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mercredi, 03 avril 2013

Un air de FEMille ? Oui. Un air de femme ? Non. De la Cicciolina aux femen, transsexuels et gender-benders - Jean Baudrillard

cicciolona, ciccolina  femen
La Cicciolina                                                 Une femen

 

 

Extrait de La Transparence du Mal, 1990, Jean Baudrillard, Galilée (pp 28 à 32) :

[...] 

Le corps sexué est livré aujourd'hui à une sorte de destin artificiel. Et ce destin artificiel, c'est la transsexualité. Transsexuel non pas au sens anatomique, mais au sens plus général de travesti, de jeu sur la commutation des signes du sexe, et, par opposition au jeu antérieur de la différence sexuelle, du jeu de l'indifférence sexuelle, indifférenciation des pôles sexuels et indifférence au sexe comme jouissance. Le sexuel est porté sur la jouissance (c'est le leitmotiv de la libération), le transsexuel est porté sur l'artifice, que ce soit celui de changer de sexe, ou le jeu des signes vestimentaires, morphologiques, gestuels, caractéristiques des travelos. Dans tous les cas, opération chirurgicale ou sémiurgique, signe ou organe, il s'agit de prothèses et, aujourd'hui où le destin des corps est de devenir prothèse, il est logique que le modèle de la sexualité devienne la transsexualité, et que celle-ci devienne partout le lieu de la séduction.

[...]

Voyez la Cicciolina. Y a-t-il plus merveilleuse incarnation du sexe, de l'innocence pornographique du sexe ? On l'a opposée à Madonna, vierge fruit de l'aérobic et d'une esthétique glaciale, dénuée de tout charme et de toute sensualité, androïde musclée et dont justement, pour cela, on a pu faire une idole de synthèse. Mais la Cicciolina n'est-elle pas, elle aussi, une transsexuelle ? Les longs cheveux platinés, les seins moulés à la louche, les formes idéales d'une poupée gonflable, l'érotisme lyophilisé de bande dessinée ou de science-fiction, et, surtout, l'exagération du discours sexuel (jamais pervers, jamais libertin), transgression totale clés en mains ; la femme idéale des téléphones roses, plus une idéologie érotique carnivore qu'aucune femme aujourd'hui n'assumerait - sauf précisément une transsexuelle, un travesti : eux seuls, on le sait, vivent des signes exagérés, des signes carnivores de la sexualité. L'ectoplasme charnel qu'est la Cicciolina rejoint ici la nitroglycérine artificielle de Madonna, ou le charme androgyne et frankensteinien de Michaël Jackson. Ce sont tous des mutants, des travelos, des êtres génétiquement baroques, dont le look érotique cache l'indétermination générique. Tous des "gender-benders", des transfuges du sexe.

Voyez Michaël Jackson. Michaël Jackson est un mutant solitaire, précurseur d'un métissage parfait parce que universel, la nouvelle race d'après les races. Les enfants d'aujourd'hui n'ont pas de blocage par rapport à une société métissée : elle est leur univers et Michaël Jackson préfigure ce qu'ils imaginent comme un avenir idéal. A quoi il faut ajouter que Michaël s'est fait refaire le visage, décrêper les cheveux, éclaircir la peau, bref qu'il s'est minutieusement construit : c'est ce qui en fait un enfant innocent et pur - l'androgyne artificiel de la fable, qui, mieux que le Christ, peut régner sur le monde et le réconcilier parce qu'il est mieux qu'un enfant-dieu : un enfant-prothèse, un embryon de toutes les formes rêvées de mutation qui nous délivreraient de la race et du sexe.

On pourrait parler aussi des travelos de l'esthétique, dont Andy Warhol serait la figure emblématique. Comme Michaël Jackson, Andy Warhol est une mutant solitaire, précurseur d'un métissage parfait et universel de l'art, d'une nouvelle esthétique d'après toutes les esthétiques. Comme Jackson, c'est un personnage parfaitement artificiel, lui aussi innocent et pur, un androgyne de la nouvelle génération, une sorte de prothèse mystique et de machine artificielle qui nous délivre par sa perfection à la fois du sexe et de l'esthétique. Quand Warhol dit : toutes les oeuvres sont belles, je n'ai pas à choisir, toutes les oeuvres contemporaines se valent - quand il dit : l'art est partout, donc il n'existe plus, tout le monde est génial, le monde tel qu'il est, dans sa banalité même, est génial, personne ne peut y croire.  Mais en cela il décrit la configuration de l'esthétique moderne, qui est celle d'un agnosticisme radical.

