lundi, 07 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Chants 21, 23, 24, 30, 33 - Delacroix
La barque de Dante (Dante et Virgile aux Enfers), Eugène Delacroix, 1822
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Chant 21
[...]
Je me tournai alors comme un homme anxieux
de voir le danger qu'il doit fuir
et que la peur soudaine désarçonne,
mais qui, pour voir, ne prend pas de retard :
et je vis derrière nous un diable noir
qui venait en courant sur le rocher.
[...]
Chant 23
[...] "Si j'étais de verre étamé
je ne refléterais pas ton image extérieure
plus vite que je n'accueille celle de ton âme.
Car tes pensées venaient parmi les miennes,
si pareilles de geste et de visage,
que j'ai fait de toutes un seul dessein.
Si la berge à main droite est assez douce
pour que nous puissions passer dans l'autre bolge,
nous éviterons la chasse imaginée."
Il n'avait pas fini d'expliquer ce projet
que je les vis venir, les ailes déployées,
non loin de nous, pour nous saisir.
Mon guide me prit aussitôt dans ses bras,
comme une mère éveillée par le bruit
qui, voyant tout près les flammes allumées,
prend son enfant et fuit sans s'arrêter,
ayant plus soin de lui que d'elle,
à peine vêtue d'une seule chemise ;
sur le dos, du haut de la dure falaise,
il se laissa glisser sur le rocher en pente
qui ferme un des côtés de l'autre bolge.
Jamais l'eau ne coula si vite par un canal
pour faire tourner sur terre une roue de moulin,
quand elle approche le plus près de ses aubes,
que ne fit mon maître sur ce rebord
en me portant sur sa poitrine,
comme son enfant, non comme un compagnon.
[...]
Et le moine : "J'ai entendu jadis dire à Bologne
que le diable a beaucoup de vices, et entre autres,
qu'il est menteur et père de mensonge."
Mon guide à ces mots s'en alla à grands pas,
un peu troublé par la colère, en son visage ;
et je quittai alors ces accablés,
suivant la trace de ses pieds bien-aimés.
Chant 24
[...]
Ainsi mon maître me fit m'épouvanter
quand je vis son front se troubler de la sorte,
mais bientôt il mit un baume sur le mal :
car quand nous arrivâmes au pont brisé,
il se tourna vers moi, mon guide, avec cet air
très doux que je lui vis d'abord au pied du mont.
Il ouvrit les bras, après avoir tenu
conseil avec lui-même, et bien considéré
l'éboulement - et puis il me saisit.
Comme celui qui pense et agit à la fois,
et qui semble toujours tout penser à l'avance,
ainsi, me portant vers la cime
d'un gros rocher, il avisa un autre bloc
et dit : "Accroche-toi bien à celui-ci ;
mais éprouve d'abord s'il peut te soutenir."
[...]
L'haleine des poumons s'était faite si courte,
lorsque j'y fus, que je ne pus aller plus loin,
et je m'assis à la première halte.
"Il faut maintenant que tu chasses la paresse",
dit mon maître : "ce n'est pas assis sous la plume
ni sous la couette, qu'on arrive à la gloire ;
or qui consume sa vie sans elle
laisse de soi, sur terre, trace pareille à celle
de la fumée dans l'air, et de l'écume dans l'eau.
Lève-toi donc ; vaincs cette angoisse
par le courage qui gagne les batailles,
s'il ne fléchit pas sous le poids du corps.
Il nous faudra monter plus longue échelle ;
avoir laissé les diables ne suffit pas.
Si tu m'entends, que la leçon te serve."
Je me levai alors, en me montrant pourvu
de plus de souffle que je n'en sentais,
et dis : "Va donc, je suis fort et hardi."
[...]
Chant 30
[...]
J'étais tout entier tendu à les entendre,
quand mon maître me dit : "Prends garde !
encore un peu et je m'emporte contre toi !"
Lorsque je l'entendis parler avec colère,
je me tournai vers lui avec une telle honte
qu'elle s'agite encore dans ma mémoire.
Et tel est celui qui rêve son dommage
et qui en rêvant espère qu'il rêve,
désirant ce qui est, comme si ce n'était pas ;
tel je devins alors, sans plus pouvoir parler,
car je désirais m'excuser, et m'excusais
de fait, tout en croyant ne pas le faire.
