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jeudi, 09 janvier 2014

Théophile Gautier

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Théophile Gautier (1811-1872), par Nadar

 

 

Extrait de "Théophile Gautier" in Célébrations Nationales 2011, Martine Lavaud et Anne Geisler-Szmulewicz, maîtres de conférence à l'université :

 

[...]

Pour bien parler de Gautier, il faut régler leurs comptes aux clichés : la froideur parnassienne de celui que l'on nomma le "daguerréotype littéraire", descripteur hors pair dont l'exactitude n'aura eu d'égal que le défaut d'âme et d'idées ; la servilité journalistique ; l'affiliation au Second Empire après le combat flamboyant d'Hernani, dont il fut le capitaine magnifique aux cheveux longs et au gilet rouge, le 24 février 1830 ; la réduction de l'oeuvre narrative à deux récits, Le Roman de la Momie (1857) et Le Capitaine Fracasse (1863), et de l'oeuvre poétique au seul recueil d'Emaux et Camées (1852)...

Quelques chiffres permettent de mesurer l'importance quantitative de l'ardent défenseur du romantisme. L'oeuvre de Théophile Gautier représente 55 volumes de 300-500pages, selon le calibrage des éditions Champion actuellement en chantier, soit près de 3 000 articles parus dans la presse, tous genres confondus : une enquête chiffrée permet même de constater que l'oeuvre poétique de Gautier ne représente que 6,7% de la totalité, l'oeuvre narrative 3,6%, les récits de voyage 7%, tandis que la critique d'art (23,6%) et la critique dramatique (49,4%) ont largement mobilisé la plume d'un familier des salons et des théâtres qui, de 1830 à 1872, a laissé aux historiens futurs de la scène et des beaux-arts un témoignage irremplaçable, dont on commence seulement à découvrir tout le prix. Baudelaire, qui dans sa dédicace des Fleurs du Mal rendait hommage au poète "impeccable", ne s'était pas trompé, mais à vrai dire c'est davantage à l'auteur de La Comédie de la mort, un volume poétique magnifique de 1839, mais où poussent déjà les fleurs nauséabondes de la décadence, qu'il devait songer.

 

theophile gautier, autobiographie

 

Car Gautier n'est pas ce ciseleur consciencieux et froid auquel les manuels scolaires tendent parfois encore à le réduire en insistant sur sa vocation de peintre manqué : les poésies frénétiques de 1830, écrites par un jeune-France impétueux et tapageur, ami de Petrus Borel et de Gérard de Nerval, l'éloge de la passion païenne et charnelle contre la haine des corps, qui lui fit en 1852 remplacer la catastrophe naturelle du séisme pompéien par une catastrophe culturelle, c'est-à-dire l'apparition du christianisme, dans Arria Marcella, l'ardeur qu'il mit dans la défense des noms de l'art aujourd'hui reconnus mais un temps conspués, son culte du  néoplatonisme qui lui fait repousser une conception linéaire de l'histoire au profit d'une association des âmes d'artistes par familles d'esprit... et même cette verve rabelaisienne qui transpire dans les pages du Capitaine Fracasse et motiva pour une bonne part l'entente joviale avec Flaubert, tout concourt à l'éloigner de cette impassibilité marmoréenne dans laquelle on l'a figé. En 1871, lorsqu'il compose quelques mois avant sa mort Tableaux de siège, un volume fascinant où le poète affligé pousse un cri d'indignation face au spectacle des incendies de la Commune, au triomphe de la destruction sur l'"Art", sa capacité de révolte semble intacte.

 

théophile gautier

 

Gautier fut aussi un arpenteur avide du monde. En proie à la "maladie du bleu", il admira l'Espagne, l'Algérie, la Turquie, l'Italie, parcourut la Suisse et ses montagnes, mais éprouva aussi les beautés de l'Allemagne, les curiosités de l'Angleterre, de la Belgique, qu'il parcourut avec l'un de ses amis les plus chers, Nerval, goûta la blancheur des neiges russes... Gautier, qui n'aimait le catholicisme que pour certaines de ses créations esthétiques, et qui, ayant traversé quatre régimes (la Monarchie de Juillet, la Seconde République, le Second Empire, la IIIe République), n'eut que faiblement la fibre politique, ne revendiqua sans doute d'autre religion que celle de l'"Art", jugeant que seule une belle idée pouvait modeler, de l'intérieur et, comme par repoussé, une belle forme.

C'est en vertu de cette approche néoplatonicienne du réelle qu'on ne saurait le limiter à la superficialité d'un homme sans idée, dont la vie fut jalonnée de combats passionnés non seulement pour les grandes figures dont il peupla son panthéon personnel : Hugo, Delacroix, Ingres, Shakespeare... ; mais aussi pour les poètes mineurs dont le souci détermine une approche originale et nouvelle de l'histoire littéraire.  Car Théophile fut aussi l'auteur des Grotesques (1844), c'est-à-dire l'exhumateur d'écrivains dits secondaires injustement enfouis par les jugements hâtifs de la postérité sous la terre des grands monuments officiels de l'histoire littéraire, et qu'en bon archéologue il entreprend de déterrer, tel ce Villon dont Boileau put dire qu'il était mauvais romancier, parce que, ne l'ayant pas lu, il ignorait qu'il l'ait jamais été, se faisant ainsi le responsable d'une durable erreur judiciaire...

 

theophile gautier, autobiographie

 

[...] Gautier qui admira Hugo et Musset ne resta pas dans leur ombre, il suivit sa propre voie avec constance. [...] En 1835, son premier roman, Mademoiselle de Maupin, qui fustigeait le bourgeois et son culte de l'utile, fit date dans la bataille romantique. Trente-sept ans plus tard, la mort saisit Gautier alors qu'il écrit l'Histoire du romantisme, en plein récit de la bataille d'Hernani. Ce simple fait dit assez l'idée fixe qui détermina une existence remplie par la passion de l'art.

 

> A consulter également :

http://fichtre.hautetfort.com/archive/2013/05/02/theophil...

 

 

célébrations nationales, théophile gautier, 2011Consulter l'ouvrage :

Célébrations Nationales 2011

Ministère de la Culture et de la Communication

Direction Générale des patrimoines

Archives de France

2010

296 pages

http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/action-cultur...

 

 

jeudi, 25 juillet 2013

Les Liaisons dangereuses - Les 5e et 9e Symphonies de Beethoven - Le Requiem de Mozart

 

harissa
Harissa vers 1900

 


http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&am...


http://www.youtube.com/watch?v=t3217H8JppI&feature=pl...

 
http://www.youtube.com/watch?v=TBYtUs_aE7Y&feature=pl...

 

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 Extrait de https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Liaisons_dangereuses

 

les liaisons dangereuses  les liaisons dangereuses  les liaisons dangereuses

 

La marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont se jouent de la société pudibonde et privilégiée dans laquelle ils vivent. Se livrant à la débauche, ils ne cessent, tout au long du livre, de se narrer leurs exploits au travers des lettres qu’ils s’envoient, car ils ne se fréquentent pas ouvertement, et qui constituent le corps de l’intrigue. Mais, pour rivaux qu’ils soient, ils n’en sont pas pour autant à égalité. Le vicomte de Valmont est un homme et, à ce titre, il peut se montrer un libertin flamboyant au grand jour et sans retenue. Les lettres qu’il écrit à la marquise de Merteuil ne sont que le récit triomphant de ses aventures.

