siècles. Elle durera plus que moi. Sa situation, son style, évoquent des temps depuis longtemps révolus... Rien n'y vient troubler les morts ; les âmes de mes ancêtres sont entretenues par l'atmosphère spirituelle de la maison, parce que je leur donne, tant bien que mal, comme je le puis, la réponse à des questions que jadis leur vie avait laissées en suspens. Je les ai même dessinées sur les murs. C'est comme si une grande famille silencieuse, étendue sur des siècles, peuplait la maison. Je vis là mon personnage n°2, et je vois en grand la vie qui devient et disparaît."
Si je cite ce passage de Jung, c'est pour illustrer le fait que pour lui "notre âme comme notre corps est composée d'éléments qui tous ont déjà existé dans la lignée des ancêtres." Dans le silence de sa tour, Jung vivait en communion avec son passé, ses racines, mais aussi avec l'humanité tout entière.
[...] Le silence devient alors symbole du secret de fabrication de l'oeuvre [...].
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
En quoi le silence pose-t-il la question de la fonction transcendante ?
J'utiliserai ici une approche analogique. Si, dans l'analyse, la matière à échanger est véhiculée par la parole, le silence pourrait représenter l'indicible, mais pourtant existant, à savoir l'Inconscient. L'équilibre parole-silence, l'harmonie entre les deux, ne seraient-ils pas alors reflets de l'union conscient-inconscient, ou tout au moins indicateurs d'une libre circulation entre les deux ? La fonction transcendante ne serait-elle pas alors l'accès à la dimension symbolique ? "Les symboles expriment et impriment", dit Jacobi ; ils expriment par l'image l'activité psychique, et ils peuvent en même temps faire sens, c'est-à-dire imprimer leur sens. [...]
[...] Mais ce qui est frappant à ce point de la réflexion, c'est à quel point tous les phénomènes qui nous dépassent se déroulent dans le silence. Alors, que représente donc le silence de si universel, de si pur, pour qu'il soit toujours présent à l'essentiel ?
Je ferai référence ici à un sermon de Maître Eckart : "Quand toutes choses reposaient dans un profond silence, descendit vers moi d'en haut, du trône royal, un mot secret."
Maître Eckart s'interroge ainsi : où est le silence, où le mot peut-il être prononcé ? Il répond : dans la partie la plus pure que l'âme puisse présenter : dans l'essence de l'âme, dans le fond de l'âme ; là seulement, il y a place et repos pour cette naissance, place pour que Dieu y dise sa parole.
Le silence, essence de l'âme, ne peut que nous conduire au sacré [...]. Le Soi, nous dit Jung, est "non seulement le centre, mais aussi la circonférence complète qui embrasse à la fois conscient et inconscient ; il est le centre de cette totalité, tout comme le moi est le centre de la conscience. Le Soi est aussi le but de la vie, car il est l'expression la plus complète de ces combinaisons du destin, qu'on appelle un individu."
Le silence est sans doute le lieu d'expression du Soi.
[...] Les moines sistériens disent que "le silence est une tour qui élève l'âme jusqu'à Dieu". [...]
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
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mardi, 01 octobre 2013
Considérations sur le silence #11 - Trois patients - Martine Boublil
Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Martine Boublil
Fil chenille pour artisan de Montmartre
Crédits photographiques Jana Hobeika
Le silence boulimique.
Anne est boulimique ; de mots, de nourriture, d'importance : elle est boulimique des autres. Elle est très intelligente, et elle n'en fait rien. Elle est prise dans les filets de la Grand Mère. La mère est elle-même obèse, envahie par la matière.
Toute la plainte d'Anne est dans le désir et la peur de ressembler à sa mère, de se fondre en elle. Tout se passe comme si son corps devait être de plus en plus gros pour faire fuir la mort dont il est infiltré. Anne se vautre sur le canapé ; son corps, sous des dehors décontracté, parle son inertie, et il faut toute son intelligence et son aisance verbale pour la cacher.
Anne est la soeur de son père, la mère et la fille de sa mère ; elle s'est mariée avec un homme qui est son frère, ami plus qu'amant. Anne est dans un impossible silence, une impossible solitude. Le silence et la solitude représentent pour elle une régression mortifère, une peur terrible qu'elle ne peut pas évoquer. Sa souffrance même, elle ne la reconnaît pas ; elle évoque vaguement un mal-être, qu'elle masque brillamment par un langage enjoué.
Le silence pour Anne, c'est à la fois les mailles du filet de la Grand Mère et le manque, le vide de Père.
