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vendredi, 24 mai 2013

The-blue-pipe - XI - L'opium ou la cuisse - Jimmy Kempfer

 

opium, bas, jarretière, aiguille

 

Extrait de "Sexe, opium et morphine dans la littérature et l'histoire", Jimmy Kempfer : http://www.pistes.fr/swaps/52_165.htm

 

De l'Antiquité aux fumeries de l'époque coloniale, opiacés ont souvent rimé avec sexualité. Florilège.
 

"Jouir" serait, selon certains chercheurs, la signification de Hül-Gil, la désignation du pavot la plus ancienne que l’on connaisse, provenant d’une tablette sumérienne vieille de 5000 ans1. Depuis des temps immémoriaux, la consommation de substances psychoactives, notamment l’opium, est associée à la sexualité. Dans l’antique Rome, on préparait le Cocetum, un breuvage à base de pavot, pour détendre et préparer les jeunes Romaines à l’union conjugale. D’anciens traités médicaux arabes et indiens sont entièrement consacrés aux "pilules de la joie" 2, souvent à base d’opium, censées permettre aux riches levantins d’honorer leurs harems sans faiblir. A la cour des grands Moghols, bien des dignitaires sont opiophages car astreints à honorer d’innombrables concubines.

Les grimoires du XVe au XVIIIe siècle contiennent de nombreuses recettes, dans lesquelles on trouve souvent l’opium, pour "dénouer l’aiguillette" 3 ou "réactiver le feu qui couve sous la cendre". Les recettes aphrodisiaques de Cosme Ruggieri, le parfumeur de Catherine de Médicis, sont généralement opiacées.

Nicolas Venette, connu comme le fondateur de la sexologie, publie un des best-sellers du XVIIIe siècle : Tableau de l’amour conjugal ou histoire complète de la génération de l’homme. Il y décrit minutieusement les effets exhilarants de l’opium qu’il a complaisamment essayé sur lui-même et qu’il recommande selon de savants dosages et mélanges pour "parfaire les fonctions qui complaisent à Venus". Parallèlement, le laudanum4 est recommandé pour diminuer l’impétuosité de la nature afin de combattre "le fléau de l’onanisme". Les médecins avaient bien sûr remarqué "l’atrophie des facultés génésiques", effet secondaire fréquemment lié à la consommation régulière et à l’abus des opiacés. Selon la logique de l’époque, la masturbation était bien plus nocive que la dépendance à l’opium5.

Nous voyons là une même substance paradoxalement recommandée tantôt comme stimulant des rapports sexuels, tantôt pour favoriser la continence, la différence des effets étant souvent liée au dosage. Mais le contexte et la subjectivité sont à considérer également. Par ailleurs, l’opium étant le principal produit psychoactif connu, il était employé pour traiter d’innombrables troubles et pathologies.

Dans Valentine (1832), George Sand décrit de façon exemplaire l’emploi paradoxal de l’opium en fonction du contexte et de la motivation. Une femme mariée à un homme qu’elle n’aime pas se sert une double ration d’opium, avant la nuit de noces, pour avoir les sens totalement anesthésiés, ne ressentir aucune sensation et être "absente" durant l’acte. Mais lorsque, la formalité accomplie, le mari s’est retiré, son amant se glisse chez elle. Elle se réveille alors et "l’entoure de ses bras dans un ravissement opiacé".

Durant le XIXe siècle, de nombreux ouvrages médicaux recommandent invariablement l’opium, mélangé avec d’autres plantes telles la valériane mais également des solanacées6, pour traiter les "érotomanies" comme la nymphomanie, la "fureur utérine" et même la "satyriasis"7.

Les premières morphinomanes mondaines "qui entrent dans la morphine par la porte de la volupté" (par opposition aux personnes devenues morphinomanes suite à des affections douloureuses que la drogue soulageait) parlent de "ravissements extatiques" pour qualifier les effets d’une piqûre. Peu à peu naît une terminologie où la morphinomanie est associée à la recherche de voluptés et de jouissances immorales8. Les illustrations et descriptions sont puissamment suggestives pour une société qui considère la vue d’un mollet comme hautement érotique. Dans l’imaginaire "fin de siècle", la morphine est souvent associée aux visions d’une injection furtive, jupe relevée, dans la chair nue du gras de la cuisse, au dessus de la jarretière.

Peu à peu, la morphinomanie va être liée à la "déviance" sexuelle, surtout féminine. Le terrain est fertile pour susciter fascination et phantasmes et... faire vendre du papier. Des écrivains écrivent de pseudo-reportages riches en descriptions explicites. Quelques "spécialistes" évoquent l’utilisation de la morphine par des amants possessifs qui intoxiqueraient leur maîtresse pour "calmer ses ardeurs génésiques et s’en réserver l’exclusivité"8.

Le sujet est porteur, et les ouvrages décrivant "les langueurs, les débauches et la perversité dans lesquelles s’abîmeraient les demi-mondaines"9 sont nombreux. Les livres censés "porter l’effroi chez les gens du monde qui auraient envie de toucher jamais à la morphine"9 semblent susciter attrait et fascination, et contribuent à façonner pour des générations des représentations des drogues intimement associées au vice, à la prostitution et à une sexualité débridée fantasmée. Les innombrables éditions illustrées de belles alanguies dans les vapeurs d’opium des Paradis Artificiels de Baudelaire en témoigneront. Si le bourgeois éprouve "une peur exquise" devant la fascination de la "fureur utérine" que la morphine pourrait provoquer chez la femme, il admet par contre tout à fait que les filles de joie se droguent pour supporter leur métier.