Il n’en va pas de même pour cette dernière. Si elle se doit de rivaliser avec le vicomte sur le terrain des aventures d’alcôve, la marquise de Merteuil, de plus, est contrainte à la dissimulation. Son statut social (elle est marquise), matrimonial (elle est veuve) et son sexe (elle est une femme dans un monde dominé par les hommes) l’obligent à la duplicité et à la tromperie. Si le vicomte use aussi de ces armes, ce n’est que pour séduire puis pour perdre, en les déshonorant, les femmes dont il fait la conquête. Il ne fait que prendre un chemin aisé qui ne transgresse que la morale de son époque.

Pour être son égale, la marquise de Merteuil doit, en plus, réussir à s’extraire du rôle qui lui est dévolu. Elle a déclaré la guerre aux hommes et, se voulant « née pour venger [son] sexe », elle utilise toute son intelligence pour conserver son indépendance, ses amants et sa réputation. Toute la force du roman réside dans la double narration de ces deux intrigues entremêlées. Le récit de leurs aventures libertines respectives, de leurs stratégies et de leurs péripéties mais aussi le combat qu’ils se livrent l’un contre l’autre. Un combat qui apparaît tout d’abord comme un jeu de séduction pour ensuite se transformer en rivalité destructrice. En définitive, les deux combattants se prendront mutuellement ce qu’ils ont de plus précieux. Le vicomte mourra en duel après avoir succombé à l’amour de madame de Tourvel dont il aura pourtant causé la perte. Le brillant libertin agonisera en amoureux désespéré d’avoir détruit celle qu’il aimait. La marquise de Merteuil perdra sa réputation, que toute sa vie elle s’était attachée à préserver, sa fortune, en perdant un procès et sa féminité qu’une petite vérole flétrira en la défigurant. 

La marquise de Merteuil est une libertine accomplie, qui a passé sa vie à se jouer des hommes tout en préservant son honneur sous des apparences de vertu. Elle décide, pour se venger de Gercourt, de faire de Cécile de Volanges sa pupille, en lui donnant une éducation libertine. Au fil des lettres, le lecteur découvre un personnage complexe qui a très jeune décidé de « venger son sexe ». Ses aventures amoureuses deviennent alors des conquêtes dont elle dispose à sa guise. Mariée jeune et veuve très rapidement, elle jouit d’une fortune importante. Par le passé, elle a été l’amante de Valmont et on apprend qu’elle a été la seule femme capable de lui tenir tête. Au début du roman, elle entretient une liaison avec un chevalier (Belleroche), mais après avoir tourné en ridicule le célèbre Prévan, elle trouve le moyen de s’en débarrasser pour se consacrer à Danceny. Son art de la dissimulation lui permet d’être perçue comme une femme vertueuse et elle devient la confidente de ses propres victimes, comme l’illustre exemple de Cécile de Volanges. Elle parvient même à manipuler Valmont en trouvant les mots pour le convaincre de rompre avec la seule femme qu’il ait jamais aimée, la présidente de Tourvel. Le personnage de Merteuil est vraiment fascinant car mystérieux et unique. Peu importe l'opinion du lecteur sur ses agissements, il ne peut qu'être admiratif des stratagèmes mis en place par la jeune femme pour vivre la vie à laquelle elle aspire dans une société patriarcale étouffante. Les femmes de son époque n'avaient pas le droit d'étudier les sciences, les philosophies... Car elles n'en étaient pas dignes, or, Mme de Merteuil explique dans la lettre 81 sa soif de connaissance, son besoin d'apprendre et de savoir. Dans un milieu où une femme n'est qu'un reflet de son époux, elle est devenue une machine, impassible et froide en surface pour pouvoir exister un peu. Sa relation avec le Vicomte de Valmont en est le parfait exemple et la faille en même temps. Il a une réputation de séducteur invétéré, et elle dit l'avoir voulu dès qu'elle a entendu parler de lui, comme un défi. Tout au long du roman, par plusieurs phrases, on sent une véritable profondeur entre les deux personnages principaux. Le fait même d'écrire en est un. La marquise de Merteuil cache soigneusement toutes les preuves de son libertinage et pourtant, raconte ses exploits dans les moindres détails à son allié et ami. C'est d'ailleurs la transmission des lettres par Valmont à Danceny lors de sa mort qui causera la perte de la marquise. Les deux libertins sont dans une constante surenchère. Ils veulent dominer l'autre, Merteuil parce que Valmont est un libertin avoué et reconnu, Valmont, parce que Merteuil est la seule femme qu'il n'ait jamais réussi à faire plier. Arrivés au sommet de leur art, l'affrontement est inévitable. La guerre est déclarée entre les deux, Merteuil se refusant à Valmont qui la voit comme un trophée et s'achèvera par leur perte. Valmont, libertin reconnu, meurt physiquement, Merteuil, modèle de vertu, meurt socialement.

La fin du roman est énigmatique, car aucun des personnages ne la revoit. « On dit qu'elle », « On dit que »... Mais personne ne peut confirmer les rumeurs. Il y a donc un mystère encore plus grand autour d'elle et elle devient presque un mythe. « On dit qu'elle » a été défigurée par la petite vérole, « On dit qu'elle » s'est enfuie en Hollande. Or, à cette époque, la Hollande est le pays des sorcières et des contes... Elle devient donc presque un personnage légendaire.

Le vicomte de Valmont agit sournoisement et met en place toute une stratégie pour séduire la présidente de Tourvel : on le découvre vite rusé, mais surtout très doué. Ses relations avec la marquise de Merteuil ne sont pas très explicites, chacun cherchant perpétuellement à impressionner l'autre pour se rendre plus désirable : ils étaient autrefois amants et, bien que désirant voler le cœur de la présidente, il se montre toujours autant épris de la marquise. Quant à elle, elle explique son désir de vengeance envers Gercourt, et c’est pourquoi elle essaie d’engager le vicomte à séduire Cécile : mais, trop intéressé par la présidente, il décline l'offre.

Ils en viennent alors à un pacte : s’il parvient à conquérir la Présidente de Tourvel, il pourra posséder la marquise qui lui résiste toujours. Son amour étant repoussé, il essaie encore de retourner la situation et conçoit comme une preuve d’amour le fait qu’elle l’autorise encore à lui écrire contre son départ. Il découvre que Madame de Volanges médisait sur son compte auprès de la présidente et, dès lors, pour s’en venger, il accepte l’ancienne mission que lui confiait la marquise : il se rend à Paris pour débaucher sa fille, prêt à séduire Cécile. Après avoir de tout son zèle contribué à la formation libertine de la « pupille » de Mme de Merteuil, il est chargé par la marquise de « s’emparer » de Danceny comme elle s’est emparée de Cécile, puis va être chargé par la même personne de relayer son rôle d'entremetteuse entre Cécile et le chevalier Danceny après que la mère de Cécile a eu connaissance de la relation unissant sa fille au chevalier. Après la fausse couche de Cécile, suite à sa relation avec le vicomte, ce dernier ne cesse d'irriter la marquise avec ses récits et surtout son amour inconscient pour la présidente.

Les interprétations sur ce personnage divergent. Certains diront qu'il se donne la mort pour avoir trahi Mme de Tourvel, d'autres penchent plutôt pour une autre thèse. Le Vicomte de Valmont reste un libertin et il serait trop simple de croire qu'une simple liaison puisse le ramener sur « le droit chemin ». La marquise de Merteuil et lui se livrent un combat à mort dans la dernière partie de l'œuvre, or, sa mort constitue la perte de son adversaire. Il meurt en la privant de sa réputation, chose vitale pour une femme du XVIIIe siècle. Le fait même qu'il remette au chevalier Danceny l'intégralité des lettres de Merteuil laisse à penser que son geste était mûrement réfléchi. C'est en se laissant tuer qu'il gagne leur bataille.

