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dimanche, 17 novembre 2013

Il passa un vêtement, et il se jeta à l'eau - Jn 21

 

Eglise Saint-François, Lausanne, Suisse
Eglise Saint-François, Lausanne, Suisse
Crédits photographiques Jana Hobeika
 

 

5ème dimanche de Pâques, semaine du 28 avril au 4 mai 2013 :

"Il passa un vêtement, et il se jeta à l'eau" (Jn 21), Père Luc de Bellescize, paroisse Notre-Dame de Grâce de Passy

 

> http://www.ndgrace-passy.com/editoriaux/edito130428.htm 

 

     Pierre met son vêtement car il était nu, et il se jette à l'eau. C'est un geste très étrange, car nous ferions plutôt l'inverse. On retire généralement son vêtement avant de se jeter à l'eau. Pierre est nu, car il avait dit : "Je te suivrai et en prison et à la mort" (Lc 22, 33), mais face au regard de la servante auprès du feu il avait renié trois fois. Ainsi l'homme trop sûr de lui-même s'est-il retrouvé mis à nu, face à lui-même. Ici Pierre est à nouveau revêtu du Christ, et il se jette à l'eau comme pour un nouveau baptême. Vous tous qui avez été baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ, dit l'apôtre Paul (Ga 3, 27). Car l'homme, même vieux, peut toujours renaître ; même écrasé de péché, il peut retrouver son âme d'enfant. Pierre, m'aimes-tu ? Ces trois questions guérissent Pierre de sa triple trahison et font de lui un roc revenu de sa faiblesse.

     L'Eglise n'a pas besoin de purs et d'incorruptibles, elle a besoin de pasteurs revenus de leur faiblesse, relevés de leurs péchés, capables de miséricorde, car ils l'ont d'abord accueillie pour eux-mêmes. Elle a besoin aussi d'hommes libres, prêts à aller jusqu'à la mort parce que l'honneur les pousse au respect inconditionnel d'eux-mêmes et de leur Maître et Seigneur. Notre monde, notre pays, a grand besoin d'hommes libres. Certains demandent la liberté de conscience. Mais la liberté se prend, elle ne se demande pas. Le jour où dans un pays les citoyens, ou leurs représentants, demandent à être libres, le despotisme est aux portes. Être libre, quitte à perdre son poste, quitte à perdre son influence, quitte à perdre sa tête, comme saint Thomas More, chancelier du roi, patron des hommes politiques, qui refusa de suivre Henri VIII en son mariage arrangé. Il vaut mieux finir la tête en moins que de trahir sa propre vie.

   Que le Seigneur nous donne cette grâce de ne jamais piétiner notre honneur. Il est "privilège des fillettes de quinze ans", comme le dit la chanson, mais il est aussi la force de Pierre, du vieillard revenu de sa trahison, qui se laissera conduire à la mort parce qu'il n'a pas voulu renier le Prince de la vie. "Un autre te mettra ta ceinture, et te mènera là où tu n'aurais jamais voulu aller". C'est dans le martyre que Pierre répond enfin à la question : M'aimes tu ?, car il se donne tout entier à Celui qui s'est donné à lui tout entier.

 

lundi, 11 novembre 2013

Après l'orgie, la simulation par fractale - Jean Baudrillard (il y a plus de vingt ans)

 

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Crédits photographiques Sylvia El Aarabi 

 

Extrait de La Transparence du Mal, 1990, Jean Baudrillard, Galilée (pp 11 à 16) :

 

S'il fallait caractériser l'état actuel des choses, je dirais que c'est celui d'après l'orgie. L'orgie, c'est tout le moment explosif de la modernité, celui de la libération dans tous les domaines. Libération politique, libération sexuelle, libération des forces productives, libération des forces destructives, libération de la femme, de l'enfant, des pulsions inconscientes, libération de l'art. Assomption de tous les modèles de représentation, de tous les modèles d'anti-représentation. Ce fut une orgie totale, de réel, de rationnel, de sexuel, de critique et d'anti-critique, de croissance et de crise de croissance. Nous avons parcouru tous les chemins de la production et de la surproduction virtuelle d'objets, de signes, de messages, d'idéologies, de plaisirs. Aujourd'hui, tout est libéré, les jeux sont faits, et nous nous retrouvons collectivement devant la question cruciale : QUE FAIRE APRES L'ORGIE ?