Nous sommes tous des agnostiques, ou des travelos de l'art ou du sexe. Nous n'avons plus de conviction esthétique ni sexuelle, mais nous les professons toutes.

Le mythe de la libération sexuelle reste vivant sous bien des formes dans la réalité, mais, dans l'imaginaire, c'est le mythe transsexuel qui domine, avec ses variantes androgynes et hermaphrodites. Après l'orgie, le travesti. Après le désir, le rayonnement de tous les simulacres érotiques, pêle-mêle, et le kitsch transsexuel dans toute sa gloire. Pornographie postmoderne si on veut, où la sexualité se perd dans l'excès théâtral de son ambiguïté. [..]

Cette stratégie d'exorcisme du corps par les signes du sexe, d'exorcisme du désir par l'exagération de sa mise en scène, est bien plus efficace que celle de la bonne vieille répression par l'interdit. Mais au contraire de l'autre, on ne voit plus du tout à qui elle profite, car tout le monde la subit sans discrimination. Ce régime du travesti est devenu la base même de nos comportements, jusque dans notre recherche d'identité et de différence. Nous n'avons plus le temps de nous chercher une identité dans les archives, dans une mémoire, ni dans un projet ou un avenir. Il nous faut une mémoire instantanée, un branchement immédiat, une sorte d'identité publicitaire qui puisse se vérifier dans l'instant même. Ainsi, ce qui est recherché aujourd'hui n'est plus tellement la santé, qui est un état d'équilibre organique, mais un rayonnement éphémère, hygiénique et publicitaire du corps - beaucoup plus une performance qu'un état idéal. [...]

Comme il n'est plus possible de tirer argument de sa propre existence, il ne reste plus qu'à faire acte d'apparence sans se soucier d'être, ni même d'être regardé. Non pas : j'existe, je suis là, mais : je suis visible, je suis image - look, look ! [...] Le look n'est déjà plus de la mode, c'est une forme outrepassée de la mode. Ca ne se réclame même plus d'une logique de la distinction, ce n'est plus un jeu de différences, ça joue à la différence sans y croire. C'est de l'indifférence. Être soi devient une performance éphémère, sans lendemain, un maniérisme désenchanté dans un monde sans manières...

Rétrospectivement, ce triomphe du transsexuel et du travesti jette une étrange lumière sur la libération sexuelle des générations antérieures. Celle-ci, loin d'être, selon son propre discours, l'irruption d'une valeur érotique maximale du corps, avec assomption privilégiée du féminin et de la jouissance, n'aura peut-être été qu'une phase intermédiaire vers la confusion des genres. La révolution sexuelle n'aura peut-être été qu'une étape vers la transsexualité. [...]

 

la transparence du mal, jean baudrillardSe procurer l'ouvrage :

La Transparence du Mal

Jean Baudrillard

1990

Galilée

179 pages

http://www.amazon.fr/transparence-du-mal-Jean-Baudrillard/dp/2718603631/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1363952314&sr=1-1

 

mardi, 26 février 2013

Le paquet de gâteaux du dimanche - Delerm

Delerm extérieur.jpg
Philippe Delerm (né en 1950)

 

Extrait de La première gorgée de bière, 1997, Philippe Delerm, Gallimard :

 

Le paquet de gâteaux du dimanche

 

Des gâteaux séparés, bien sûr. Une religieuse au café, un paris-brest, deux tartes aux fraises, un mille-feuille. A part pour un ou deux, on sait déjà à qui chacun est destiné - mais quel sera celui-en-supplément-pour-les-gourmands ? On égrène les noms sans hâte. De l'autre côté du comptoir, la vendeuse, la pince à gâteaux à la main, plonge avec soumission vers vos désirs ; elle ne manifeste même pas d'impatience quand elle doit changer de carton - le mille-feuille ne tient pas. C'est important ce carton plat, carré, aux bords arrondis, relevés. Il va constituer le socle solide d'un édifice fragile, au destin menacé.

- Ce sera tout !