 

vierge, enfant, icone

 


http://www.youtube.com/watch?feature=player_detailpage&am...

 
http://www.youtube.com/watch?v=sPlhKP0nZII&feature=pl...

 

lundi, 15 juillet 2013

Rimbaud - I - Mauvais sang

 

rimbaud,munch
Autoportrait à la bouteille de vin, Munch

 

Extrait de Mauvais sang, Arthur Rimbaud

 

J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure.

Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps.

D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.

J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés : moi, je suis intact, et ça m'est égal.

Mais ! qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? Sans me servir pour vivre même de mon corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout. Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. - J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme. - J'ai connu chaque fils de famille !

Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France !

Mais non, rien.

Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.

Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église. J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte, j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi les mille féeries profanes. — Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. — Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne.

Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.

Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, - représentants du Christ.

Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui. Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert - le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.

Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, - le viatique, - on a la médecine et la philosophie, - les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie ! ...

La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?

C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.

Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l'Evangile a passé ! l'Evangile ! l'Evangile !

J'attends Dieu avec Gourmandise. Je suis de race inférieure, de toute éternité.

ME voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, - cille faisaient ces chers ancêtres autour des feux.

Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'oeil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal.. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. JE serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé

Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.

On ne part pas. - Reprenons les chemins d'ici, chargé de mon vice, le vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté, dès l'âge de raison - qui monte au ciel, me bat, me renverse, me traîne.

La dernière innocence et la dernière timidité. C'est dit. Ne pas porter au monde mes dégoûts et mes trahisons.

Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère.

A qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels coeurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? - Dans quel sens marcher ?

Plutôt, se garder de la justice. - La vie dure, l'abrutissement simple, - soulever, le poing desséché, le couvercle du cercueil, s'asseoir, s'étouffer. Ainsi point de vieillesse, ni de dangers : la terreur n'est pas française.

- Ah ! je suis tellement délaissé que j'offre à n'importe quelle divine image des élans vers la perfection.

Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant !

De profundis Domine, suis-je bête !

Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur - et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.

Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon coeur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.

Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.

Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon. Je me voyais devant une foule exaspérée, en face du peloton d'exécution, pleurant du malheur qu'ils n'aient pu comprendre, et pardonnant ! - Comme Jeanne d'Arc ! - "Prêtres, professeurs, maîtres, vous vous trompez en me livrant à la justice. Je n'ai jamais été de ce peuple-ci ; je n'ai jamais été chrétien ; je suis de la race qui chantait dans le supplice ; je ne comprends pas les lois ; je n'ai pas le sens moral, je suis une brute : vous vous trompez..."

Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ; empereur, vieille démangeaison, tu es nègre : tu as bu d'une liqueur non taxée, de la fabrique de Satan. - Ce peuple est inspiré par la fièvre et le cancer. Infirmes et vieillards sont tellement respectables qu'ils demandent à être bouillis. - Le plus malin est de quitter ce continent, où la folie rôde pour pourvoir d'otages ces misérables. J'entre au vrai royaume des enfants de Cham.

Connais-je encore la nature ? me connais-je ? - Plus de mots. J'ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l'heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant.

Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse !

Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler.

J'ai reçu au coeur le coup de la grâce. Ah ! je ne l'avais pas prévu !

Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers, le repentir me sera épargné. Je n'aurai pas eu les tourments de l'âme presque morte au bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice est bête ; il faut jeter les pourriture à l'écart. Mais l'horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l'heure de la pure douleur ! Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l'oubli de tout le malheur !

Vite ! est-il d'autres vies ? - Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul octroie les clefs de la science.

Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.

Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. - Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés, ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?

Sauvez-les !

La raison est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J'aimerai mes frères. Ce ne sont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir d'échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu.

L'ennui n'est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, - tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l'étendu de mon innocence.

Je ne serais plus capable de demander le réconfort d'une bastonnade. Je ne me crois pas embarqué pour une noce avec Jésus-Christ pour beau-père.

Je ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit : Dieu. Je veux la liberté dans le salut : comment la poursuivre ? Les goûts frivoles m'ont quitté. Plus besoin de dévouement ni d'amour divin. Je ne regrette pas le siècle des coeurs sensibles. Chacun a sa raison, mépris et charité : je retiens ma place au sommet de cette angélique échelle de bon sens.

Quant au bonheur établi, domestique ou non... non, je ne peux pas. Je suis trop dissipé, trop faible. La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde.

Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la mort !

Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien, la prière, - comme les anciens saints. - Les saints ! des forts ! les anachorètes, des artistes comme il n'en faut plus !

Farce continuelle ! Mon innocence me ferait pleurer. La vie est la farce à mener par tous.

Assez ! voici la punition. - En marche !

Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! la nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! le coeur... les membres...

Où va-t-on ? au combat ? je suis faible ! les autres avancent. Les outils, les armes... le temps ! ...

Feu ! feu sur moi ! Là ! ou je me rends. - Lâches ! - Je me tue ! Je me jette aux pieds des chevaux !

Ah ! ...

- Je m'y habituerai.

Ce serait la vie française, le sentier de l'honneur.

 

Pour le texte intégral commenté : http://abardel.free.fr/petite_anthologie/mauvais_%20sang_...

 

 

rimbaud
Arthur Rimbaud (1854-1891), 1873, par Jef Rosman

vendredi, 21 juin 2013

Théophile Gautier

 

Autobiographie, 1867 :

 

Au premier coup d'oeil, cela semble bien simple de rédiger des notes sur sa propre vie. On est, on le croit du moins, à la source des renseignements, et l'on serait mal veni ensuite de se plaindre de l'inexactitudes des biographes. " Connais-toi toi-même " est un bon conseil philosophique, mais plus difficile à suivre qu'on ne pense, et je découvre à mon embarras que je ne suis pas aussi bien informé sur mon propre compte que je me l'imaginais. Le visage qu'on regarde le moins est son visage à soi. Mais enfin, j'ai promis, il faut que je m'exécute.
  

 

theophile gautier, autobiographie
Théophile Gautier (1811-1872)

 

 
Diverses notices me font naître à Tarbes, le 31 août 1808. Cela n'a rien d'important, mais la vérité est que je suis venu dans ce monde où je devais tant faire de copie, le 31 août 1811, ce qui me donne un âge encore assez respectable pour m'en contenter. On a dit aussi que j'avais commencé mes études en cette ville et que j'étais entré en 1822, pour les finir, au collège Charlemagne. Les études que j'ai pu faire à Tarbes se bornent à peu de choses, car j'avais trois ans quand mes parents m'emmmenèrent à Paris à mon grand regret, et je ne suis retourné à mon lieu de naissance qu'une seule fois pour y passer vingt-quatre heure, il y a six ou sept ans. Chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour m'amener à des idées de suicide. Après avoir jeté mes joujoux par la fenêtre j'allais les suivre, si, heureusement ou malheureusement, on ne m'avait retenu par ma jaquette. On ne parvenait à m'endormir qu'en me disant qu'il fallait se reposer pour se lever de grand matin et retourner là-bas. Comme je ne savais que le patois gascon, il me semblait que j'étais en terre étrangère, et une fois, au bras de ma bonne, entendant des soldats qui passaient parler cette langue, pour moi la maternelle, je m'écriai : " Allons-nous-en avec eux, ceux-là sont des nôtres ! "

Cette impression ne s'est pas tout à fait effacée, et quoique, sauf le temps des voyages, j'aie passé toute ma vie à Paris, j'ai gardé un fond méridional. Mon père, du reste, était né dans le Comtat-Venaissin, et malgré une excellente éducation, on pouvait reconnaître à son accent l'ancien sujet du pape. On doute parfois de la mémoire des enfants. La mienne était telle, et la configuration des lieux s'y était si bien gravée qu'après plus de quarante ans j'ai pu reconnaître dans la rue qui mène au Mercadieu la maison où je naquis. Le souvenir des silhouettes de montagnes bleues qu'on découvre au bout de chaque ruelle et des ruisseaux d'eaux courantes qui, parmi les verdures, sillonnent la ville en tout sens, ne m'est jamais sorti de la tête et m'a souvent attendri aux heures songeuses.