Nous ne pouvons plus que simuler l'orgie et la libération, faire semblant d'aller dans le même sens en accélérant, mais en réalité nous accélérons dans le vide, parce que toutes les finalités de la libération sont déjà derrière nous et que ce par quoi nous sommes hantés, obsédés, c'est par cette anticipation de tous les résultats, par la disponibilité de tous les signes, de  toutes les formes, de tous les désirs. Que faire alors ? C'est ça l'état de simulation, celui où nous  ne pouvons que rejouer tous les scénarios parce qu'ils ont déjà eu lieu - réellement ou virtuellement. C'est celui de l'utopie réalisée, de toutes les utopies réalisées, où il faut paradoxalement continuer de vivre comme si elles ne l'étaient pas. Mais puisqu'elles le sont, et puisque nous ne pouvons plus garder l'espoir de les réaliser, il ne nous reste qu'à les hyper-réaliser dans une simulation indéfinie. Nous vivons dans la reproduction indéfinie d'idéaux, de fantasmes, d'images, de rêves qui sont désormais derrière nous, et qu'il nous faut cependant reproduire dans une sorte d'indifférence fatale.

Au fond partout la révolution a bien eu lieu, mais pas du tout comme on l'attendait. Partout ce qui a été libéré l'a été pour passer à la circulation pure, pour passer sur orbite. Avec quelque recul, on peut dire que l'aboutissement inéluctable de toute libération est de fomenter et d'alimenter les réseaux. Les choses libérées sont vouées à la commutation incessante, et donc à l'indétermination grandissante et au principe d'incertitude.

Rien (ni même Dieu) ne disparaît plus par la fin ou la mort, mais la prolifération, contamination, saturation et transparence, exténuation et extermination, par épidémie de simulation, transfert dans l'existence seconde de la simulation. Plus de mode fatal de disparition, mais un mode fractal de dispersion.

 

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Signe astrologique du sagittaire, Yves Bady

 

Rien ne se réfléchit plus vraiment, ni en miroir, ni en abyme (qui n'est encore que le dédoublement à l'infini de la conscience). La logique de la dispersion virale des réseaux n'est plus celle de la valeur, ni donc de l'équivalence. Il n'y a plus de révolution, mais une circonvolution, une involution de la valeur. A la fois une compulsion centripète, et une excentricité de tous les systèmes, une métastase interne, une autovirulence fiévreuse qui les porte à exploser au-delà de leurs propres limites, à outrepasser leur propre logique, non dans la tautologie pure, mais dans une montée en puissance, dans une potentialisation fantastique où ils jouent leur propre perte.

[...] Après le stade naturel, le stade marchand, le stade structural, voici venu le stade fractal de la valeur. Au premier correspondait un référent naturel, et la valeur se développait en référence à un usage naturel du monde. Au second correspondait un équivalent général, et la valeur se développait en référence à une logique de la marchandise. Au troisième correspond un code, et la valeur s'y déploie en référence à un ensemble de modèles. Au quatrième stade, le stade fractal, ou encore le stade viral, ou encore le stade irradié de la valeur, il n'y a plus de référence du tout, la valeur irradie dans toutes les directions, dans tous les interstices, sans référence à quoi que ce soit, par pure contiguïté. A ce stade fractal, il n'y a plus d'équivalence, ni naturelle ni générale, il n'y a plus à proprement parler de loi de la valeur, il n'y a plus qu'une sorte d'épidémie de la valeur, de métastase générale de la valeur, de prolifération et de dispersion aléatoire. En toute rigueur, il ne faudrait plus parler de valeur, puisque cette sorte de démultiplication et de réaction de chaîne rend impossible toute évaluation. [...] Le bien n'est plus à la verticale du mal, rien ne se range plus en abscisses et en ordonnées. Chaque particule suit son propre mouvement, chaque valeur, ou fragment de valeur, brille un instant dans le ciel de la simulation, puis disparaît dans le vide, selon une ligne brisée qui ne rencontre qu'exceptionnellement celle des autres. C'est le schéma même du fractal, et c'est le schéma actuel de notre culture.