"Moins de regret peut laver faute plus grosse",
me dit mon maître, "que n'a été la tienne ;
aussi décharge-toi de tout chagrin,
et rappelle-toi que je suis près de toi,
s'il advient encore que fortune t'amène
là où sont des gens en pareille querelle ;
car vouloir les entendre est bas désir."
Chant 33
[...]
"Mais étends la main à présent jusqu'ici,
ouvre-moi les yeux." Et moi, je ne les ouvris pas,
et ce fut courtoisie de lui être vilain.
[...]
Chant 34
[...]
Comme je devins alors glacé, sans force,
ne le demande pas, lecteur, et je ne l'écris pas,
car toute parole serait trop peu.
Je ne mourus pas, et ne restai pas vivant :
juge par toi-même, si tu as fleur d'intelligence,
ce que je devins, sans mort et sans vie.
[...]
Et si alors je fus troublé,
les gens grossiers le penseront, qui ne voient pas
quel est le point que j'avais dépassé.
[...]
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
08:11 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : l'enfer, dante, divine comédie, delacroix
dimanche, 06 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Introduction, Chants 8, 10, 15, 16 & 17 - Botticelli
La carte de l'Enfer, Botticelli
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Introduction
[...]
Lorsqu'il parle de son oeuvre, Dante ne parle jamais d'une fiction. Il emploie le mot de Comédie (ce qui veut dire qu'elle finit bien), et la qualification de "poème sacré" - rapportant une expérience ayant valeur de vérité, et l'ayant pour tout les hommes. Elle a pour but, son auteur le précise en ces termes, de "tirer de l'état de misère les vivants dans cette vie et de les conduire à l'état de félicité".
[...]
Chant 8
[...]
"O mon cher guide, toi qui plus de sept fois
m'as rendu la sécurité et m'as tiré
des terribles dangers qui me menaçaient,
ne me laisse pas", lui dis-je, "si défait ;
et s'il est interdit d'aller plus loin,
revenons vite ensemble sur nos pas."
Et ce seigneur qui m'avait mené jusque-là
me dit : "N'aie crainte ; il n'est personne qui puisse
nous barrer le passage : trop grand est qui l'accord.
Mais attends-moi ici : ranime ton esprit harassé
et nourris-le de bonne espérance,
je ne te laisserai pas dans le monde d'en bas."
Il s'en va ainsi, et là m'abandonne,
mon doux père, et moi je reste en suspens,
car oui et non se battent dans ma tête.
[...]
Chant 10
[...]
Il semble qu'avant l'heure, si j'entends bien,
vous puissiez voir ce que le temps apporte,
mais pour le présent vous ayez autre usage.
"Nous voyons, comme ceux qui n'ont pas de bons yeux",
dit-il, "les choses qui sont lointaines ;
c'est ainsi que Dieu nous donne sa lumière.
Notre intellect est vain pour tout ce qui est proche
ou présent ; et si nul ne vient nous parler,
nous ignorons tout de l'état humain.
Tu comprends ainsi que notre connaissance
sera toute morte à partir de l'instant
où sera fermée la porte du futur."
[...]
"Garde en mémoire ce que tu viens d'entendre
contre toi", me commanda ce sage ;
"et à présent sois attentif", et il dressa le doigt :
"quand tu seras devant le doux regard
de celle dont les beaux yeux* voient toutes choses,
tu sauras d'elle tout le voyage de ta vie."
[...]
* de celle dont les beaux yeux : Béatrice.
Chant 15
[...]
"Si ma demande était comblée",
lui répondis-je, "vous ne seriez pas encore
mis au ban de la vie humaine ;
car dans ma mémoire est gravée, et me navre à présent,
la chère et bonne image paternelle
de vous quand sur la terre vous m'enseigniez
heure après heure comment l'homme se rend éternel ;
quel gré je vous en sais durant toute ma vie,
il faut que dans ma langue on le discerne.
Ce que vous avez dit de mon sort, je l'écris ;
et je le garde à commenter avec un autre texte
pour dame* qui saura lire, si je vais jusqu'à elle.
Je veux seulement qu'il vous soit clair,
pour que ma conscience ne me remorde pas,
que pour la fortune, comme elle veut, je suis prêt.