Alors la vendeuse engloutit le carton plat dans une pyramide de papier rose, bientôt nouée d'un ruban brun. Pendant l'échange de monnaie, on tient le paquet par en-dessous, mais dès la porte du magasin franchie, on le saisit par la ficelle, et on l'écarte un peu du corps. C'est ainsi. Les gâteaux du dimanche sont à porter comme on tient un pendule. Sourcier des rites minuscules, on avance sans arrogance, ni fausse modestie. Cette espèce de componction, de sérieux de roi mage, n'est-ce pas ridicule ? Mais non. Si les trottoirs dominicaux ont goût de flânerie, la pyramide suspendue y est pour quelque chose - autant que çà et là quelques poireaux dépassant d'un cabas.

Paquet de gâteaux à la main, on a la silhouette du professeur Tournesol - celle qu'il faut pour saluer l'effervescence d'après messe et les bouffées de P.M.U., de café, de tabac. Petits dimanches de famille, petits dimanches d'autrefois, petits dimanches d'aujourd'hui, le temps balance en encensoir au bout d'une ficelle brune. Un peu de crème pâtissière a fait juste une tache en haut de la religieuse au café. 

 

patisseries, individuelles, religieuses, éclairs
Source : http://petitplatbysk.blogspot.fr/2010/07/patisserie-franc...

 

 

Delerm la première gorgée de bière.jpgSe procurer l'ouvrage :

La première gorgée de bière

Philippe Delerm

1997

Coll. L'Arpenteur, Gallimard

91 pages

http://www.amazon.fr/Premi%C3%A8re-Gorg%C3%A9e-autres-plaisirs-minuscules/dp/2070744833/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1357131613&sr=1-1

 

jeudi, 21 février 2013

How ugly an author can get

 

egocentrique.jpg

 

James, if you happen to land on this page, I here cite your text as I appreciate it and want to share it. Keep blogging.

 

Texte extrait du blog de James Altucher :
http://www.jamesaltucher.com/2011/01/im-guilty-of-torture/

 

I used to torture her on almost a daily basis. It was almost to the point where I can’t forgive myself. I remember one sorry anguished moment where she was crying and begging me to stop but I couldn’t because I’m an addict. Sometimes torturers can’t help it. Whether its nature or nurture they feel the need to keep going at it.

I was 24 years old and I had just sent out my very first novel to about 20 publishers and 20 agents. I had misappropriated the copy machine in graduate school right before they kicked me out (cc: Merrick Furst, now a dean at Georgia Tech) so I could print up 50 or so copies of my novel. All of the publishers and all of the agents responded with a form letter rejection but I didn’t know that yet. All I knew was that I had to write the second novel.

Within hours of starting the second novel I had doubts about the topic. Was it boring? I started asking her. We were walking in the street in Pittsburgh. Pittsburgh has no people in it so its ok to walk in the street at all times of the day or night. I kept asking her about who she thought the audience was for the novel. I was skeptical of all her answers but I knew, since I had already put two solid hours of hard work into this masterpiece, that I had to finish it no matter how long it took or what she said. Finally she said: “will you stop talking to me about King fucking David for one second?”

But I couldn’t stop. For months and months thats all I talked about. I would write 1500 words in the morning, read novels for about four hours so I would stay in the flow, and then write about 1500 words at night. Any break I had I would talk to her about what I was writing.

She was working on her PhD in anthropology. What was her topic? I have no clue. We were a couple for three years. We lived together. Two of our bookcases were filled with her books and two with mine. I have no idea what she wrote her PhD on. Something about pregnant women in Sardinia. I think she’s a lawyer now. Or a mother. Or a lawyer/mother.

I took a break once. There was a contest where you had to write a novel in one weekend. I did it. About 120 pages. It was called: “The Porn Novelist, The Romance Novelist, the Prostitute, and They’re Lovers.” Not having any experience with anything remotely related to the protagonists I can now say it is unreadable. Particularly since I just re-read it a few weeks ago.

Finally I finished my novel and I gave it to Sue K. to read. I would use her last name except she de-friended me on Facebook about two years ago and so maybe she wants her privacy.

I sat there while she read it. I didn’t really move at all because its very important to read the facial reactions of the girl who you are going out with and living with who is reading your book. Like if she smirks a little I would need to know what line she was smirking about, why she was smirking, and whether or not she was faking her smirk.

About nine hours later she finished reading all 416 pages. She closed the last page, and said, “that was fantastic. I really really liked it.” She said again, “I really liked it.”