Quand les choses, les signes, les actions sont libérées de leur idée, de leur concept, de leur essence, de leur valeur, de leur référence, de leur origine et de leur fin, alors elles entrent dans une auto-reproduction à l'infini. Les choses continuent de fonctionner alors que l'idée en a depuis longtemps disparu. Elles continuent de fonctionner dans une indifférence totale à leur propre contenu. Et le paradoxe est qu'elles fonctionnent d'autant mieux.

Ainsi, l'idée de progrès a disparu, mais le progrès continue. L'idée de la richesse qui sous-tend la production a disparu, mais la production continue de plus belle. Elle accélère au contraire à mesure qu'elle devient indifférente à ses finalités d'origine. Du politique, on peut dire que l'idée en a disparu, mais que le jeu politique continue dans une indifférence secrète à son propre enjeu. [...] Toute chose qui perd son idée est comme l'homme qui a perdu son ombre - elle tombe dans un délire où elle se perd.

 

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Signe astrologique de la vierge, Yves Bady

 

[...] Alors s'estompe en quelque sorte dans tous les domaines de la grande aventure de la sexualité, des êtres sexués - au profit du stade antérieur (?) des êtres immortels et asexués, de reproduisant comme des protozoaires, par simple division du Même et déclinaison du code. Les être technologiques actuels, les machines, les clones, les prothèses, tendent tous vers ce type de reproduction et tout doucement ils induisent le même processus chez les êtres dits humains et sexués. [...]

La possibilité de la métaphore s'évanouit dans tous les domaines. [...] Et notre mélancolie vient peut-être de là, car la métaphore était belle encore, esthétique, elle jouait de la différence et de l'illusion de la différence. [...]

 

la transparence du mal, jean baudrillardSe procurer l'ouvrage :

La Transparence du Mal

Jean Baudrillard

1990

Galilée

179 pages

http://www.amazon.fr/transparence-du-mal-Jean-Baudrillard...

 

dimanche, 06 octobre 2013

Je viens vers Toi, Jésus - Cranach

 

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 Tête du Christ couronné d'épines, Lucas Cranach l'Ancien

 

Comme l'argile se laisse faire
entre les mains agiles du potier,
Ainsi mon âme se laisse faire,
ainsi mon coeur te cherche, toi mon Dieu.

Je viens vers toi, Jésus.
Je viens vers toi, Jésus.

Comme une terre qui est aride,
ainsi mon coeur désire ton eau vive.
Tu es la source qui désaltère :
qui croit en toi n'aura plus jamais soif.

Je viens vers toi, Jésus.
Je viens vers toi, Jésus.

Comme un veilleur attend l'aurore
ainsi mon âme espère en ta Parole.
Car ta Parole est une lampe,
une lumière allumée sur mes pas.

 

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Eglise Saint-Sulpice
Crédits photographiques Jana Hobeika

 

jeudi, 03 octobre 2013

Considérations sur le silence #13 - Dr. Emile Roge

 

mickael roussel
Crédits photographiques Mickaël Roussel

   

Extrait de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Dr. Emile Roge

 

La description physique des conditions nécessaires et suffisantes
pour que le son se propage

 

J'entends par là que dans le vide, il n'y a que du silence, et qu'il y a une contradiction formelle entre la circulation des photos, en un mot de la lumière, qui traverse le vide, et le son, qui s'anéantit. Cette considération physique me paraît primordiale.

Et ce n'est que par voie de conséquence, oserai-je dire, que dans l'instauration, l'installation et le maintien du silence - que ces trois processus soient normaux ou pathologiques - se réinstaurent deux éléments : l'un traverse l'espace sans qu'il soit besoin de mots : c'est le regards ; l'autre, c'est le corps. Dès l'instant que le corps du langage : le son, disparaît, le langage du corps réapparaît. [...] C'est dans la mesure même où le silence s'installe que le corps en devient d'autant plus éloquent. [...]