Telle prédiction n'est pas nouvelle à mon oreille :
mais que Fortune tourne sa roue
comme elle voudra, et le vilain sa pelle."
Mon maître alors se retourne
vers le côté droit, me regarda,
et dit : "Bon entendeur qui comprend bien."
[...]
* pour dame : Béatrice.
Chant 16
[...]
Ah comme les hommes doivent être prudents
auprès de ceux qui voient plus que les actes,
et dont l'esprit pénètre les pensées !
[...]
Chant 17
[...]
Et moi qui craignais de fâcher, en restant plus,
celui qui m'avait dit de ne pas m'attarder,
je m'en revins, loin des âmes lassées.
Je trouvai que mon guide était déjà monté
sur les reins de l'animal farouche ;
et il me dit : "A présent, sois fort et hardi.
Nous irons désormais par de telles échelles ;
monte devant, je veux être au milieu,
pour que sa queue ne puisse te blesser."
Tel est celui qui sent le premier frisson
de la fièvre quarte, qui a déjà les ongles blancs,
et tremble tout entier en regardant l'ombre,
tel je devins à ces paroles dites ;
mais la honte me fit ses menaces,
elle qui rend son courage au valet d'un bon maître.
Je m'assis donc sur cette affreuse échine ;
et voulus dire, mais la voix ne vint pas
comme je croyais : "Serre-moi dans tes bras."
Mais lui, qui d'autres fois m'avait tiré déjà
d'autres dangers, sitôt que je montai,
m'entoura de ses bras et me soutint.
[...]
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
07:34 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : l'enfer, dante, divine comédie, botticelli
samedi, 05 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Chants 7 & 11 - Considérations sur l'Art et l'argent - Delacroix
Les Limbes, Delacroix
Sont représentés Cincinnatus, Orphée, Sapho, Caton d'Utique, Marc Aurèle, Virgile, Dante, Homère, Horace, Jules César, Trajan, Hannibal, Pyrrhus, Alexandre le Grand, Les Muses, Achille, Aristote, Aspasie, Alcibiade, Démosthène, Ovide, Platon, Socrate, Dante
Source à consulter : http://www.insecula.com/oeuvre/photo_ME0000051356.html
CONSIDERATIONS SUR L'ART ET L'ARGENT
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Chant 11
[...]
"O Soleil qui guéris la vue troublée,
tu me rends si content quand tu résous mes doutes,
que le doute m'est doux autant que le savoir.
Mais reviens encore un peu en arrière",
lui dis-je, "là où tu me dis que l'usure
offense la divine bonté, et délie-moi ce nœud."
"La philosophie", dit-il, "à qui l'entend
enseigne, et dans plus d'un écrit,
comment la nature procède
de la divine intelligence et de son art ;
et si tu lis bien ta Physique*,
tu trouveras, dans les premières pages,
que l'art humain, autant qu'il peut, suit la Nature,
comme un élève suit son maître,
si bien que l'art est comme un petit-fils de Dieu.
Des deux, Art et Nature, si tu as en mémoire
les premiers vers de la Genèse, il faut
que l'homme tire vie, et qu'il avance ;
et puisque l'usurier suit d'autres voies,
il méprise Nature pour elle et pour son art,
puisqu'il met son espoir en un autre lieu.
[...]
* Ta Physique : la physique d'Aristote.
Chant 7
[...]
Là je vis des gens, plus nombreux qu'ailleurs,
de çà, de là, avec des hurlements,
pousser des fardeaux à coups de poitrine.
Ils se cognaient l'un contre l'autre ; et à ce point
chacun se retournait, repartant vers l'arrière,
criant : "Pourquoi tiens-tu ?", "pourquoi lâches-tu ?".
C'est ainsi qu'ils tournaient par le cercle lugubre
sur chaque bord, vers le point opposé,
en criant encore leur honteux couplet ;
puis chacun se tournait, quand il était venu
par son demi-cercle à la deuxième joute.
Et moi qui en avais le cœur comme brisé,
je dis : "Mon maître, explique-moi
qui sont ces gens, s'ils furent tous clercs,
ces tonsurés à notre gauche."