I asked her to describe to me how it ended. The final chapter that was like the code-breaker to the rest of the novel, without which the novel could not be understood. Because I was an artist.

She turned red. “It was great,” she said.

“But ok, just tell me what happened in the last chapter.”

“I’m tired,” she said. She had been sitting there for nine hours. I forget now if I fed her at all during this time.

“Just tell me what happened in the last chapter. How can you say it was great and not know what happened in the last chapter?” She started to cry. And so I began to torture her because she was deliberately ruining my entire life. I feel bad now. She’s a respected lawyer/mother/PhD somewhere in the United States.

“Please,” she said, “I read it but I’m tired right now. I just can’t remember this second. I’m on the spot.”

No, I said. I’M ON THE SPOT! Because you just read my novel and now we need to have a discussion about it.

A few years after we had broken up, we were still friends. We would talk on the phone every few months. Old friends who lived in distant cities used to do that in the late 20th century. She was about to get married to the guy she met after me.

“He makes toys,” she said, “and works from home in a workshop he set up.” That sounds neat, I said, he must be good with his hands. “Oh yes,” she said, and giggled, “he’s very good with his hands.” And, with just those words, she got her revenge.

 

mercredi, 20 février 2013

L'autoroute la nuit - Delerm

 

L'autoroute la nuit 1.jpg
Crédits photographiques Karim Hobeika

 

Extrait de La première gorgée de bière, 1997, Philippe Delerm, Gallimard :

 

L'autoroute la nuit

[...]

Dehors, dans le faisceau des phares, entre le rail à droite et les buissons à gauche, c'est la même inquiétude. Mais on ouvre la vitre d'un seul coup, et le dehors vient gifler la demi-somnolence : c'est la vitesse crue qui resurgit. Dehors, cent vingt kilomètres à l'heure ont la densité compacte d'une bombe d'acier lancée entre deux rails.

[...]

Cafétéria dix kilomètres. On va s'arrêter. Déjà on aperçoit la cathédrale de lumière toute plate au loin, et de plus en plus large, comme le port s'avance à la fin d'un voyage en bateau. Super + 98. Le vent est frais. Cet assentiment mécanique du bec verseur, le ronronnement du compteur. Puis la cafétéria, une épaisseur vaguement poisseuse, comme dans toutes les gares, tous les havres nocturnes. Expresso - supplément sucre. C'est l'idée du café qui compte, pas le goût. Chaleur, amertume. Quelques pas gourds, le regard vague, quelques silhouettes croisées, mais pas de mots. Et puis le vaisseau retrouvé, la coque où l'on se moule. Le sommeil est passé. Tant mieux si l'aube reste loin.

 

L'autoroute la nuit 2.jpg
Crédits photographiques Karim Hobeika

 

 

Delerm la première gorgée de bière.jpgSe procurer l'ouvrage :

La première gorgée de bière

Philippe Delerm

1997

Coll. L'Arpenteur, Gallimard

91 pages

http://www.amazon.fr/Premi%C3%A8re-Gorg%C3%A9e-autres-plaisirs-minuscules/dp/2070744833/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1357131613&sr=1-1

 

mardi, 12 février 2013

La vie au conditionnel ou le moment flottant des possibles - Delerm

 

Delerm extérieur.jpg
Philippe Delerm (né en 1950)

 

Extrait de La première gorgée de bière, 1997, Philippe Delerm, Gallimard :

 

On pourrait presque manger dehors

[...]

"On pourrait presque manger dehors." La phrase vient toujours au même instant. Juste avant de passer à table, quand il semble qu'il est trop tard pour bousculer le temps, quand les crudités sont déjà posées sur la nappe. Trop tard ? L'avenir sera ce que vous en ferez. La folie vous poussera peut-être à vous précipiter dehors, à passer un coup de chiffon fiévreux sur la table de jardin, à proposer des pull-overs, à canaliser l'aide que chacun déploie avec un enjouement maladroit, des déplacements contradictoires. Ou bien vous vous résignerez à déjeuner au chaud - les chaises sont bien trop mouillées, l'herbe si haute...