Face au silence - aussi bien qu'au verbiage - de l'autre, si l'on se concentre - ou, si vous préférez, si l'on se perd - dans son propre silence, si l'on se met à parler silencieusement à l'intérieur, et si l'on coupe la silence ou le verbiage de l'autre en lui demandant "A quoi pensez-vous", on s'aperçoit qu'il y a des concordances extraordinairement frappantes de pensée ; voire c'est le même mot qui avait déjà surgi dans votre propre pensée qui surgit chez l'autre. A tel point que, expérience aidant, on en vient à comprendre et à saisir une réalité : dans le silence, on peut imposer des mots à l'autre, qui souvent va rompre le silence par des mots auxquels vous pensiez. [...] 

 

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Eglise Saint-Eustache, Paris
Crédits photographiques Jana Hobeika

 

L'aspect régressif du silence de l'analyste

 

C'est, pourrait-on dire, le versant négatif de la fonction paternelle que tout analyste (aussi bien masculin que féminin) doit avoir - au moins à certains moments, et dès que sont dépassés les émois infantiles d'un moi qui demande avant tout à être rassuré. Ce silence, c'est la réponse non-réponse du Père au Christ Jésus au Jardin des Oliviers ; c'est à la fois une condamnation à mort et la reconnaissance de la dignité du Fils et de son destin, par rapport à la toute-puissance, réelle ou supposée, du Père.

[...]

L'homme moderne a une véritable terreur du silence : le moindre bruit de son corps, lorsqu'il se tait, prête immédiatement à interprétation péjorative ; il n'y a que les sons qu'il émet de ses "sphincters supérieurs" qui lui paraissent merveilleux ! Quand le silence est installé, même pendant des séances de psychothérapie, le corps parle, pour couper la parole à celui qui ne disait rien : bruits incongrus, résonances fâcheuses, flatulences, pétulences, viennent casser, de façon impromptue mais terriblement efficace, le silence. Et c'est dans ces moments-là que l'analyste peut dire - comme Lacan, mais cette fois-ci d'une façon merveilleusement adaptée : "ça parle" ! Ceci pour répéter que le silence réinstaure un langage corporel trop souvent méconnu, ou plutôt réduit au silence.

[...]

Ainsi, l'expérience du silence est toujours l'expérience de l'expression du plus grand, du plus fort, du plus terrible ; du plus grand plaisir, de la plus grande terreur, de la plus insupportable souffrance, qui sont tous indicibles. Le silence - celui du cabinet - fait de l'analyste une référence approchée de l'Absolu. C'est le silence qui fait de nous, thérapeutes, une référence incontournable ; un pivot, un mât, un signal, un phare.

Que l'on prenne le terme - peu m'importe - de sublimation freudienne ou de transcendance jungienne, le silence apparaît comme l'axe essentiel et permanent du plus spécifiquement humain. Il n'y a, à mon avis, que deux substances véritablement archétypiques et spécifiquement humaines que l'on puisse rompre dans le sens d'une communion (je n'ai pas entendu ce mot dans vos exposés), d'une participation, d'une compréhension et d'un amour mutuel : ce sont le silence et le pain. Toutes les autres ruptures sont des cassures pour l'être humain.

 

mercredi, 02 octobre 2013

Considérations sur le silence #12 - Martine Boublil

elie hobeika
Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

  

Elever notre silence.

 

Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Martine Boublil

 

Si d'un côté, le silence est le creuset de la musique de l'âme, de l'autre côté, nous pourrions dire avec Freud que le silence est un voile que nous essayons de jeter sur la mort. [...]

Dans l'ombre de la mort comme au coeur de la vie, le silence est. Le monde du silence est notre origine, notre source ; le silence est aussi notre fin. Notre trajectoire personnelle consiste, me semble-t-il, à élever notre silence. Et ce n'est bien sûr par un hasard si le silence est au coeur de toute pratique analytique.

[...]

Dans un premier temps, je me contenterai d'évoquer le silence comme lieu, espace et temps de l'action psychologique, en me fondant sur cette phrase de Faust : "Au commencement était l'action", qui fait écho à une autre phrase : "Au commencement était le Verbe". Mon propos est alors de montrer comment la relation au silence, le vécu du silence par le patient renvoie à des stades du développement et à des images fondatrices : les archétypes.

[...]

[Les silences] montrent la complémentarité des apports de Freud et de Jung.

L'éclairage que Freud apporte est essentiellement centré sur la notion de processus, en termes de circulation de la libido :
- processus de développement, avec les stades oral, anal, génital et phallique ;
- processus de relation conscient-inconscient, avec les notions de résistante et de refoulement ;
- processus de relation à l'autre, avec la mise en évidence du transfert ;
- processus de dérivation de la pulsion, avec le concept de sublimation.

L'éclairage de Jung nous amènera à poser d'autres repères, qui renvoient aussi aux processus, mais tendus vers le but à atteindre. Nous aborderons les concepts suivants :
- les concepts d'archétypes ;
- les dimensions psychologiques, non pas comme mécanismes mais comme finalité ;
- le transfert et son rôle dans la transformation ;
- la fonction transcendante ;
- le phénomène de synchronicité ;
- la relation au Soi.

Les freudiens sont donc centrés essentiellement sur des processus, et ceux-ci sont constatés chez tous les patients, ce qui appelle une attitude plus systématique du thérapeute. Et le silence de l'analyste sera une règle (érigée par les disciples de Freud plus que par Freud lui-même, mais nous reviendrons sur ce point).

Pour les jungiens au contraire, les repères précédemment évoqués invitent à une attitude différenciée suivant les patients et les phases de la cure. Le silence n'est pas repli ; il est médiateur.

Pour illustrer mon propos, je voudrais opposer deux situations concernant Freud et Jung thérapeutes.
C'est Emmon Von N. qui intime à Freud l'ordre de se taire et de lui laisser dire ce qu'elle a à dire ; de cesser de l'interroger et de l'écouter, plutôt que de chercher à savoir, à vérifier une théorie, une hypothèse. C'était l'époque où Freud utilisait la suggestion, et intervenait donc très activement dans la cure.
C'est avec Emmy et cette nouvelle attitude que s'ouvre pour les freudiens l'espace du transfert.
Je crois surtout que cette patiente a demandé à Freud de ne plus être un objet chargé de vérifier ou de confirmer une théorie, et qu'elle pose là une demande d'être sujet. Il me vient à ce propos cette très belle phrase de René Char : "Aucun oiseau n'a le coeur de chanter dans un buisson de questions."

A l'opposé du cas d'Emmy, je citerai une remarque d'Aniéla Jaffé à propos de Jung thérapeute :
"Lorsqu'on venait le voir avec une interrogation spécifique, particulière, il n'était pas rare que celui-ci vous parle longuement... Comme il était un conteur extraordinaire, et par respect pour lui, elle n'osait l'interrompre pour lui poser sa question. Mais à la fin de la séance, ou plus tard, elle comprenait que l'histoire racontée était au coeur de sa question."

[...] Le refoulement, pour Freud, s'accomplit en silence. La question que l'on peut se poser est celle de la résistance par rapport au silence. La résistance voile-t-elle un impossible à dire à l'autre, ou dévoile-t-elle, par le silence du patient, son existence ? Dans un cas, il s'agit de taire, de cacher ; dans l'autre, il s'agit de révéler qu'il y a quelque chose qui ne peut se dire. [...]

Mais quel était le rapport de C.G. Jung avec le silence ?
Sa collaboratrice des derniers temps de sa vie nous présente Jung d'une façon contrastée : à la fois grand conteur (nous l'avons évoqué tout à l'heure) mais aussi grand silencieux. Il aimait particulièrement sa maison de Bollingen, maison qu'il acquit un an avant la mort de sa mère, en 1922. Maison qui lui apportait par dessus tout le silence. C'est dans cette maison qu'il écrivit la majeure partie de son oeuvre spirituelle.
Aniela Jaffé nous dit que c'est dans le silence intérieur et extérieur de Bolligen que prenaient forme ses pensées créatrices. C'est là qu'il écrivit :
- Dialectique du Moi et de l'Inconscient ;
- Commentaire du mystère de la fleur d'or ;
- Psychologie et Alchimie ;
- Psychologie du transfert ;
- Réponse à Job ;
- Afon.
Pour ne citer que quelques unes de ses oeuvres.
Il dit dans "ma vie" : "Dans ma tour à Bollingen, on vit comme il y a bien des siècles. Elle durera plus que moi. Sa situation, son style, évoquent des temps depuis longtemps révolus... Rien n'y vient troubler les morts ; les âmes de mes ancêtres sont entretenues par l'atmosphère spirituelle de la maison, parce que je leur donne, tant bien que mal, comme je le puis, la réponse à des questions que jadis leur vie avait laissées en suspens. Je les ai même dessinées sur les murs. C'est comme si une grande famille silencieuse, étendue sur des siècles, peuplait la maison. Je vis là mon personnage n°2, et je vois en grand la vie qui devient et disparaît."
Si je cite ce passage de Jung, c'est pour illustrer le fait que pour lui "notre âme comme notre corps est composée d'éléments qui tous ont déjà existé dans la lignée des ancêtres." Dans le silence de sa tour, Jung vivait en communion avec son passé, ses racines, mais aussi avec l'humanité tout entière.

[...] Le silence devient alors symbole du secret de fabrication de l'oeuvre [...].

 

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Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

 

En quoi le silence pose-t-il la question de la fonction transcendante ?
J'utiliserai ici une approche analogique. Si, dans l'analyse, la matière à échanger est véhiculée par la parole, le silence pourrait représenter l'indicible, mais pourtant existant, à savoir l'Inconscient. L'équilibre parole-silence, l'harmonie entre les deux, ne seraient-ils pas alors reflets de l'union conscient-inconscient, ou tout au moins indicateurs d'une libre circulation entre les deux ? La fonction transcendante ne serait-elle pas alors l'accès à la dimension symbolique ? "Les symboles expriment et impriment", dit Jacobi ; ils expriment par l'image l'activité psychique, et ils peuvent en même temps faire sens, c'est-à-dire imprimer leur sens. [...]

[...] Mais ce qui est frappant à ce point de la réflexion, c'est à quel point tous les phénomènes qui nous dépassent se déroulent dans le silence. Alors, que représente donc le silence de si universel, de si pur, pour qu'il soit toujours présent à l'essentiel ?

Je ferai référence ici à un sermon de Maître Eckart : "Quand toutes choses reposaient dans un profond silence, descendit vers moi d'en haut, du trône royal, un mot secret."

Maître Eckart s'interroge ainsi : où est le silence, où le mot peut-il être prononcé ? Il répond : dans la partie la plus pure que l'âme puisse présenter : dans l'essence de l'âme, dans le fond de l'âme ; là seulement, il y a place et repos pour cette naissance, place pour que Dieu y dise sa parole.

Le silence, essence de l'âme, ne peut que nous conduire au sacré [...]. Le Soi, nous dit Jung, est "non seulement le centre, mais aussi la circonférence complète qui embrasse à la fois conscient et inconscient ; il est le centre de cette totalité, tout comme le moi est le centre de la conscience. Le Soi est aussi le but de la vie, car il est l'expression la plus complète de ces combinaisons du destin, qu'on appelle un individu."

Le silence est sans doute le lieu d'expression du Soi.

[...] Les moines sistériens disent que "le silence est une tour qui élève l'âme jusqu'à Dieu". [...]

 

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Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

 

mardi, 01 octobre 2013

Considérations sur le silence #11 - Trois patients - Martine Boublil

 

Extraits de la conférence du 10 juin 1991 à Paris, "Silence psychiatrique, silence analytique", Martine Boublil

 

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Fil chenille pour artisan de Montmartre
Crédits photographiques Jana Hobeika

 

Le silence boulimique.

 

Anne est boulimique ; de mots, de nourriture, d'importance : elle est boulimique des autres. Elle est très intelligente, et elle n'en fait rien. Elle est prise dans les filets de la Grand Mère. La mère est elle-même obèse, envahie par la matière.

Toute la plainte d'Anne est dans le désir et la peur de ressembler à sa mère, de se fondre en elle. Tout se passe comme si son corps devait être de plus en plus gros pour faire fuir la mort dont il est infiltré. Anne se vautre sur le canapé ; son corps, sous des dehors décontracté, parle son inertie, et il faut toute son intelligence et son aisance verbale pour la cacher.

Anne est la soeur de son père, la mère et la fille de sa mère ; elle s'est mariée avec un homme qui est son frère, ami plus qu'amant. Anne est dans un impossible silence, une impossible solitude. Le silence et la solitude représentent pour elle une régression mortifère, une peur terrible qu'elle ne peut pas évoquer. Sa souffrance même, elle ne la reconnaît pas ; elle évoque vaguement un mal-être, qu'elle masque brillamment par un langage enjoué.