Et lui, à moi : "Tous ils furent borgnes
dans leur esprit durant la vie, de sorte
qu'ils n'eurent aucune mesure en leur dépense.
Leur voix l'aboie très clairement,
quand ils parviennent à ces deux points du cercle
où le péché contraire les désassemble.
Ceux-ci furent clercs, qui n'ont pas de couvercle
de poil en tête, et papes et cardinaux,
en qui l'avarice montre sa démesure."
Et moi : "Maître, chez ces gens-là
je devrais bien en reconnaître quelques-uns
qui furent salis par ces deux vices."
Et lui à moi : "Tu as des pensées vaines :
la vie méconnaissante que firent ces méchants
les brunit à présent à la reconnaissance.
Pour toujours ils iront aux deux points de rencontre :
ceux-ci resurgiront de leur sépulcre
avec le poing fermé, ceux-là le poil rogné*.
Mal donner, mal tenir leur a ôté
le beau séjour, et mis en cette échauffourée :
Ce qu'elle est n'a pas besoin de beaux discours.
Tu peux, mon fils, voir à présent le souffle court
des biens qui sont confiés à la fortune,
pour qui les humains se combattent ;
car tout l'or qui est sous la lune
et a été, ne pourrait donner le repos
à une seule de ces âmes lassées."
"Maître", lui dis-je, "enseigne-moi encore :
cette fortune** que tu nommes, qui est-elle,
qui a tous les biens de la terre en ses griffes ?"
Et lui à moi : "Ô stupides créatures,
quelle ignorance vous opprime !
Je veux que tu saisisses ma pensée.
Celui dont le savoir surpasse tout
fit les cieux*** et leur donna des guides,
si bien que chaque partie lui sur les autres
en répandant une lumière égale.
Pareillement pour les splendeurs mondaines
il mit pour guide une intelligence ordinatrice
qui change à temps tous les vains biens
de race à race, de l'un à l'autre sang,
outre l'opposition des volontés humaines.
Ainsi un peuple règne et un autre languit,
suivant la décision de cette intelligence
qui reste cachée comme serpent dans l'herbe.
Votre savoir ne peut lui résister :
elle pourvoit, juge et maintient son règne
ainsi que font les autres dieux****.
Ses mutations n'ont pas de trêve :
et la nécessité la rend rapide ;
ainsi voit-on les hommes changer souvent d'état.
C'est elle qui si souvent est mise en croix
par ceux-là mêmes qui devraient la chanter,
et qui lui font à tort mauvais renom ;
mais elle est bienheureuse et n'entend rien :
et joyeuse parmi les créatures premières,
elle tourne sa sphère et jouit de soi.
[...]
* avec le poing fermé : symbole d'avarice.
le poil rogné : symbole de prodigalité.
** cette fortune : la Fortune est ici représentée comme un Ange, chargé de régler le cours des affaires humaines. [...]
*** fit les cieux : Dieu crée les neuf cieux et leur assigne les intelligences motrices ; chacune d'elle reflète sa lumière intellectuelle sur chaque ciel matériel, sur chaque sphère céleste, en distribuant également la lumière divine dont elle est douée.
**** les autres dieux : les autres intelligences, vulgairement appelées Anges.
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
07:35 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie, Thèse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dante, l'enfer, divine comédie, delacroix
vendredi, 04 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Chant 5 - Considérations sur l'amour et le suicide - Rubens
La chute des anges rebelles, Rubens
CONSIDERATIONS SUR L'AMOUR ET LE SUICIDE
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Chant 5
Je descendis ainsi du premier cercle
dans le second, qui enclôt moins d'espace,
mais la douleur plus poignante, et plus de cris.
Minos* s'y tient, horriblement, et grogne :
il examine les fautes, à l'arrivée,
juge et bannit suivant les tours.
J'entends que quand l'âme mal née
vient devant lui, elle se confesse toute :
et ce connaisseur de péchés
voit quel lieu lui convient dans l'enfer ;
de sa queue il s'entoure autant de fois
qu'il veut que de degrés l'âme descende.
Elles se pressent en foule devant lui,
et vont l'une après l'autre au jugement :
elles parlent, entendent et tombent.