Le mouvement de la "décadence fin de siècle" renforcera encore fortement l’association entre drogue et débauche. Les journaux à sensation rivalisent dans la surenchère. La passion de la morphine exacerberait les plus bas instincts, les narcotiques détraqueraient gravement l’orientation sexuelle et seraient la cause de la perversion pathologique de nombreux "invertis" et autres homosexuel(le)s. Quelques eugénistes voient là un avantage qui limiterait la reproduction des dégénérés. Pour d’autres, la morphine menace directement la natalité. La diatribe de Lefevre est édifiante : "La morphinomanie abolit les fonctions génitales, et c’est à l’impuissance absolue que courent les morphinomanes s’ils ne guérissent de bonne volonté ou contraints par d’énergiques conseillers"8. Précisons que la morphine était pure, facile d’accès, d’un prix raisonnable. Si la consommation moyenne se situait souvent aux alentours de un à deux grammes par jour, les quantités consommées par certains pouvaient dépasser les dix grammes par jour. A ce stade, il est évident que la libido est sérieusement neutralisée.

A partir du début du XXe siècle, des livres comme La divine Diane Kline, Lélie fumeuse d’opium, et les oeuvres de Claude Farrère, Maurice Magre ou Aldelswarth Fersen, souvent richement et explicitement illustrés, contribuent fortement à alimenter les imaginations. Bien des maisons de tolérance chic installent des fumeries d’opium. Les petites alliées et Fumée d’opium, de Claude Farrère, La tendre camarade, de Maurice Magre, restituent avec force détails comment activité sexuelle et opium sont intimement associés dans les bordels des ports de la métropole et les fumeries huppées des colonies. Les hommes y passent de longues heures en compagnie de Congaï très prévenantes qui, entre caresses et massages, préparent des pipes d’opium. A Java, les fumeries se situaient toujours à côté des "bordels" afin de pourvoir à l’essentiel et à l’agréable, selon le bon plaisir et la fantaisie des fumeurs. La littérature de ce pays comporte d’ailleurs un édifiant et très populaire poème mystique autour de l’opium créateur et aphrodisiaque : Suluk Batoloco.

Dans Le pur et l’impur, Colette, qui se rend parfois dans les fumeries parisiennes, décrit magistralement l’ambiance de frôlements, de soupirs, de halètements et de petits cris émanant des alcôves où se lovent les couples.

Durant les années 1920, La Garçonne de Victor Marguerite donne le ton. Cette héroïne des années folles est indépendante et n’a pas peur d’affirmer ostensiblement qu’elle fume de l’opium (et prise de la "coco") avant de faire l’amour. Parallèlement, toute une littérature coloniale présente l’usage de l’opium d’une façon insidieusement attractive : un "vice oriental" acceptable tant que cela se passe "aux colonies". Les descriptions des effets, généralement totalement fantasmés, y sont empreints d’une constante "érotisation" du ressenti. Les protagonistes subissent leur attirance pour la drogue qui les fait sombrer avec une bienveillante indulgence dans la luxure et les excès. Dans l’imaginaire de nos arrière grands-parents, l’opium étaient souvent intimement associé à la prostitution, la débauche et donc à la sexualité.

Yves Salgues, journaliste d’après-guerre auteur de L’héroïne, une vie (Ed. JC Lattes, 1987), s’adonna à l’opium durant l’occupation avant de tâter, puis de préférer l’héroïne. Voici comment il décrit certains effets de l’opium après ses premières pipes : "Une immense volupté d’être, une extase physique de chaque cellule... Le sexe raide, l’idée ne vous viendrait pas de saisir votre verge pour une masturbation... Vous vous laissez flotter, la pine à l’équerre, scrupuleusement attentif à ce qui se passe à l’intérieur."

Pour Albert de Pouvourville, "le potentiel de conscience sensorielle est décuplé. L’opium incite à la langueur, à savourer un état de tension érotique durant des heures, en dehors de tout acte sexuel, les seules limites sont celles d’une imagination, qui par définition, sont abolies par l’action de la drogue"10.

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> Pour la suite : http://www.pistes.fr/swaps/52_165.htm

 



1 Merlin Mark David, On the trail of the ancient opium poppy, Associated University Presses, Londres, 1984.
2 Rätsch Christian, Encyklopädie der psychoaktiven pflanzen, Botanik, ethnopharmakologie und anwendung, AT Verlag, Aarau, 1997.
3 Lorsqu’un homme était incapable de pénétrer sa femme, il était fréquent d’attribuer cette impuissance à un maléfice : "l’aiguillette nouée". Le remède consistait souvent en des pénitences accompagnées de potions ayant des propriétés déshinibantes et contenant généralement opium, plants de chanvre femelle, sarriette et autres "herbes aux satyres".
4 Teinture alcoolique d’opium aromatisée au safran, très utilisée jusqu’au début du XXe siècle pour soulager la douleur et toutes sortes de troubles physiques ou moraux.
5 Duché Didier Jacques, Histoire de l’onanisme, PUF, 1994.
6 Plantes contenant de l’atropine telles le datura, la belladone, la jusquiame.
7 Quetel Claude, Morel Pierre, Les fous et leurs médecines de la Renaissance au XXe siècle, Hachette Littérature, 1979.
8 Yvorel Jean-Jacques, Les poisons de l’esprit (Drogues et drogués au XIXe siècle).
9 de Liedekerke Arnould, La belle époque de l’opium, aux éditions de la Différence, Le Sphinx, 1984.
10 Te Duc Nguyen (Albert de Pouvourville alias Matgioi), Le livre de l’opium, Ed. Guy Tredaniel, 1979.

 

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