Pour en finir avec ces détails puérils, j'ai été un enfant doux, triste et malingre, bizarrement olivâtre, et d'un teint qui étonnait mes jeunes camarades roses et blancs. Je ressemblais à quelque petit Espagnol de Cuba, frileux et nostalgique, envoyé en France pour faire son éducation. J'ai su lire à l'âge de cinq ans, et depuis ce temps je puis dire comme Apelles, nulla dies since lineâ. A ce propos, qu'on me permette de placer une courte anecdote.

Il y avait cinq ou six mois qu'on me faisait épeler sans grand succès ; je mordais fort mal au babe, bi, bo, bu, lorsqu'un jour de l'an le chevalier de Port de Guy, dont parle Victor Hugo dans les Misérables, et qui portait les cadavres de guillotinés avec l'évêque de ***, me fit cadeau d'un livre fort proprment relié et doré sur tranche et me dit : " Garde-le pour l'année prochaine, puisque tu ne sais pas encore lire. - Je sais lire, " répondis-je, pâle de colère et bouffi d'orgueil. J'emportai rageusement le volume dans un coin, et je fis de tels efforts de volonté et d'intelligence que je le déchiffrai d'un bout à l'autre et que je racontai le sujet au chevalier à sa première visite.

Ce livre c'était Lydie de Gersin. Le sceau mystérieux qui fermait pour moi les bibliothèques était rompu. Deux choses m'ont toujours épouvanté, c'est qu'un enfant apprît à parler et à lire : avec ces deux clefs qui ouvrent tout, le reste n'est rien. L'ouvrage qui fit sur moi le plus d'impression, ce fut Robinson Crusoe. J'en devins comme fou, je ne rêvais plus qu'île déserte et vie libre au sein de la nature, et me bâtissais, sous la table du salon, des cabanes avec des bûches où je restais enfermé des heures entières. Je ne m'intéressais qu'à Robinson seul, et l'arrivée de Vendredi rompait pour moi tout le charme.

Plus tard, Paul et Virginie me jetèrent dans un enivrement sans pareil, que ne me causèrent, lorsque je fus devenu grand, ni Shakspeare, ni Goëthe, ni lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni même Victor Hugo, que toute la jeunesse adorait à cette époque. A travers tout cela, sous la direction de mon père, fort bon humaniste, je commençais le latin, et à mes heures de récréation je faisais des vaisseaux correctement gréés, d'après les eaux-fortes d'Ozanne, que je copiais à la plume pour mieux me rendre compte de l'arrangement des cordages. Que d'heures j'ai passées à façonner une bûche et à la creuser avec du feu à la façon des sauvages ! Que de mouchoirs j'ai sacrifiés pour en faire des voiles ! Tout le monde croyais que je serais marin, et ma mère se désespérait par avance d'une vocation qui dans un temps donné devait m'éloigner d'elle. Ce goût enfantin m'a laissé la connaissances de tous les termes techniques de marine. Un de mes bâtiments, les voiles bien orientées, le gouvernail fixé dans une direction convenable, eut la glore de traverser tout seul la Seine en amon du pont d'Austerlitz. Jamais triomphateur romain ne fut plus fier que moi.

Aux vaisseaux succédèrent les théâtres en bois et en carton, dont il fallait peindre les décors, ce qui tournait mes idées vers la peinture. J'avais attrapé une huitaine d'années et l'on me mit au collège Louis le Grand, où je fus saisi d'un désespoir sans égal que rien ne put vaincre. La brutalité et la turbulence de mes petits compagnons de bagne me faisait horreur. Je mourrais de froid, d'ennui et d'isolement entre ces grands murs tristes, où, sous prétexte de me briser à la vie de collège, un immonde chien de cour s'était fait mon bourreau. Je conçus pour lui une haine qui n'est pas éteinte encore. S'il m'apparaissait reconnaissable après ce long espace de temps, je lui sauterais à la gorge et je l'étranglerais. Toutes les provisions que ma mère m'apportait restaient empilées dans mes poches et y moisissaient. Quant à la nourriture du réfectoire, mon estomac ne pouvait la supporter ; je dépérissais si visiblement que le proviseur s'en alarma : j'étais là-dedans comme une hirondelle prise qui ne veut plus manger et meurt. On était du reste très-content de mon travail, et je promettais un brillant élève si je vivais. Il fallut me retirer eet j'achevai le reste de mes études à Charlemagne, en qualité d'externe libre, titre dont j'étais entièrement fier, et que j'avais soin d'écrire en grosse lettres au coin de ma copie.

Mon père me servait de répétiteur, et c'est lui qui fut en réalité mon seul maître. Si j'ai quelque instruction et quelque talent, c'est à lui que je les dois. Je fus assez bon élève, mais avec des curiosités bizarres, qui ne plaisaient pas toujours aux professeurs. Je traitais les sujets de vers latins dans tous les mètres imaginables, et je me plaisais à imiter les styles qu'au collège on appelle la décadence. J'étais souvent taxé de barbarie et d'africanisme, et j'en étais charmé comme d'un compliment. je fis peu d'amis sur les bancs, excepté Eugène de Nully et Gérard de Nerval, déjà célèbre à Charlemagne par ses odes nationales, qui étaient imprimées.

Outre mes vers latins décadents, j'étudiais les vieux auteurs français, Villon et Rabelais surtout, que j'ai sus par coeur, je dessinais et je m'essayais à faire des vers français ; la première pièce dont je me souvienne était le Fleuve Scamandre, inspirée sans doute par le tableau de Lancrenon, des traductions du Musée, de l'Anthologie grecque, et plus tard un poëme de l'enlèvement d'Hélène, en vers de dix pieds. Toutes ces pièces se sont perdues. il n'y a pas grand mal. Une cuisinière moins lettrée que la Photis de Lucien en flamba des volailles, ne voulant pas employer du papier blanc à cet usage. De ces années de collège il ne me reste aucun souvenir agréable et je ne voudrais pas les revivre.

Pendant que je faisais ma rhétorique, il me vint une passion, celle de la nage, et je passais à l'école Petit tout le temps que me laissait les classes. Parfois même, pour parler le langage des collégiens, je filais, et passais toute la journée dans la rivière. Mon ambition était de devenir un caleçon rouge. C'est la seule de mes ambitions qui ait été réalisée. En ce temps-là, je n'avais aucune idée de me faire littérateur, mon goût me portait plutôt vers la peinture, et avant d'avoir fini ma philosophie j'étais entré chez Rioult, qui avait son atelier rue Saint-Antoine, près du temple protestant, à proximité de Charlemagne : ce qui me permettait d'aller à la classe après la séance. Rioult était un homme d'une laideur bizarre et spirituelle, qu'une paralysie forçait, comme Jouvenet, à peindre de la main gauche, et qui n'en était pas moins adroit. A ma première étude il me trouva plein de "chic", accusation au moins prématurée. La scène si bien racontée dans l'Affaire Clémenceau se joua pour moi sur la table de pose et le premier modèle de femme ne me parut pas beau et me désappointa singulièrement, tant l'art ajoute à la nature la plus parfaite. C'était cependant une très-jolie fille, dont j'appréciai plus tard, par comparaison, les lignes élégantes et pures ; mais d'après cette impression, j'ai toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair. Mais études de peintures me firent apercevoir d'un défaut que j'ignorais, c'est que j'avais la vue basse. quand j'étais au premier rang, cela allait bien, mais quand le tirage des places reléguait mon chevalet au fond de la salle, je n'ébauchais plus que des masses confuses.

 

théophile gautier


 
Je demeurais alors avec mes parents à la place Royale, n° 8, dans l'angle de la rangée d'arcades où se trouvait la mairie. Si je note ce détail, ce n'est pas pour indiquer à l'avenir une de mes demeures. Je ne suis pas de ceux dont la postérité signalera les maisons avec un buste ou une plaque de marbre. Mais cette circonstance influa beaucoup sur la direction de ma vie. Victor Hugo, quelque temps après la révolution de Juillet, était venu loger à la place Royale, au n° 6, dans la maison en retour d'équerre. On pouvait se parler d'une fenêtre à l'autre. J'avais été présenté à Hugo, rue Jean Goujon, par Gérard et Pétrus Borel, le licanthrope, Dieu sait avec quels tremblements et quelles angoisses Je restai plus d'une heure assis sur les marches de l'escalier avec mes deux cornacs, les priant d'attendre que je fusse un peu remis.

Hugo était alors dans toute sa gloire et son triomphe. Admis devant le Jupiter romantique, je ne sus pas même dire comme Henri Heine devant Goëthe :

          "Que les prunes étaient bonnes pour la soif sur le chemin d'Iéna à Weimar."

Mais les dieux et les rois ne dédaignent pas ces effarements de timidité admirative. Ils aiment assez qu'on s'évanouisse devant eux. Hugo daigna sourire et m'adresser quelques paroles encourageantes. C'était à l'époque des répétitions d'Hernani. Gérard et Pétrus se portèrent mes garants, et je reçus un de ces billets rouges marqués avec une griffe de la fière devise espagnole hierro (fer). On pensait que la représentation serait tumultueuse, et il fallait des jeunes gens enthousiastes pour soutenir la pièce. Les haines entre classiques et romantiques étaient aussi vives que celles des guelfes et des gibelins, des gluckistes et des piccinistes. Le succès fut éclatant comme un orage, avec sifflement des vents, éclairs, pluie et foudre. Toute une salle soulevée par l'admiration frénétique des uns et la colère opiniâtre des autres Ce fut à cette représentation que je vis pour la première fois Mme Emile de Girardin, vêtue de bleu, les cheveux roulés en longue spirale d'or comme dans le portrait d'Hersent. Elle applaudissait le poëte pour son génie, on l'applaudit pour sa beauté. A dater de là, je fus considéré comme un chaud néophyte, et j'obtins le commandement d'une petite escouade à qui je distribuais des billets rouges. On a dit et imprimé qu'aux batailles d'Hernani j'assommais les bourgeois récalcitrants avec mes poings énormes. Ce n'était pas l'envie qui me manquait, mais les poings. J'avais dix-huit ans à peine, j'étais frêle et délicat, et je gantais sept et un quart. Je fis depuis toutes les grandes campagnes romantiques. Au sortir du théâtre, nous écrivions sur les murailles « Vive Victor Hugo » pour propager sa gloire et ennuyer les Philistins. Jamais Dieu ne fut adoré avec plus de ferveur qu'Hugo. Nous étions étonnés de le voir marcher avec nous dans la rue comme un simple mortel, et il nous semblait qu'il n'eût dû sortir par la ville que sur un char triomphal traîné par un quadrige de chevaux blancs, avec une Victoire aîlée suspendant une couronne d'or au-dessus de sa tête. À vrai dire, je n'ai guère changé d'idée, et mon âge mûr approuve l'admiration de ma jeunesse.

A travers tout cela, je faisais des vers, et il y en eut bientôt assez pour former un petit volume entremêlé de pages blanches et d'épigraphes bizarres en toutes sortes de langues que je ne savais pas, selon la mode du temps. Mon père fit les frais de la publication, Rignoux m'imprima, et avec cet à-propos et ce flair des commotions politiques qui me caractérisent, je parus au passage des Panoramas, à la vitrine de Marie, éditeur, juste le 28 juillet 1830. On pense bien, sans que je le dise, qu'il ne se vendit pas beaucoup d'exemplaires de ce volume à couverture rose, intitulé modestement Poésies.

Le voisinage de l'illustre chef romantique rendit mes relations avec lui et avec l'école naturellement plus fréquentes. Peu à peu je négligeai la peinture et me tournai vers les idées littéraires. Hugo m'aimait assez et me laissait asseoir comme un page familier sur les marches de son trône féodal. Ivre d'une telle faveur, je voulus la mériter, et je rimai la Légende d'Albertus que je joignis avec quelques autres pièces à mon volume sombré dans la tempête, et dont l'édition me restait presque entière ; à ce volume, devenu rare, était jointe une eau-forte ultra-excentrique de Célestin Nanteuil. Ceci se passait vers, 1833. Le surnom d'Albertus me resta et l'on ne m'appelait guère autrement dans ce qu'Alfred de Musset appelait la grande boutique romantique. Chez Victor, je fis la connaissance d'Eugène Renduel, le libraire à la mode, l'éditeur au cabriolet d'ébène et d'acier. Il me demanda de lui faire quelque chose, parce que, disait-il, il me trouvait « drôle » Je lui fis les Jeunes France, espèce de précieuses ridicules du romantisme, puis Mademoiselle de Maupin, dont la préface souleva les journalistes, que j'y traitais fort mal. Nous regardions, en ce temps-là, les critiques comme des cuistres, des monstres, des eunuques et des champignons. Ayant vécu depuis avec eux, j'ai reconnu qu'ils n'étaient pas si noirs qu'ils en avaient l'air, étaient assez bons diables et même ne manquaient pas de talent.

J'avais, vers cette époque, quitté le nid paternel, et demeurais impasse du Doyenné, où logeaient aussi Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, qui habitaient ensemble un vieil appartement dont les fenêtres donnaient sur des terrains pleins de pierres taillées, d'orties et de vieux arbres. C'était la Thébaïde au milieu de Paris. C'est rue du Doyenné, dans ce salon où les rafraîchissements étaient remplacés par des fresques, que fut donné ce bal costumé qui resta célèbre, et où je vis pour la première fois ce pauvre Roger de Beauvoir, qui vient de mourir après de si longues souffrances, dans tout l'éclat de son succès, de sa jeunesse et de sa beauté. Il portait un magnifique costume vénitien à la Paul Véronèse grande robe de damas vert-pomme, ramagé d'argent, toquet de velours nacarat et maillot rouge en soie, chaîne d'or au col ; il était superbe, éblouissant de verve et d'entrain, et ce n'était pas le vin de Champagne qu'il avait bu chez nous qui lui donnait ce pétillement de bons mots. Dans cette soirée, Edouard Ourliac, qui plus tard est mort dans des sentiments de profonde dévotion, improvisait avec une âpreté terrible et un comique sinistre, ces charges amères où perçait déjà le dégoût du monde et des ridicules humains.

Dans ce petit logement de la rue du Doyenné, qui n'est plus aujourd'hui qu'un souvenir, J. Sandeau vint nous chercher de la part de Balzac pour coopérer à la Chronique de Paris, où nous écrivîmes la Morte amoureuse et la Chaîne d'or ou l'Amant partagé, sans compter un grand nombre d'articles de critique. Nous faisions aussi à la France littéraire, dirigée par Charles Malo, des esquisses biographiques delà plupart des poètes maltraités dans Boileau, et qui furent réunies sous le titre de Grotesques. A peu près vers ce temps (1836), nous entrâmes à La Presse, qui venait de se fonder, comme critique d'art. Un de nos premiers articles fut une appréciation des peintures d'Eugène Delacroix à la Chambre des députés. Tout en vaquant à ces travaux, nous composions un nouveau volume de vers la Comédie de la mort, qui parut en 1838. Fortunio, qui date à peu près de cette époque, fut inséré d'abord au Figaro sous forme de feuilletons qui se détachaient du journal et se pliaient en livre.

Là finit ma vie heureuse, indépendante et primesautière. On me chargea du feuilleton dramatique de la Presse, que je fis d'abord avec Gérard et ensuite tout seul pendant plus de vingt ans. Le journalisme, pour se venger de la préface de Mademoiselle de Maupin, m'avait accaparé et attelé à sa besogne. Que de meules j'ai tournées, que de seaux j'ai puisés à ces norias hebdomadaires ou quotidiennes, pour verser de l'eau dans le tonneau sans fond de la publicité J'ai travaillé à la Presse, au Figaro, à la Caricature, au Musée des Familles, à la Revue de Paris, à la Revue des Deux-Mondes, partout où l'on écrivait alors. [...]

 

theophile gautier, autobiographie



J'aimais beaucoup les cathédrales, sur la foi de Notre-Dame de Paris, mais la vue du Parthénon m'a guéri de la maladie gothique, qui n'a jamais été bien forte chez moi. J'ai écrit un Salon d'une vingtaine d'articles, toutes les années d'exposition à peu près, depuis 1837, et je continue, au Moniteur, la besogne de critique d'art et de théâtre que je faisais à la Presse. J'ai eu plusieurs ballets représentés à l'Opéra, entre autres Giselle et la Péri, où Carlotta Grisi conquit ses aîles de danseuse ; à d'autres théâtres, un vaudeville, deux pièces en vers : le Tricorne enchanté et Pierrot posthume ; à l'Odéon, des prologues et des discours d'ouverture. Un troisième volume de vers, Émaux et camées, a paru en 1852, pendant que j'étais à Constantinople. Sans être romancier de profession, je n'en ai pas moins bâclé, en mettant à part les nouvelles, une douzaine de romans les Jeunes France, Mademoiselle de Maupin, Fortunio, les Roués innocents, Militona, la Belle Jenny, Jean et Jeannette, Avatar, Jettatura, le Roman de la momie, Spirite, le Capitaine Fracasse, qui fut longtemps ma « Quinquengrogne (1), » lettre de change de ma jeunesse payée par mon âge mûr. Je ne compte pas une quantité innombrable d'articles sur toutes sortes de sujets. En tout quelque chose comme trois cents volumes, ce qui fait que tout le monde m'appelle paresseux et me demande à quoi je m'occupe. Voilà, en vérité, tout ce que je sais sur moi.

 

A consulter pour le texte intégral : http://www.litteratureaudio.com/livres-audio-gratuits-mp3...

vendredi, 07 juin 2013

Considérations sur l'art du roman - Romain Debluë

 

maxence caron,microcéphalopolis,via romana,choc esthétique
L'imprimerie, gravure d'après Jan van der Straet

 

 

Extrait de "Quand le furet s'endort", de Pierre Boutang, Romain Debluë, 2013

 

Étonnera nombreux, sans doute, interdits à l’imagination conceptuelle, l’hypothèse certes de prime abord saugrenue qu’un furet, tortueux petit animal que la langue latine d’un furittus fait petit voleur, puisse tenir en échec à la fois Kant et Hegel ; l’un en sa dichotomie entre fin et moyen radicalement appliquée à autrui, l’autre pas moins en sa dialectique du Maître et de l’Esclave. Le roman, en nos jours postérieurs, ayant déchu à n’être plus que son ombre, entendue poétique donc spectrale et en Enfer plusieurs fois descendue sans que jamais nul Orphée ne l’y puisse aller quérir, le roman n’a plus à présent vocation qu’à être miroir aux alouettes pour les quelques volucres de basse-cour qui emploient encore leur plume à s’y mirer littéraires et ne font que s’y abolir, – perpétuellement. S’il n’est plus aujourd’hui espace d’intelligence et de pensée, point ne faut-il pour autant amnésier qu’il naguère sut l’être et qu’avant que le Nouveau Roman sacre très haut l’exigence diabolique de laideur et de vacuité formofactice, il n’était pas miracle de pouvoir lire un roman pensant.

[...]

 

> Pour le texte intégral : http://amicusveritatis.over-blog.com/article-quand-le-fur...

 

samedi, 25 mai 2013

The-blue-pipe - XII - L'encens du poëte esseulé - Cocteau

 Remerciements à Adrien Vannier
pour avoir complété mes lectures.

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"Il est difficile, après avoir connu l’opium, de prendre la terre au sérieux".
 
 
 

[...] Ce que l’opium a apporté à Cocteau, c’est "une sieste extrême" ; l’opium, c’est "la femme fatale, les pagodes, les lanternes". C’est ce qui repose et inspire, une muse qui endort et éveille dans un autre monde, en dehors des hommes, mais dans une solitude qui n’a rien de solitaire… Une solitude en synergie avec la nature, et un soi-même qui échappe à la conscience. Une rupture avec lui-même, un long sommeil, après des années de drame. Une "femme fatale" qui fait tout oublier à l’amant, sinon elle, qui devient tout, qui se fait monde. [...]

"Il est difficile de vivre sans l'opium après l'avoir connu, car il est difficile, après avoir connu l'opium, de prendre la terre au sérieux".

Les gestes du fumeur, le rituel sophistiqué qu’exige l’opium sont en eux-mêmes un acte de création, une recréation du monde, égoïstes, désespérés. Quand l’opium s’est évanoui, comme l’écrit Cocteau, tout est trop léger- ou trop lourd. Le monde, qui s’était abandonné à l’artiste fumeur, tente de se réimposer. [...]

 

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cocteau, opium, encens
Jean Cocteau (1889-1963)

 

 

"La sagesse est d'être fou lorsque les circonstances en valent la peine. "
 

"Tout ce qu'on fait dans la vie, même l'amour, on le fait dans le train express qui roule vers la mort."
 

"Plus on est avide, plus il est indispensable de reculer coûte que coûte les bornes du merveilleux." 

 

" Le cinéma, c'est l'écriture moderne dont l'encre est la lumière."

 

 

Extrait de http://tpe-opium.e-monsite.com/:

 

En décembre 1928, Jean Cocteau entre à la clinique de Saint-Cloud où il doit subir une cure de désintoxication de l'opium. [...] Jean Cocteau, opiomane, écrit et dessine. Pour lui, il s'agit d'une même activité, du même acte créateur: "Ecrire pour moi, c'est dessiner, nouer les lignes de telle sorte qu'elles fassent écriture, ou les dénouer de telle sorte que l'écriture devienne dessin." [...] Ce journal de solitude s'éclaire de remarques sur le cinéma, sur la poésie, sur l'art. Le thème lancinant, qui revient au détour de chaque page, c'est celui de l'opium. Ainsi Jean Cocteau retrouve-t-il la grande tradition des poètes visionnaires, de Baudelaire et surtout de Rimbaud.

"Plus on est avide, plus il est indispensable de reculer coûte que coûte les bornes du merveilleux." Plus qu'à un témoignage personnel, c'est à une méditation sur la création, sur la poésie, sur le style, sur notre rapport même à l'existence que nous convie Jean Cocteau. Méditation poétique visant à cerner des notions subtiles. "Il faut laisser une trace de ce voyage que la mémoire oublie, il faut, lorsque c'est impossible, écrire, dessiner sans répondre aux invitations romanesques de la douleur, ne pas profiter de la souffrance comme d'une musique, se faire attacher le porte-plume au pied si nécessaire, aider les médecins que la paresse ne renseigne pas." Il pense que le rôle du poète n'est pas de prouver mais d'affirmer sans fournir aucune des preuves encombrantes qu'il possède et d'où résulte son affirmation. Le poète ne demande aucune admiration ; il veut être cru. [...] D'une remarquable pudeur sur les souffrances de la cure, Opium est le livre émouvant d'un homme reclus, qui évoque librement ses admirations ou ses affections, qu'elles aient pour nom Raymond Radiguet, Marcel Proust ou Chaplin. [...]

 

Interview du critique littéraire Paul Stho

[...]

Suite à quel événement a-t-il succombé à la prise de cette drogue?

Si l'on en croit les études psychologiques, faites par certains médecins, les consommateurs d'opium sont principalement des personnes ayant une vie difficile, où la souffrance était un sentiment permanent de leur quotidien. En étudiant de plus près la vie de Jean Cocteau,  nous nous sommes aperçus que les années en compagnie de Raymond Radiguet, son meilleur ami, sont d'une fécondité exceptionnelle et, lorsque le jeune poète romancier meurt en 1923, Cocteau est anéanti. C'est à la suite de ce deuil qu'il commencera à fumer de l'opium, pratique qu'il n'abandonnera plus tout sa vie durant, sinon pendant l'Occupation.

Nous avons appris récement la découverte de plusieurs lettres écrites par Jean Cocteau, que nous ont-elles apportées?

La plupart des lettres retrouvées sont des lettres destinées à la mère de Jean CocteauIl les a écrites quand il  se trouvait dans le sud de la France.  Il y écrit surtout ce qu'il ressent après les morts de ses différents amis, comme celle de Radiguet. On comprendra que Radiguet était comme une drogue pour Cocteau, et l'on comprend ainsi pourquoi il tombera dans l'opium car pour lui c'était comme pour combler un manque. Cocteau le dira lui-même dans ses lettres: "La mort de Raymond m'a tué", "la mort de Raymond m'a laissé seul, comme un fou, au milieu des débris d'une maison de cristal", "j'essaye de vivre ou plutot d'apprendre à vivre à la mort que je porte en moi. C'est atroce."

Quelle a été l'influence de l'opium sur le livre Opium de Jean Cocteau ?

Cocteau écrit son livre lors de sa deuxième cure de désintoxication. Cependant, il n'arrête pas sa consommation. Il peut écrire pendant des moments de "manque", où il perd complètement ses moyens, tremble, transpire... tout comme sous l'emprise de la drogue. Dans ces moments-ci, il expliquera l'effet que produit l'opium : il se sent  euphorique et critiquera la médecine. Pour lui, la médecine ne devrait pas perfectionner la désintoxication, mais devrait plutôt essayer de rendre l'opium inoffensif. [...]

 

> Quizz par ici : http://tpe-opium.e-monsite.com/pages/quizz/quizz.html

 

vendredi, 24 mai 2013

The-blue-pipe - XI - L'opium ou la cuisse - Jimmy Kempfer

 

opium, bas, jarretière, aiguille

 

Extrait de "Sexe, opium et morphine dans la littérature et l'histoire", Jimmy Kempfer : http://www.pistes.fr/swaps/52_165.htm

 

De l'Antiquité aux fumeries de l'époque coloniale, opiacés ont souvent rimé avec sexualité. Florilège.
 

"Jouir" serait, selon certains chercheurs, la signification de Hül-Gil, la désignation du pavot la plus ancienne que l’on connaisse, provenant d’une tablette sumérienne vieille de 5000 ans1. Depuis des temps immémoriaux, la consommation de substances psychoactives, notamment l’opium, est associée à la sexualité. Dans l’antique Rome, on préparait le Cocetum, un breuvage à base de pavot, pour détendre et préparer les jeunes Romaines à l’union conjugale. D’anciens traités médicaux arabes et indiens sont entièrement consacrés aux "pilules de la joie" 2, souvent à base d’opium, censées permettre aux riches levantins d’honorer leurs harems sans faiblir. A la cour des grands Moghols, bien des dignitaires sont opiophages car astreints à honorer d’innombrables concubines.

Les grimoires du XVe au XVIIIe siècle contiennent de nombreuses recettes, dans lesquelles on trouve souvent l’opium, pour "dénouer l’aiguillette" 3 ou "réactiver le feu qui couve sous la cendre". Les recettes aphrodisiaques de Cosme Ruggieri, le parfumeur de Catherine de Médicis, sont généralement opiacées.

Nicolas Venette, connu comme le fondateur de la sexologie, publie un des best-sellers du XVIIIe siècle : Tableau de l’amour conjugal ou histoire complète de la génération de l’homme. Il y décrit minutieusement les effets exhilarants de l’opium qu’il a complaisamment essayé sur lui-même et qu’il recommande selon de savants dosages et mélanges pour "parfaire les fonctions qui complaisent à Venus". Parallèlement, le laudanum4 est recommandé pour diminuer l’impétuosité de la nature afin de combattre "le fléau de l’onanisme". Les médecins avaient bien sûr remarqué "l’atrophie des facultés génésiques", effet secondaire fréquemment lié à la consommation régulière et à l’abus des opiacés. Selon la logique de l’époque, la masturbation était bien plus nocive que la dépendance à l’opium5.

Nous voyons là une même substance paradoxalement recommandée tantôt comme stimulant des rapports sexuels, tantôt pour favoriser la continence, la différence des effets étant souvent liée au dosage. Mais le contexte et la subjectivité sont à considérer également. Par ailleurs, l’opium étant le principal produit psychoactif connu, il était employé pour traiter d’innombrables troubles et pathologies.

Dans Valentine (1832), George Sand décrit de façon exemplaire l’emploi paradoxal de l’opium en fonction du contexte et de la motivation. Une femme mariée à un homme qu’elle n’aime pas se sert une double ration d’opium, avant la nuit de noces, pour avoir les sens totalement anesthésiés, ne ressentir aucune sensation et être "absente" durant l’acte. Mais lorsque, la formalité accomplie, le mari s’est retiré, son amant se glisse chez elle. Elle se réveille alors et "l’entoure de ses bras dans un ravissement opiacé".

Durant le XIXe siècle, de nombreux ouvrages médicaux recommandent invariablement l’opium, mélangé avec d’autres plantes telles la valériane mais également des solanacées6, pour traiter les "érotomanies" comme la nymphomanie, la "fureur utérine" et même la "satyriasis"7.