"O toi qui viens à l'hospice de douleur",
me dit Minos quand il me vit,
en oubliant de remplir son office,
"vois comme tu entres, et à qui tu te fies ;
que l'ampleur de l'entrée ne t'abuse !"
Alors mon guide : "Pourquoi cries-tu ?
N'empêche pas son voyage fatal :
on veut ainsi là où on peut
ce que l'on veut, et ne demande pas davantage."
A présent commencent les notes douloureuses
à se faire entendre ; à présent je suis venu
là où les pleurs me frappent.
Je vins en un lieu où la lumière se tait,
mugissant comme mer en tempête,
quand elle est battue par vents contraires.
La tourmente infernale, qui n'a pas de repos,
mène les ombres avec sa rage ;
et les tourne et les heurte et les harcèle.
Quand elles arrivent devant la ruine,
là sont les cris, les pleurs, les plaintes ;
là elles blasphèment la vertu divine.
Et je compris qu'un tel tourment
était le sort des pécheurs charnels,
qui soumettent la raison aux appétits.
Tout comme leurs ailes portent les étourneaux,
dans le temps froid, en vol nombreux,
ainsi ce souffle mène, de çà de là,
de haut en bas, les esprits mauvais ;
aucun espoir ne les conforte
d'aucun repos, et même de moindre peine.
Et comme les grues vont chantant leurs complaintes,
en formant dans l'air une longue ligne,
ainsi je vis venir, poussant des cris,
les ombres portées par ce grand vent ;
alors je dis : "Maître qui sont ceux-là
qui sont ainsi châtiés par l'air noir ?"
"La première de ceux dont tu voudrais
savoir quelque nouvelle", me dit-il alors,
"fut impératrice de nombreux langages ;
au vice de luxure elle fut si rouée
qu'elle fit dans sa loi la licence licite,
afin d'ôter le blâme où elle était conduite.
Elle est Sémiramis**, dont on peut lire
qu'elle fut l'épouse de Ninus, et puis lui succéda :
elle tint la terre que le Sultan gouverne.
La suivante est celle-ci qui se tua par amour***
en trahissant les cendres de Sichée ;
puis vient la luxurieuse Cléopâtre****.
Tu vois Hélène*****, par qui advint
un si long malheur ; tu vois le grand Achille******,
qui combattit à la fin contre Amour.
Tu vois Pâris, Tristan" ; ainsi il m'en montra
et m'en désigna du doigt plus de mille
qu'amour ôta de notre vie.
Quand j'eus ainsi entendu mon docteur
nommer les dames de jadis et les cavaliers,
pitié me prit, et je devins comme égaré.
Je commençai : "Poète, volontiers
je parlerais à ces deux-ci******* qui vont ensemble,
et qui semblent si légers dans le vent."
Et lui à moi : "Tu les verras quand il seront
plus près de nous ; alors prie-les
par l'amour qui les mène, et ils viendront."
Dès que le vent vers nous les plie,
je leur dis ces mots : "O âmes tourmentées,
venez nous parler, si nul ne le défend."
Comme colombes à l'appel du désir
viennent par l'air, les ailes droites et fixes,
vers le doux nid, portées par le vouloir ;
ainsi de la compagnie de Didon
ils s'éloignèrent, venant vers nous dans l'air malin,
si fort fut mon cri affectueux.
"O créature gracieuse et bienveillante
qui viens nous visiter par l'air sombre
nous dont le sang teignit la terre,
si le roi de l'univers était notre ami,
nous le prerions pour ton bonheur,
puisque tu as pitié de notre mal pervers.
De tout ce qu'il vous plaît d'entendre et de dire,
nous entendrons et nous vous parlerons,
tandis que le vent, comme il fait, s'adoucit.
La terre où je suis née se trouve au bord
de ce rivage où le Pô vient descendre
pour être en paix avec ses affluents.
Amour, qui s'apprend vite au cœur gentil,
prit celui-ci de la belle personne
que j'étais ; et la manière me touche encore.
Amour, qui force tout aimé à aimer en retour,
me prit si fort de la douceur de celui-ci
que, comme tu vois, il ne me laisse pas.
Amour nous a conduits à une mort unique.
La Caïne******** attend celui qui nous tua."
Tels furent les mots que nous eûmes d'eux.
