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mardi, 01 octobre 2013

Considérations sur le silence #11 - Trois patients - Martine Boublil

 

Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Martine Boublil

 

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Fil chenille pour artisan de Montmartre
Crédits photographiques Jana Hobeika

 

Le silence boulimique.

 

Anne est boulimique ; de mots, de nourriture, d'importance : elle est boulimique des autres. Elle est très intelligente, et elle n'en fait rien. Elle est prise dans les filets de la Grand Mère. La mère est elle-même obèse, envahie par la matière.

Toute la plainte d'Anne est dans le désir et la peur de ressembler à sa mère, de se fondre en elle. Tout se passe comme si son corps devait être de plus en plus gros pour faire fuir la mort dont il est infiltré. Anne se vautre sur le canapé ; son corps, sous des dehors décontracté, parle son inertie, et il faut toute son intelligence et son aisance verbale pour la cacher.

Anne est la soeur de son père, la mère et la fille de sa mère ; elle s'est mariée avec un homme qui est son frère, ami plus qu'amant. Anne est dans un impossible silence, une impossible solitude. Le silence et la solitude représentent pour elle une régression mortifère, une peur terrible qu'elle ne peut pas évoquer. Sa souffrance même, elle ne la reconnaît pas ; elle évoque vaguement un mal-être, qu'elle masque brillamment par un langage enjoué.

Le silence pour Anne, c'est à la fois les mailles du filet de la Grand Mère et le manque, le vide de Père.
Quelle peut être la position du thérapeute, si ce n'est accueillir ce flot de paroles, plus liquide que solide, et l'interroger, solliciter son intelligence pour lui donner un sens, une direction. Le silence total de l'analyste le permettrait-il ? ne renverrait-il pas à cet espace originel, fusionnel avec la Grand Mère ? Le silence est pour elle espace dangereux, espace de non-vie, car il n'a pas rencontré le temps, la loi du Père.

Anne est extravertie ; en caricaturant, je dirai même poreuse aux autres. Le projet thérapeutique, pour elle, est la conquête de son introversion à laquelle elle n'a pas encore accès.
Anne a décidé de reprendre des études, et elle a choisi ce qui me semble de bon augure : l'histoire des religions.

 

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Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

 

Le silence œdipien.

  

Pour Jacques, le silence est bien différent.

Comme s'il voulait garder la maîtrise de la matière verbale de la séance, Jacques parle sans cesse, nous bloque dans son récit monotone, atone, répétitif, et sa logorrhée ressemble fort à une diarrhée verbale. Jacques veut rester maître de la matière à échanger : pourquoi ? Parce que cette matière l'accroche à la vie, et qu'il n'est pas encore sûr que la vie l'emporte sur la mort. C'est cette pulsion de mort qui crée l'ennui ; d'ailleurs, ne parle-t-on pas d'ennui mortel ?...

Physiquement, Jacques s'assied sur le canapé comme sur un trône. Le seule silence de Jacques, ce sont ses actes manqués, quand il se trompe de jour de rendez-vous ; ce qu'il fait deux fois sur quatre, et non sans vérifier à la séance suivante que je l'avais bien attendu.

Pourquoi ces rendez-vous manqués ? Je dirai, pour reprendre son souffle avant d'affronter l'essentiel de ce qui l'amène et dont il n'est pas conscient, à savoir une dépression. Dépression qui sera révélée par un rêve dont il comprendra le message. A partir de là, son discours va se transformer. Jacques s'humanise : il s'ouvre, et le silence peut exister ponctuellement. L'angoisse est toujours là, mais elle commence à pouvoir se dire.

Pour Jacques, la parole est matière ; elle est même dans un premier temps don de matière, qu'il me semble indispensable d'accueillir et de reconnaître, y compris verbalement. Je prendrai ici l'image de la mère félicitant le tout-petit de ses exploits, mais à la différence de celle-ci, je ferai le tri : je l'amènerai, non à s'identifier à la matière, mais à la discriminer ; et en ce sens, c'est bien plus la fonction paternelle qui sera mienne.

Mais revenons sur le silence impossible de Jacques et sur ses rendez-vous manqués. Jacques a été abandonné, dit-il, par sa mère. Ses parents ayant divorcés, il a été élevé par son père et n'a pour ainsi dire plus vu sa mère. Or son père s'est comporté à son égard davantage comme une mère que comme un père. Par ses rendez-vous manqués, assuré que je l'attendais, il a vérifié ma capacité d'accueil, capacité à être une mère qui l'attend, celle qu'il n'a jamais eue. Ce qui a permis de poser d'un côté le registre maternel pour ensuite redonner au verbe un sens, dans - ou vers - le registre paternel. Le silence impossible, c'était la non-différenciation père-mère. La peur du vide durement expérimentée, et qui renvoie à une vie partiellement vécue ; dans son cas, seulement extérieurement vécue... Toute en surface.

 

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Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

 

Le silence.

 

Pour Jeanne, le silence est tout autre. Pour elle, le silence est temps : temps de réflexion, de méditation, temps délicieux rien qu'à elle, temps qui peut s'étirer parfois et conduire à la rêverie. Jeanne est dans un autre rythme : les silences sont aussi féconds que les paroles, car c'est d'eux que jaillissent le sens. Pour elle qui a vécu dans la promiscuité et le bruit, le silence la conduit tout droit au jardin avec son père, lorsque, petite, elle goûtait cet unique moment d'intimité avec lui. Il lui montrait les gestes du travail de la nature, et elle restait là, à le regarder et à l'attendre. Mais la mère de Jeanne a fait barrage ; elle a brisé la communication entre eux.

Pour Jeanne, le silence réactive l'archétype paternel, et dépasse largement le cadre du père réel. Il est un catalyseur essentiel.

 

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