Mais peu importe. Ce qui compte, c'est le moment de la petite phrase. On pourrait presque... C'est bon, la vie au conditionnel, comme autrefois, dans les jeux enfantins : "On aurait dit que tu serais..." Une vie inventée, qui prend à contre-pied les certitudes. Une vie presque : à portée de main, cette fraîcheur. Une fantaisie modeste, vouée à la dégustation transposée des rites domestiques. Un petit vent de folie sage qui change tout sans rien changer...

Parfois, on dit : "On aurait presque pu..." Là, c'est la phrase triste des adultes qui n'ont gardé en équilibre sur la boîte de Pandore que la nostalgie. Mais il y a des jours où l'on cueille le jour au moment flottant des possibles, au moment fragile d'une hésitation honnête, sans orienter à l'avance le fléau de la balance. Il y a des jours où l'on pourrait presque.

 

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Crédits photographiques Karim Hobeika

 

 

Delerm la première gorgée de bière.jpgSe procurer l'ouvrage :

La première gorgée de bière

Philippe Delerm

1997

Coll. L'Arpenteur, Gallimard

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mardi, 05 février 2013

L'eau bleue des petits pois - Delerm

 

L'eau bleue des petits pois 3.jpg

 

Extrait de La première gorgée de bière, 1997, Philippe Delerm, Gallimard :

 

Aider à écosser des petits pois

[...]

C'est facile, d'écosser les petits pois. Une pression du pouce sur la fente de la gousse et elle s'ouvre, docile, offerte. Quelques-unes, moins mûres, sont plus réticentes - une incision de l'ongle de l'index permet alors de déchirer le vert, et de sentir la mouillure et la chair dense, juste sous la peau faussement parcheminée. Après, on fait glisser les boules d'un seul doigt. La dernière est si minuscule. Parfois, on a envie de la croquer. Ce n'est pas bon, un peu amer, mais frais comme la cuisine de onze heures, cuisine de l'eau froide, des légumes épluchés - tous près, contre l'évier, quelques carottes nues brillent sur un torchon, finissent de sécher.

Alors on parle à petits coups, et là aussi la musique des mots semble venir de l'intérieur, paisible, familière. De temps en temps, on relève la tête pour regarder l'autre, à la fin d'une phrase ; mais l'autre doit garder la tête penchée - c'est dans le code. On parle de travail, de projets, de fatigue - pas de psychologie. L'écossage des petits pois n'est pas conçu pour expliquer, mais pour suivre le cours, à léger contretemps. Il y en aurait pour cinq minutes, mais c'est bien de prolonger, d'alentir le matin, gousse à gousse, manches retroussées. On passe les mains dans les boules écossées qui remplissent le saladier. C'est doux ; toutes ces rondeurs contiguës font comme une eau vert tendre, et l'on s'étonne de ne pas avoir les mains mouillées. Un long silence de bien-être clair, et puis :

- Il y aura juste le pain à aller chercher.

 

L'eau bleue des petits pois 2.jpg

 

 

Delerm la première gorgée de bière.jpgSe procurer l'ouvrage :

La première gorgée de bière

Philippe Delerm

1997

Coll. L'Arpenteur, Gallimard

91 pages

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mardi, 11 décembre 2012

De l'aubépine à l'orchidée - Philippe Sollers, Marcel Proust

catleya.jpg
Image du film "Un amour de Swann"

 

Pour les mots du film : http://fichtre.hautetfort.com/archive/2012/05/06/un-amour...

 

Extrait de Fleurs, 2006, Philippe Sollers, Herrmann Littérature :

 

[...] Et voici la reine érotique, l'orchidée, temps perdu, temps retrouvé : "Pointer de son pinceau le cœur de l'orchidée, c'est pointer le regard dans le portrait d'une femme. [...]" L'orchidée fait signe du côté des prostituées, et aller aux courtisanes s'est beaucoup dit en chinois "soigner les fleurs et s'inquiéter des saules".

Mais voici des nouvelles récentes de la revue Nature (on ne lit pas assez la revue Nature) : "La misère sexuelle est telle, chez certaines orchidées, qu'elles en sont réduites à s'autoféconder. Dans les forêts d'altitude de Simao (province du Yunnan), le vent souffle rarement et les insectes pollinisateurs sont peu nombreux. L'espèce Holcoglossum amesianum ne peut donc compter que sur elle-même pour s'assurer que des grains de pollen, porteurs de la semence mâle, se déposent sur les stigmates, l'organe femelle. Cette plante hermaphrodite - comme toutes les orchidées - a développé une technique très personnelle. Une fois la fleur ouverte, l'étamine perd son capuchon, découvrant à son extrémité deux petits sacs jaunes remplis de pollen. Ceux-ci se dressent alors vers le ciel avant de se recourber pour s'introduire dans la cavité du stigmate. L'opération, parfois, échoue. Le capuchon reste collé, ou bien les sacs de pollen ratent leur entrée. L'orchidée, pas plus que les humains, ne peut se targuer d'être performante à 100%."