Quand j'entendis ces âmes blessées,
je baissai le visage, et le gardai si bas
que le poète me dit : "Que penses-tu ?"
Quand je lui répondis, je commençai : "Hélas,
que de douces pensées, et quel désir
les ont menés ou douloureux trépas !"
Puis je me retournai vers eux et je leur dis
pour commencer : "Francesca, tes martyres
me font triste et pieux à pleurer.
Mais dis-moi ; du temps des doux soupirs,
à quel signe et comment permit amour
que vous connaissiez vos incertains désirs ?"
Et elle : "Il n'est pas de plus grande douleur
que de se souvenir des temps heureux
dans la misère ; et ton docteur le sait.
Mais si tu as telle envie de connaître
la racine première de notre amour,
je ferai comme qui pleure et parle à la fois.
Nous lisions un jour par agrément
de Lancelot*********, comment amour le prit :
nous étions seuls et sans aucun soupçon.
Plusieurs fois la lecture nous fit lever les yeux
et décolora nos visages ;
mais un seul point fut ce qui nous vainquit.
Lorsque nous vîmes le rire désiré
être baisé par tel amant,
celui-ci, qui jamais plus ne sera loin de moi,
me baisa la bouche tout tremblant.
Galehaut********* fut le livre et celui qui le fit ;
ce jour-là nous ne lûmes pas plus avant."
Pendant que l'un des deux esprits parlait ainsi,
l'autre pleurait, si bien que de pitié
je m'évanouis comme si je mourais ;
et je tombai comme tombe un corps mort.
* Minos : dans la mythologie classique, roi de Crète célèbre pour sa sévérité et son sens de la justice. Homère le place dans l'Hadès comme juge des Ames ; Dantes le reprend à travers Virgile, et en fait un démon infernal.
** Sémiramis : reine mythique de Chaldée et d'Assyrie, aux XIVe siècle avant Jésus-Christ ; célèbre par sa beauté et ses excès sexuels, elle aurait selon Orose promulgué une loi autorisant l'inceste.
*** celle-ci qui se tua par amour / en trahissant les cendres de Sichée : Didon, reine de Carthage, dont Virgile raconte qu'elle se tua lorsqu'elle fut abandonnée par Enée, trahissant par cet amour la promesse de fidélité à son mari défunt, Sichée.
**** Cléopâtre : la reine d'Egypte, maîtresse de César puis d'Antoine, exemple traditionnel de luxure.
***** Hélène : cause de la guerre de Troie.
****** Achille : d'après les légendes médiévales sur la guerre de Troie, à cause de son amour pour Polyxène, il fut attiré dans un piège et tué par traîtrise.
******* ces deux-ci : fait divers devenu légende. Francesca da Rimini, fille de Guido da Polenta, épouse Giovanni Malatesta en 1275 ; s'éprend de son beau-frère Paolo da Malatesta ; Giovanni les surprend et les tue.
******** la Caïne : c'est la première des quatre régions du dernier cercle de l'Enfer, le Cocyte. Elle est assignée aux damnés traîtres à leurs parents.
********* Lancelot : différentes version des romans de la Table Ronde racontent ses amours avec Genièvre, femme du roi Arthur.
********** Galehaut : sénéchal de la reine, témoin d'un pacte d'amour. Dans les textes connus, il pousse Genièvre à embrasse Lancelot. Selon la version inconnus que suit Dante (ou suivant sa propre version) c'est Lancelot qui embrasse Genièvre.
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : l'enfer, dante, rubens, divine comédie
jeudi, 03 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Introduction, Chants 7, 32 & 33 - Bouguereau
Dante et Virgile visitant l'enfer, William-Adolphe Bouguereau
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Introduction
[...]
A chaque instant c'est ce corps encombrant qui rappelle l'enjeu et la progression chamanique du récit : escaladant la montagne du Purgatoire il sera de plus en plus léger ; au Paradis il se fera si docile et si transparent au vouloir qu'il saura voler parmi les sphères.