Quelle peut être la position du thérapeute, si ce n'est accueillir ce flot de paroles, plus liquide que solide, et l'interroger, solliciter son intelligence pour lui donner un sens, une direction. Le silence total de l'analyste le permettrait-il ? ne renverrait-il pas à cet espace originel, fusionnel avec la Grand Mère ? Le silence est pour elle espace dangereux, espace de non-vie, car il n'a pas rencontré le temps, la loi du Père.
Anne est extravertie ; en caricaturant, je dirai même poreuse aux autres. Le projet thérapeutique, pour elle, est la conquête de son introversion à laquelle elle n'a pas encore accès.
Anne a décidé de reprendre des études, et elle a choisi ce qui me semble de bon augure : l'histoire des religions.
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
Le silence œdipien.
Pour Jacques, le silence est bien différent.
Comme s'il voulait garder la maîtrise de la matière verbale de la séance, Jacques parle sans cesse, nous bloque dans son récit monotone, atone, répétitif, et sa logorrhée ressemble fort à une diarrhée verbale. Jacques veut rester maître de la matière à échanger : pourquoi ? Parce que cette matière l'accroche à la vie, et qu'il n'est pas encore sûr que la vie l'emporte sur la mort. C'est cette pulsion de mort qui crée l'ennui ; d'ailleurs, ne parle-t-on pas d'ennui mortel ?...
Physiquement, Jacques s'assied sur le canapé comme sur un trône. Le seule silence de Jacques, ce sont ses actes manqués, quand il se trompe de jour de rendez-vous ; ce qu'il fait deux fois sur quatre, et non sans vérifier à la séance suivante que je l'avais bien attendu.
Pourquoi ces rendez-vous manqués ? Je dirai, pour reprendre son souffle avant d'affronter l'essentiel de ce qui l'amène et dont il n'est pas conscient, à savoir une dépression. Dépression qui sera révélée par un rêve dont il comprendra le message. A partir de là, son discours va se transformer. Jacques s'humanise : il s'ouvre, et le silence peut exister ponctuellement. L'angoisse est toujours là, mais elle commence à pouvoir se dire.
Pour Jacques, la parole est matière ; elle est même dans un premier temps don de matière, qu'il me semble indispensable d'accueillir et de reconnaître, y compris verbalement. Je prendrai ici l'image de la mère félicitant le tout-petit de ses exploits, mais à la différence de celle-ci, je ferai le tri : je l'amènerai, non à s'identifier à la matière, mais à la discriminer ; et en ce sens, c'est bien plus la fonction paternelle qui sera mienne.
Mais revenons sur le silence impossible de Jacques et sur ses rendez-vous manqués. Jacques a été abandonné, dit-il, par sa mère. Ses parents ayant divorcés, il a été élevé par son père et n'a pour ainsi dire plus vu sa mère. Or son père s'est comporté à son égard davantage comme une mère que comme un père. Par ses rendez-vous manqués, assuré que je l'attendais, il a vérifié ma capacité d'accueil, capacité à être une mère qui l'attend, celle qu'il n'a jamais eue. Ce qui a permis de poser d'un côté le registre maternel pour ensuite redonner au verbe un sens, dans - ou vers - le registre paternel. Le silence impossible, c'était la non-différenciation père-mère. La peur du vide durement expérimentée, et qui renvoie à une vie partiellement vécue ; dans son cas, seulement extérieurement vécue... Toute en surface.
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
Le silence.
Pour Jeanne, le silence est tout autre. Pour elle, le silence est temps : temps de réflexion, de méditation, temps délicieux rien qu'à elle, temps qui peut s'étirer parfois et conduire à la rêverie. Jeanne est dans un autre rythme : les silences sont aussi féconds que les paroles, car c'est d'eux que jaillissent le sens. Pour elle qui a vécu dans la promiscuité et le bruit, le silence la conduit tout droit au jardin avec son père, lorsque, petite, elle goûtait cet unique moment d'intimité avec lui. Il lui montrait les gestes du travail de la nature, et elle restait là, à le regarder et à l'attendre. Mais la mère de Jeanne a fait barrage ; elle a brisé la communication entre eux.
Pour Jeanne, le silence réactive l'archétype paternel, et dépasse largement le cadre du père réel. Il est un catalyseur essentiel.
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lundi, 30 septembre 2013
Considérations sur le silence #10 - Jean-Louis Benichou
Eglise de la Madeleine, Paris
Le silence est une nécessité.
Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Dr. Jean-Louis Benichou
[...] La première tentation serait de le définir par rapport à ce qu'il n'est pas, de le définir en creux : absence de tout bruit, de toute agitation. En musique, c'est l'interruption d'un son ; mais interruption d'une durée déterminée. Et voici introduite la temporalité, celle qui donne un sens au silence. [...] Le silence n'est donc pas seulement l'absence de langage, c'est aussi son envers. Voie d'accès possible à une autre dimension, ouverture à la révélation, c'est l'absence de langage, délibérée ou non (en l'absence de toute atteinte organique des centres cérébraux ou des organes de phonation).
Mutisme hystérique, mutisme du mélancolique stuporeux, mutisme encore du schizophrène en plein négativisme, souvent accompagné du refus de la main tendue, du refus de toute nourriture ; mutisme par réticence pathologique dans le cadre d'un délire ; plus simplement, mutisme par sidération anxieuse. Le mutique se signale par son silence [...].
Mais si la parole apparaît comme primordiale dans ce type de situation, le silence y a aussi sa place, car il est marque de respect. Comme il faut savoir utiliser ce qui se présente pour établir le contact (l'humour, l'échange littéraire, artistique ou politique, voire la participation active à une thématique délirante), il faut aussi savoir se taire. Le silence est alors actif, attentif, s'opposant ainsi à l'attention flottante analytique. [...]
Beaucoup d'affections psychiatriques, peut-être toutes d'ailleurs, pourraient pourtant être comprises comme une quête de sens. Mais la tension et le besoin qui les sous-tendent sont parfois si grands, si submergeants, si aveuglants, qu'ils s'opposent alors à tout repos, à tout début d'acceptation, à toute accession au silence. [...] Beaucoup de dépressions, et ceci est particulièrement évident lorsqu'elles surviennent de façon intercurrente dans le déroulement d'une psychothérapie, attestent d'un profond besoin d'isolation, de solitude, d'une quête de silence.
Eglise de la Madeleine, Paris
Car le silence est une nécessité. Il confère un sens à la parole, et à la vie. Le bruit, la bruyance pourrait-on dire, est extraversion, diluante, dissociante ; le silence est introversion, structurante. Ceci explique peut-être qu'il se fasse de plus en plus rare dans nos sociétés ; qu'il soit de plus en plus suspect, indésirable, bafoué, au même titre que la solitude, régulièrement vécue comme pathologique elle aussi.
[...]
Le psychothérapeute doit savoir utiliser le silence, le manier, le doser, car le silence est un instrument stratégique et thérapeutique précieux et puissant. Il constitue le creuset de tout changement, de toute création ; il fonde le transfert, ce contrat tacite entre l'analyste et le patient. Ce n'est que lorsque ce dernier a l'impression d'avoir tout dit, tout raconté, qu'il accède alors, parfois malgré lui, au silence, et que les choses sérieuses peuvent vraiment commencer. Nous disons peuvent, car il n'est pas rare d'assister alors à des réactions de fuite, fuite devant un silence vécu comme bien trop insupportable, silence pesant, silence lourd, silence angoissant ; silence dissimulant son secret mortel, auquel il restera alors lui-même sourd, peut-être à jamais. Pour éviter cette rupture, il ne faut jamais perdre de vue que le silence de l'analyste est susceptible d'être vécu comme une véritable agression, tant il est aspirant. Il place l'autre au-dessus de son vide, il l'accule à parler, et s'il ne le peut, à protester ou à hurler [...]. Vauvenargues disait de la solitude qu'elle est à l'esprit ce que la diète est au corps : mortelle lorsqu'elle est trop longue, quoique nécessaire. Ceci pourrait tout aussi bien s'appliquer au silence, tant la condensation des affects peut y être extrême. Il faut savoir rompre le silence, ne pas maintenir à tout prix une attitude de neutralité bienveillante, ou d'attention flottante, ce qui équivaudrait dans certains cas à une véritable tentative de viol de l'intimité du patient, au même titre que l'interprétation sauvage.
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dimanche, 29 septembre 2013
Approchons-nous de la Table - William Blake
Le dernier repas de Jésus, William Blake
Approchons-nous de la table
Où le Christ va s'offrir parmi nous.
Offrons-lui ce que nous sommes
Car le Christ va nous transformer en lui.
Voici l'admirable échange
Où le Christ prend sur lui nos péchés.
Mettons-nous en sa présence,
Il nous revêt de sa divinité.
Père, nous te rendons grâce
Pour ton Fils, Jésus Christ le Seigneur.
Par ton Esprit de puissance,
Rends-nous dignes de vivre de tes dons.
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