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mardi, 11 décembre 2012

De l'aubépine à l'orchidée - Philippe Sollers, Marcel Proust

catleya.jpg
Image du film "Un amour de Swann"

 

Pour les mots du film : http://fichtre.hautetfort.com/archive/2012/05/06/un-amour...

 

Extrait de Fleurs, 2006, Philippe Sollers, Herrmann Littérature :

 

[...] Et voici la reine érotique, l'orchidée, temps perdu, temps retrouvé : "Pointer de son pinceau le cœur de l'orchidée, c'est pointer le regard dans le portrait d'une femme. [...]" L'orchidée fait signe du côté des prostituées, et aller aux courtisanes s'est beaucoup dit en chinois "soigner les fleurs et s'inquiéter des saules".

Mais voici des nouvelles récentes de la revue Nature (on ne lit pas assez la revue Nature) : "La misère sexuelle est telle, chez certaines orchidées, qu'elles en sont réduites à s'autoféconder. Dans les forêts d'altitude de Simao (province du Yunnan), le vent souffle rarement et les insectes pollinisateurs sont peu nombreux. L'espèce Holcoglossum amesianum ne peut donc compter que sur elle-même pour s'assurer que des grains de pollen, porteurs de la semence mâle, se déposent sur les stigmates, l'organe femelle. Cette plante hermaphrodite - comme toutes les orchidées - a développé une technique très personnelle. Une fois la fleur ouverte, l'étamine perd son capuchon, découvrant à son extrémité deux petits sacs jaunes remplis de pollen. Ceux-ci se dressent alors vers le ciel avant de se recourber pour s'introduire dans la cavité du stigmate. L'opération, parfois, échoue. Le capuchon reste collé, ou bien les sacs de pollen ratent leur entrée. L'orchidée, pas plus que les humains, ne peut se targuer d'être performante à 100%."

La dernière phrase est un chef d'œuvre d'idéologie nataliste, comme si tout acte sexuel humain (performant) avait pour but la reproduction. Elle fait pouffer de rire Marcel Proust, et nous verrons pourquoi lorsque nous sortirons l'orchidée cattleya d'Amérique centrale (que Proust écrit avec un seul t : catleya) de sa serre ou de sa réserve. 

Pour l'instant, voyons seulement ce nom : orchidée, du grec orkhis, testicule. Une orchite est une inflammation des testicules. Quant aux orchidées d'origine tropicale, on en compte quinze mille espèces, parmi lesquelles, outre le cattleya (usage littéraire réservé), l'orphrys, le sabot-de-Vénus, la vanille. Voulez-vous, lectrice sournoise, faire un peu de sabot-de-Vénus avec moi ? Non, c'est trop dur ? Un peu de vanille, alors, de façon plus glacée et plus électrique ?

 


Philippe, Sollers, FleursPhilippe Sollers

 

Après Dante, Shakespeare et Rimbaud, le jeu moisit, sauf chez les peintres. Le temps se perd, l'éternité, un moment retrouvée, s'abîme dans l'ombre, le soupçon, la frigidité, l'abstraction, le deuil. Pour aller vite à travers le siècle dernier, Gide Valéry Sartre, