mercredi, 02 octobre 2013
Considérations sur le silence #12 - Martine Boublil
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
Elever notre silence.
Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Martine Boublil
Si d'un côté, le silence est le creuset de la musique de l'âme, de l'autre côté, nous pourrions dire avec Freud que le silence est un voile que nous essayons de jeter sur la mort. [...]
Dans l'ombre de la mort comme au coeur de la vie, le silence est. Le monde du silence est notre origine, notre source ; le silence est aussi notre fin. Notre trajectoire personnelle consiste, me semble-t-il, à élever notre silence. Et ce n'est bien sûr par un hasard si le silence est au coeur de toute pratique analytique.
[...]
Dans un premier temps, je me contenterai d'évoquer le silence comme lieu, espace et temps de l'action psychologique, en me fondant sur cette phrase de Faust : "Au commencement était l'action", qui fait écho à une autre phrase : "Au commencement était le Verbe". Mon propos est alors de montrer comment la relation au silence, le vécu du silence par le patient renvoie à des stades du développement et à des images fondatrices : les archétypes.
[...]
[Les silences] montrent la complémentarité des apports de Freud et de Jung.
L'éclairage que Freud apporte est essentiellement centré sur la notion de processus, en termes de circulation de la libido :
- processus de développement, avec les stades oral, anal, génital et phallique ;
- processus de relation conscient-inconscient, avec les notions de résistante et de refoulement ;
- processus de relation à l'autre, avec la mise en évidence du transfert ;
- processus de dérivation de la pulsion, avec le concept de sublimation.
L'éclairage de Jung nous amènera à poser d'autres repères, qui renvoient aussi aux processus, mais tendus vers le but à atteindre. Nous aborderons les concepts suivants :
- les concepts d'archétypes ;
- les dimensions psychologiques, non pas comme mécanismes mais comme finalité ;
- le transfert et son rôle dans la transformation ;
- la fonction transcendante ;
- le phénomène de synchronicité ;
- la relation au Soi.
Les freudiens sont donc centrés essentiellement sur des processus, et ceux-ci sont constatés chez tous les patients, ce qui appelle une attitude plus systématique du thérapeute. Et le silence de l'analyste sera une règle (érigée par les disciples de Freud plus que par Freud lui-même, mais nous reviendrons sur ce point).
Pour les jungiens au contraire, les repères précédemment évoqués invitent à une attitude différenciée suivant les patients et les phases de la cure. Le silence n'est pas repli ; il est médiateur.
Pour illustrer mon propos, je voudrais opposer deux situations concernant Freud et Jung thérapeutes.
C'est Emmon Von N. qui intime à Freud l'ordre de se taire et de lui laisser dire ce qu'elle a à dire ; de cesser de l'interroger et de l'écouter, plutôt que de chercher à savoir, à vérifier une théorie, une hypothèse. C'était l'époque où Freud utilisait la suggestion, et intervenait donc très activement dans la cure.
C'est avec Emmy et cette nouvelle attitude que s'ouvre pour les freudiens l'espace du transfert.
Je crois surtout que cette patiente a demandé à Freud de ne plus être un objet chargé de vérifier ou de confirmer une théorie, et qu'elle pose là une demande d'être sujet. Il me vient à ce propos cette très belle phrase de René Char : "Aucun oiseau n'a le coeur de chanter dans un buisson de questions."
A l'opposé du cas d'Emmy, je citerai une remarque d'Aniéla Jaffé à propos de Jung thérapeute :
"Lorsqu'on venait le voir avec une interrogation spécifique, particulière, il n'était pas rare que celui-ci vous parle longuement... Comme il était un conteur extraordinaire, et par respect pour lui, elle n'osait l'interrompre pour lui poser sa question. Mais à la fin de la séance, ou plus tard, elle comprenait que l'histoire racontée était au coeur de sa question."
[...] Le refoulement, pour Freud, s'accomplit en silence. La question que l'on peut se poser est celle de la résistance par rapport au silence. La résistance voile-t-elle un impossible à dire à l'autre, ou dévoile-t-elle, par le silence du patient, son existence ? Dans un cas, il s'agit de taire, de cacher ; dans l'autre, il s'agit de révéler qu'il y a quelque chose qui ne peut se dire. [...]
Mais quel était le rapport de C.G. Jung avec le silence ?
Sa collaboratrice des derniers temps de sa vie nous présente Jung d'une façon contrastée : à la fois grand conteur (nous l'avons évoqué tout à l'heure) mais aussi grand silencieux. Il aimait particulièrement sa maison de Bollingen, maison qu'il acquit un an avant la mort de sa mère, en 1922. Maison qui lui apportait par dessus tout le silence. C'est dans cette maison qu'il écrivit la majeure partie de son oeuvre spirituelle.
Aniela Jaffé nous dit que c'est dans le silence intérieur et extérieur de Bolligen que prenaient forme ses pensées créatrices. C'est là qu'il écrivit :
- Dialectique du Moi et de l'Inconscient ;
- Commentaire du mystère de la fleur d'or ;
- Psychologie et Alchimie ;
- Psychologie du transfert ;
- Réponse à Job ;
- Afon.
Pour ne citer que quelques unes de ses oeuvres.
Il dit dans "ma vie" : "Dans ma tour à Bollingen, on vit comme il y a bien des siècles. Elle durera plus que moi. Sa situation, son style, évoquent des temps depuis longtemps révolus... Rien n'y vient troubler les morts ; les âmes de mes ancêtres sont entretenues par l'atmosphère spirituelle de la maison, parce que je leur donne, tant bien que mal, comme je le puis, la réponse à des questions que jadis leur vie avait laissées en suspens. Je les ai même dessinées sur les murs. C'est comme si une grande famille silencieuse, étendue sur des siècles, peuplait la maison. Je vis là mon personnage n°2, et je vois en grand la vie qui devient et disparaît."
Si je cite ce passage de Jung, c'est pour illustrer le fait que pour lui "notre âme comme notre corps est composée d'éléments qui tous ont déjà existé dans la lignée des ancêtres." Dans le silence de sa tour, Jung vivait en communion avec son passé, ses racines, mais aussi avec l'humanité tout entière.
[...] Le silence devient alors symbole du secret de fabrication de l'oeuvre [...].
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
En quoi le silence pose-t-il la question de la fonction transcendante ?
J'utiliserai ici une approche analogique. Si, dans l'analyse, la matière à échanger est véhiculée par la parole, le silence pourrait représenter l'indicible, mais pourtant existant, à savoir l'Inconscient. L'équilibre parole-silence, l'harmonie entre les deux, ne seraient-ils pas alors reflets de l'union conscient-inconscient, ou tout au moins indicateurs d'une libre circulation entre les deux ? La fonction transcendante ne serait-elle pas alors l'accès à la dimension symbolique ? "Les symboles expriment et impriment", dit Jacobi ; ils expriment par l'image l'activité psychique, et ils peuvent en même temps faire sens, c'est-à-dire imprimer leur sens. [...]
[...] Mais ce qui est frappant à ce point de la réflexion, c'est à quel point tous les phénomènes qui nous dépassent se déroulent dans le silence. Alors, que représente donc le silence de si universel, de si pur, pour qu'il soit toujours présent à l'essentiel ?
Je ferai référence ici à un sermon de Maître Eckart : "Quand toutes choses reposaient dans un profond silence, descendit vers moi d'en haut, du trône royal, un mot secret."
Maître Eckart s'interroge ainsi : où est le silence, où le mot peut-il être prononcé ? Il répond : dans la partie la plus pure que l'âme puisse présenter : dans l'essence de l'âme, dans le fond de l'âme ; là seulement, il y a place et repos pour cette naissance, place pour que Dieu y dise sa parole.
Le silence, essence de l'âme, ne peut que nous conduire au sacré [...]. Le Soi, nous dit Jung, est "non seulement le centre, mais aussi la circonférence complète qui embrasse à la fois conscient et inconscient ; il est le centre de cette totalité, tout comme le moi est le centre de la conscience. Le Soi est aussi le but de la vie, car il est l'expression la plus complète de ces combinaisons du destin, qu'on appelle un individu."
Le silence est sans doute le lieu d'expression du Soi.
[...] Les moines sistériens disent que "le silence est une tour qui élève l'âme jusqu'à Dieu". [...]
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika
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