En Enfer - première étape - il trébuche, il tombe : "Et je tombai comme tombe un corps mort" : Dante s'évanouit en entendant Francesca, à cause de l'excès d'émotion, à cause de son identification de poète de l'amour avec les amoureux rendus coupables par un livre, et à cause de sa brusque compréhension d'un caractère infiniment dangereux de la littérature, et précisément de la sienne : car c'est lui, poète du Dolce Stil Nuovo, qui avait écrit dans la Vita Nuova : "Farei parlando innamorar la gente" ("je ferai en parlant enamourer les gens"). L'évanouissement mime la mort, dans le royaume des morts. Dante, ici, suggère qu'il a failli y rester ; pour un peu, il restait là, au chant V, puni parmi les luxurieux - propagateur de luxure, comme la reine Sémiramis. [...]
Chant 7
[...]
Nous recoupâmes le cercle vers l'autre rive
au-dessus d'une source* qui bout et se reverse
par un canal qui dérive d'elle.
L'eau était noire plutôt que perse**,
et nous, en compagnie de son flot trouble,
nous entrâmes plus bas par une voie étrange.
Il va dans le marais qui a nom Styx***
le sinistre ruisseau, quand il arrive
au pied des affreuses berges grises.
Et moi qui regardais très fixement,
je vis des gens boueux dans ce marais,
tous nus, et à l'aspect meurtri.
Ils se frappaient, mais non avec la main
avec la tête, avec la poitrine et avec les pieds,
tranchant leur corps par bribe, avec les dents.
Le bon maître dit : "Fils, tu vois maintenant
les âmes de ceux que la colère vainquit ;
et je veux encore que tu saches
qu'il y a dans l'eau des gens qui soupirent
et font pulluler cette onde jusqu'en haut,
comme tes yeux te montrent, où qu'ils se posent.
Plantés dans la boue ils disent : "Nous étions tristes
dans l'air doux que le soleil réjouit,
ayant en nous les fumées chagrines :
à présent nous nous attristons dans la boue noire."
Cet hymne ils le gargouillent dans leur gorge,
car ils ne peuvent le dire par mots entiers."
Ainsi nous parcourûmes dans le marais fangeux
un grand arc entre le sec et le mouillé,
les yeux tournés vers les mangeurs de boue.
Enfin nous arrivâmes au pied d'une tour.
* une source : toutes les eaux de l'Enfer dérivent d'une seule source - celle de l'Achéron.
* perse : couleur des tapis persans. Dante entend par là "une couleur mêlée de pourpre et de noir, mais où domine le noir" (Convivio, IV,XX, 2).
** Styx : dans la mythologie classique, c'est un fleuve des Enfers ; Dante en fait (suivant en cela Virgile), un marais, qui entoure ici la ville de Dité. Entre l'Achéron et le Styx sont punis les péchés d'incontinence. Au-delà du Styx se dressent les murailles en flammes de Dité, où sont punies la violence et la fraude.
Chant 32
Si j'avais les rimes âpres et rauques
comme il conviendrait à ce lugubre trou
sur lequel s'appuient tous les autres rocs,
j'exprimerais le suc de ma pensée
plus pleinement ; mais je ne les ai point,
et non sans frayeur je m'apprête à parler :
car ce n'est pas affaire à prendre à la légère
que de décrire le fond de l'univers entier
ni celle d'une langue disant "papa, maman".
[...]
Nous avions déjà quitté cette ombre
quand je vis deux gelés dans un seul trou ;
la tête de l'un coiffait la tête de l'autre ;
et comme on mange du pain quand on a faim,
celui du haut planta ses dents sur le second,
là où le cerveau se joint à la nuque :
Tydée* dans sa fureur ne rongea pas
les tempes de Ménalippe d'autre façon
qu'il mangeait le crâne, avec le reste [...].
* Tydée : l'un des sept contre Thèbes ; blessé à mort par le Thébain Menalippe, il le tua, obtint de ses compagnons qu'ils lui apportent sa tête, et se mit aussitôt à la ronger.
Chant 33
Il souleva la bouche de son affreux repas,
ce pécheur, l'essuyant aux cheveux de la tête
qu'il avait entamée par-derrière.
Puis il commença : "Tu veux que je ravive
le désespoir qui serre encore mon cœur
rien qu'en y pensant, avant d'en parler.
Mais si mon récit peut engendrer
quelque fruit d'infamie au traître que je ronge,
tu me verras parler et pleurer à la fois.
[...]
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dante, l'enfer, bouguereau, divine comédie