Le silence pour Anne, c'est à la fois les mailles du filet de la Grand Mère et le manque, le vide de Père.
Quelle peut être la position du thérapeute, si ce n'est accueillir ce flot de paroles, plus liquide que solide, et l'interroger, solliciter son intelligence pour lui donner un sens, une direction. Le silence total de l'analyste le permettrait-il ? ne renverrait-il pas à cet espace originel, fusionnel avec la Grand Mère ? Le silence est pour elle espace dangereux, espace de non-vie, car il n'a pas rencontré le temps, la loi du Père.

Anne est extravertie ; en caricaturant, je dirai même poreuse aux autres. Le projet thérapeutique, pour elle, est la conquête de son introversion à laquelle elle n'a pas encore accès.
Anne a décidé de reprendre des études, et elle a choisi ce qui me semble de bon augure : l'histoire des religions.

 

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Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

 

Le silence œdipien.

  

Pour Jacques, le silence est bien différent.

Comme s'il voulait garder la maîtrise de la matière verbale de la séance, Jacques parle sans cesse, nous bloque dans son récit monotone, atone, répétitif, et sa logorrhée ressemble fort à une diarrhée verbale. Jacques veut rester maître de la matière à échanger : pourquoi ? Parce que cette matière l'accroche à la vie, et qu'il n'est pas encore sûr que la vie l'emporte sur la mort. C'est cette pulsion de mort qui crée l'ennui ; d'ailleurs, ne parle-t-on pas d'ennui mortel ?...

Physiquement, Jacques s'assied sur le canapé comme sur un trône. Le seule silence de Jacques, ce sont ses actes manqués, quand il se trompe de jour de rendez-vous ; ce qu'il fait deux fois sur quatre, et non sans vérifier à la séance suivante que je l'avais bien attendu.

Pourquoi ces rendez-vous manqués ? Je dirai, pour reprendre son souffle avant d'affronter l'essentiel de ce qui l'amène et dont il n'est pas conscient, à savoir une dépression. Dépression qui sera révélée par un rêve dont il comprendra le message. A partir de là, son discours va se transformer. Jacques s'humanise : il s'ouvre, et le silence peut exister ponctuellement. L'angoisse est toujours là, mais elle commence à pouvoir se dire.

Pour Jacques, la parole est matière ; elle est même dans un premier temps don de matière, qu'il me semble indispensable d'accueillir et de reconnaître, y compris verbalement. Je prendrai ici l'image de la mère félicitant le tout-petit de ses exploits, mais à la différence de celle-ci, je ferai le tri : je l'amènerai, non à s'identifier à la matière, mais à la discriminer ; et en ce sens, c'est bien plus la fonction paternelle qui sera mienne.

Mais revenons sur le silence impossible de Jacques et sur ses rendez-vous manqués. Jacques a été abandonné, dit-il, par sa mère. Ses parents ayant divorcés, il a été élevé par son père et n'a pour ainsi dire plus vu sa mère. Or son père s'est comporté à son égard davantage comme une mère que comme un père. Par ses rendez-vous manqués, assuré que je l'attendais, il a vérifié ma capacité d'accueil, capacité à être une mère qui l'attend, celle qu'il n'a jamais eue. Ce qui a permis de poser d'un côté le registre maternel pour ensuite redonner au verbe un sens, dans - ou vers - le registre paternel. Le silence impossible, c'était la non-différenciation père-mère. La peur du vide durement expérimentée, et qui renvoie à une vie partiellement vécue ; dans son cas, seulement extérieurement vécue... Toute en surface.

 

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Crédits photographiques Elie Emile Hobeika

 

Le silence.

 

Pour Jeanne, le silence est tout autre. Pour elle, le silence est temps : temps de réflexion, de méditation, temps délicieux rien qu'à elle, temps qui peut s'étirer parfois et conduire à la rêverie. Jeanne est dans un autre rythme : les silences sont aussi féconds que les paroles, car c'est d'eux que jaillissent le sens. Pour elle qui a vécu dans la promiscuité et le bruit, le silence la conduit tout droit au jardin avec son père, lorsque, petite, elle goûtait cet unique moment d'intimité avec lui. Il lui montrait les gestes du travail de la nature, et elle restait là, à le regarder et à l'attendre. Mais la mère de Jeanne a fait barrage ; elle a brisé la communication entre eux.

Pour Jeanne, le silence réactive l'archétype paternel, et dépasse largement le cadre du père réel. Il est un catalyseur essentiel.

 

dimanche, 22 septembre 2013

Dans tes blessures, cache-moi - Le Pérugin

 

crucifixion, le perugin
La Crucifixion, Le Pérugin 

> http://fichtre.hautetfort.com/archive/2012/10/11/la-cruci...

 

24ème dimanche du Temps ordinaire, semaine du 15 au 21 septembre 2013 :

"Ton frère était mort, et il est revenu à la vie (Lc 15, 1-32)", Père Luc de Bellescize, paroisse Notre-Dame de Grâce de Passy 

 

L'Eglise n'a pas d'autre raison d'être que d'annoncer la miséricorde du Seigneur. C'est la bonne nouvelle que nous avons à proclamer au monde. Le corps blessé du Christ est le signe de sa Miséricorde, la réponse de Dieu au scandale du Mal. Nous annonçons Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. Nous annonçons le Roi, qui règne par sa croix. Dieu s'est laissé blesser pour sauver l'homme blessé. Le Seigneur s'est endormi dans la mort pour réveiller l'homme de la mort, et de notre lien de connivence avec les ténèbres. Car aucun d'entre nous n'est vierge face à la mort. Par notre péché, nous méritons la mort et pour nous elle est juste, comme l'exprime le bon larron. Si nous sommes des êtres libres, y compris face à la mort, c'est parce que nous sommes cachés dans les plaies de Jésus crucifié, signes de sa victoire. "Dans tes blessures, cache-moi", dit saint Ignace de Loyola dans sa belle prière de l'Anima Christi.

 

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Musée du Vatican
Crédits photographiqes Daphné Marciel

 

Jésus leur a dit : la Paix soit avec vous ! Puis il leur montra ses mains et son côté. La miséricorde du Seigneur n'est pas un chiffon rapide qui a effacé hâtivement les blessures du monde. C'est par ses plaies que Jésus donne sa Paix. Dieu n'a pas fermé les yeux sur le scandale du Mal. Il en a payé le prix. Le bienheureux Jean-Paul II, qui connaissait par expérience la puissance des ténèbres, s'est voulu apôtre de la Miséricorde, et il a porté sa part de la Croix du Rédempteur, afin de manifester au monde la tendresse de Dieu.

Je me souviens, c'était à Rome en l'an 2000, aux Journées Mondiales de la Jeunesse. Nous avions sauté les barrières avec quelques amis, et nous étions assis à côté du cardinal Lustiger, au pied des marches du podium, à la veillée du soir. Soudain, trois jeunes se mirent à courir vers le Pape. Deux d'entre eux furent immédiatement plaqués au sol par les gardes suisses. L'un d'entre eux réussit à parvenir jusqu'au Saint Père, qui le reçut dans ses deux bras grands ouverts. Il y eut ensuite un long dialogue entre ce jeune et le Pape, devant plus d'un million de pèlerins. Plusieurs fois, le secrétaire demanda au jeune de partir, mais Jean-Paul II le laissa rester. Ce fut un instant de grâce extraordinaire, comme un reflet de la Miséricorde d'un Dieu qui s'est laissé toucher, qui a ouvert son coeur, qui a ouvert ses bras à l'homme blessé afin qu'il puisse recevoir la Paix. Le Coeur ouvert du Christ en Croix est dispensateur de Paix. "Ton frère était mort, et il est revenu à la vie. Il était perdu, et il est retrouvé".

  

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Eglise Saint-Pierre
Crédits photographiques Daphné Marciel

 

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Eglise Saint-Pierre
Crédits photographiques Daphné Marciel

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Eglise Saint-Pierre
Crédits photographiques Daphné Marciel

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Eglise Saint-Pierre
Crédits photographiques Daphné Marciel

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Eglise Saint-Pierre
Crédits photographiques Daphné Marciel