Les premières morphinomanes mondaines "qui entrent dans la morphine par la porte de la volupté" (par opposition aux personnes devenues morphinomanes suite à des affections douloureuses que la drogue soulageait) parlent de "ravissements extatiques" pour qualifier les effets d’une piqûre. Peu à peu naît une terminologie où la morphinomanie est associée à la recherche de voluptés et de jouissances immorales8. Les illustrations et descriptions sont puissamment suggestives pour une société qui considère la vue d’un mollet comme hautement érotique. Dans l’imaginaire "fin de siècle", la morphine est souvent associée aux visions d’une injection furtive, jupe relevée, dans la chair nue du gras de la cuisse, au dessus de la jarretière.

Peu à peu, la morphinomanie va être liée à la "déviance" sexuelle, surtout féminine. Le terrain est fertile pour susciter fascination et phantasmes et... faire vendre du papier. Des écrivains écrivent de pseudo-reportages riches en descriptions explicites. Quelques "spécialistes" évoquent l’utilisation de la morphine par des amants possessifs qui intoxiqueraient leur maîtresse pour "calmer ses ardeurs génésiques et s’en réserver l’exclusivité"8.

Le sujet est porteur, et les ouvrages décrivant "les langueurs, les débauches et la perversité dans lesquelles s’abîmeraient les demi-mondaines"9 sont nombreux. Les livres censés "porter l’effroi chez les gens du monde qui auraient envie de toucher jamais à la morphine"9 semblent susciter attrait et fascination, et contribuent à façonner pour des générations des représentations des drogues intimement associées au vice, à la prostitution et à une sexualité débridée fantasmée. Les innombrables éditions illustrées de belles alanguies dans les vapeurs d’opium des Paradis Artificiels de Baudelaire en témoigneront. Si le bourgeois éprouve "une peur exquise" devant la fascination de la "fureur utérine" que la morphine pourrait provoquer chez la femme, il admet par contre tout à fait que les filles de joie se droguent pour supporter leur métier.

Le mouvement de la "décadence fin de siècle" renforcera encore fortement l’association entre drogue et débauche. Les journaux à sensation rivalisent dans la surenchère. La passion de la morphine exacerberait les plus bas instincts, les narcotiques détraqueraient gravement l’orientation sexuelle et seraient la cause de la perversion pathologique de nombreux "invertis" et autres homosexuel(le)s. Quelques eugénistes voient là un avantage qui limiterait la reproduction des dégénérés. Pour d’autres, la morphine menace directement la natalité. La diatribe de Lefevre est édifiante : "La morphinomanie abolit les fonctions génitales, et c’est à l’impuissance absolue que courent les morphinomanes s’ils ne guérissent de bonne volonté ou contraints par d’énergiques conseillers"8. Précisons que la morphine était pure, facile d’accès, d’un prix raisonnable. Si la consommation moyenne se situait souvent aux alentours de un à deux grammes par jour, les quantités consommées par certains pouvaient dépasser les dix grammes par jour. A ce stade, il est évident que la libido est sérieusement neutralisée.

A partir du début du XXe siècle, des livres comme La divine Diane Kline, Lélie fumeuse d’opium, et les oeuvres de Claude Farrère, Maurice Magre ou Aldelswarth Fersen, souvent richement et explicitement illustrés, contribuent fortement à alimenter les imaginations. Bien des maisons de tolérance chic installent des fumeries d’opium. Les petites alliées et Fumée d’opium, de Claude Farrère, La tendre camarade, de Maurice Magre, restituent avec force détails comment activité sexuelle et opium sont intimement associés dans les bordels des ports de la métropole et les fumeries huppées des colonies. Les hommes y passent de longues heures en compagnie de Congaï très prévenantes qui, entre caresses et massages, préparent des pipes d’opium. A Java, les fumeries se situaient toujours à côté des "bordels" afin de pourvoir à l’essentiel et à l’agréable, selon le bon plaisir et la fantaisie des fumeurs. La littérature de ce pays comporte d’ailleurs un édifiant et très populaire poème mystique autour de l’opium créateur et aphrodisiaque : Suluk Batoloco.

Dans Le pur et l’impur, Colette, qui se rend parfois dans les fumeries parisiennes, décrit magistralement l’ambiance de frôlements, de soupirs, de halètements et de petits cris émanant des alcôves où se lovent les couples.

Durant les années 1920, La Garçonne de Victor Marguerite donne le ton. Cette héroïne des années folles est indépendante et n’a pas peur d’affirmer ostensiblement qu’elle fume de l’opium (et prise de la "coco") avant de faire l’amour. Parallèlement, toute une littérature coloniale présente l’usage de l’opium d’une façon insidieusement attractive : un "vice oriental" acceptable tant que cela se passe "aux colonies". Les descriptions des effets, généralement totalement fantasmés, y sont empreints d’une constante "érotisation" du ressenti. Les protagonistes subissent leur attirance pour la drogue qui les fait sombrer avec une bienveillante indulgence dans la luxure et les excès. Dans l’imaginaire de nos arrière grands-parents, l’opium étaient souvent intimement associé à la prostitution, la débauche et donc à la sexualité.

Yves Salgues, journaliste d’après-guerre auteur de L’héroïne, une vie (Ed. JC Lattes, 1987), s’adonna à l’opium durant l’occupation avant de tâter, puis de préférer l’héroïne. Voici comment il décrit certains effets de l’opium après ses premières pipes : "Une immense volupté d’être, une extase physique de chaque cellule... Le sexe raide, l’idée ne vous viendrait pas de saisir votre verge pour une masturbation... Vous vous laissez flotter, la pine à l’équerre, scrupuleusement attentif à ce qui se passe à l’intérieur."

Pour Albert de Pouvourville, "le potentiel de conscience sensorielle est décuplé. L’opium incite à la langueur, à savourer un état de tension érotique durant des heures, en dehors de tout acte sexuel, les seules limites sont celles d’une imagination, qui par définition, sont abolies par l’action de la drogue"10.

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> Pour la suite : http://www.pistes.fr/swaps/52_165.htm

 



1 Merlin Mark David, On the trail of the ancient opium poppy, Associated University Presses, Londres, 1984.
2 Rätsch Christian, Encyklopädie der psychoaktiven pflanzen, Botanik, ethnopharmakologie und anwendung, AT Verlag, Aarau, 1997.
3 Lorsqu’un homme était incapable de pénétrer sa femme, il était fréquent d’attribuer cette impuissance à un maléfice : "l’aiguillette nouée". Le remède consistait souvent en des pénitences accompagnées de potions ayant des propriétés déshinibantes et contenant généralement opium, plants de chanvre femelle, sarriette et autres "herbes aux satyres".
4 Teinture alcoolique d’opium aromatisée au safran, très utilisée jusqu’au début du XXe siècle pour soulager la douleur et toutes sortes de troubles physiques ou moraux.
5 Duché Didier Jacques, Histoire de l’onanisme, PUF, 1994.
6 Plantes contenant de l’atropine telles le datura, la belladone, la jusquiame.
7 Quetel Claude, Morel Pierre, Les fous et leurs médecines de la Renaissance au XXe siècle, Hachette Littérature, 1979.
8 Yvorel Jean-Jacques, Les poisons de l’esprit (Drogues et drogués au XIXe siècle).
9 de Liedekerke Arnould, La belle époque de l’opium, aux éditions de la Différence, Le Sphinx, 1984.
10 Te Duc Nguyen (Albert de Pouvourville alias Matgioi), Le livre de l’opium, Ed. Guy Tredaniel, 1979.