La dernière phrase est un chef d'œuvre d'idéologie nataliste, comme si tout acte sexuel humain (performant) avait pour but la reproduction. Elle fait pouffer de rire Marcel Proust, et nous verrons pourquoi lorsque nous sortirons l'orchidée cattleya d'Amérique centrale (que Proust écrit avec un seul t : catleya) de sa serre ou de sa réserve. 

Pour l'instant, voyons seulement ce nom : orchidée, du grec orkhis, testicule. Une orchite est une inflammation des testicules. Quant aux orchidées d'origine tropicale, on en compte quinze mille espèces, parmi lesquelles, outre le cattleya (usage littéraire réservé), l'orphrys, le sabot-de-Vénus, la vanille. Voulez-vous, lectrice sournoise, faire un peu de sabot-de-Vénus avec moi ? Non, c'est trop dur ? Un peu de vanille, alors, de façon plus glacée et plus électrique ?

 


Philippe, Sollers, FleursPhilippe Sollers

 

Après Dante, Shakespeare et Rimbaud, le jeu moisit, sauf chez les peintres. Le temps se perd, l'éternité, un moment retrouvée, s'abîme dans l'ombre, le soupçon, la frigidité, l'abstraction, le deuil. Pour aller vite à travers le siècle dernier, Gide Valéry Sartre, Malraux, Camus, Blanchot, Duras, Lacan, Foucault, Deleuze, etc. : beaucoup de discours, peu de fleurs.

Mais voici un botaniste génial, le grand aventurier intérieur : Proust. Lui aussi est seul, et il le reste.

Le narrateur de La recherche du temps perdu commence par nous entraîner dans son laboratoire tournant de sommeil et d'enfance, pour nous conduire assez vite dans "une petite pièce sentant l'iris" où il a pris très tôt l'habitude de s'enfermer. Ce sont bien, bien entendu, les toilettes, seul lieu de la maison qu'il peut fermer à clef. [...] Là, en-dehors d'opérations communes et plus "vulgaires", se déroulent des occupations qui réclament "une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté".

[...]

Ainsi de la révélation des aubépines : "Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes sur lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût de la frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d'insectes aujourd'hui métamorphosés en fleurs."

Odeur, goût, métamorphoses, femme (et pas n'importe laquelle, Mlle Vinteuil, scandaleuse lesbienne), toute cette "virulence printanière" se trouve au pied d'un autel devenu un brasier érotique local.

On est du côté de Méséglise (décidément), du côté de chez Swann. Proust accentue sa pression florale : ce sont maintenant des lilas, des capucines, des myosotis, des pervenches, des glaïeuls, des lys et, plus loin, des pensées, des verveines, des jasmins, des giroflées. Mais le mystère est bien celui des aubépines (entendre, dans aubépines, aube et épines).

"La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et des fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui, à l'église, ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle défait."

Proust parle en même temps des aubépines et de la phrase qu'il est en train d'écrire : les fleurs sont des mots, les mots sont des fleurs. Il cherche à s'identifier le plus possible à un phénomène qui l'enivre mais qu'il ne comprend pas. Il voudrait "s'ouvrir à son rythme", mélodie, intervalles musicaux. Il se repose un instant devant un seul coquelicot "faisant cingler au vent sa flamme rouge", puis revient aux aubépines, au plaisir obscur qu'elles lui donnent, et enfin découvre, grâce à son père qui se promène à ses côtés, une épine rose "plus belle encore que les blanches".

"Elle aussi avait une parure de fête, de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses." Ce rose est une chose mangeable comme un fromage à la crème dans lequel on a écrasé des fraises. [...]

L'enfance et l'adolescence, dans le flot invisible du temps, c'est le surgissement, la prolifération, la multitude, la surabondance. Vient ensuite l'axe de la fixation érotique. L'excitation, désormais, choisit sa cible. Proust passe ainsi du mystère des aubépines à la révélation de l'orchidée "aux larges pétales mauves". L'orchidée, on s'en doute, n'est pas une fleur d'église. C'est ici le catleya d'Odette (Proust écrit cattleya avec un seul t). Avec Odette, dans le langage de son amant obsédé et jaloux, Swann, faire l'amour se dit "faire catleya". Ca commence, en voiture, par des arrangements timides de la fleur dans le corsage. Ca devient ensuite un code secret. [...]

Il entend l'anglais, Proust (traduction de Sésame et les lys de Ruskin), et voici son Sésame : catleya. On dit un catleya. Dans cat, il y a chat ou chatte, suivez mon regard vers ce elle et ce il y a. Ce Proust, n'en doutons pas, est un dangereux maniaque, une sorte de psychotique stabilisé pervers, qui doit se réjouir, ces temps-ci, de voir des plants de lys sauvages, espèce désormais protégée, faire obstacle, dans un vaste champ de village français, à la construction d'un incinérateur de déchets qui exigerait leur arrachage. La commune de Combray y a pourtant un besoin urgent de cet incinérateur. Le repousser à cause de lys est encore un mauvais coup des partisans de l'art pour l'art (dirait M. de Noirpois).

Odette fait peut-être "catleya", comme son amant aux goûts raffinés mais conventionnels (Botticelli, Vermeer), elle n'en perçoit pas la nature de fleur. Encore moins peut-il être question de défloration, selon les croyances antiques, puisque nous avons affaire à une demi-mondaine, autrement dit à une prostituée de luxe, entretenue et transformée en fausse noble, Odette de Crécy. Sur la défloration, Buffon a cette phrase amusante : "Toute situation honteuse, tout état indécent dont une fille est obligée de rougir intérieurement, est une vraie défloration." Odette est loin de cette pudeur naïve, et c'est pourquoi c'est une femme artificielle, ou fleur artificielle, une actrice déjà usée [...].

Proust se lance alors dans une incroyable démonstration d'érotisme floral. Il est lui-même, dit-il, "un herboriste humain", un "botaniste moral". Il a beaucoup travaillé la question de la fécondation des fleurs, surtout des hermaphrodites. Il tient à cette imagerie pour expliquer ce qu'il ne veut pas appeler l'homosexualité (mot pour lui impropre, mais l'inversion, par rapport, donc, à une version. La perversion est l'inversion, ou plutôt la réversion, d'une version. Dans ce cas, la fécondation non reproductive est quand même une fécondation mais "au sens moral". Les hommes-femmes ("descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel") sont comparés à des fleurs le plus souvent en difficulté, qui n'ont que rarement l'occasion de trouver une rencontre satisfaisante, d'où leur abstinence forcée pour leur affairement obsédé.

C'est la Recherche du pollen perdu. La fleur mâle, par exemple, n'est pas passive : ses étamines se tournent spontanément vers l'insecte pour mieux le recevoir. La fleur femme, elle (ici l'arbuste d'Oriane), "arquera coquettement ses "styles" et, pour être mieux pénétrée par l'insecte, fera imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin". C'est toute la signification cryptée de la danse de Charlus autour de Jupien et de leur fascination réciproque [...].

A partir de là, Proust devient fou, compare les méduses répulsives de la mer à de "mauves orchidées", s'occupe de la stérilité de certaines fleurs ("organe mâle séparé par une cloison de l'organe femelle"), des obstacles sans nombre à surmonter pour arriver au but (attraction des insectes par les fleurs, sécrétion de liqueur qui immunise contre les pollens qui ne conviennent pas), etc. [...] C'est ce qui s'appelle travailler son sujet. [...] Proust, dans l'inversion, trouve la confirmation de la version. Les deux voies, génétique et anti-génétique, ne conduisent à aucun Paradis, mais seulement à l'enfer social, au bordel, à l'usure, à la mort. L'obsession de l'éternel retour de la reproduction est générale, y compris dans ce qui semble en nier l'effectuation. Seule triomphe l'œuvre, immense Fleur. 

 

Philippe, Sollers, FleursSe procurer l'ouvrage :

Fleurs

Philippe Sollers

2006

Hermann Littérature

121 pages

http://www.amazon.fr/Fleurs-grand-roman-l%C3%A9rotisme-floral/dp/2705665935/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1347284726&sr=1-1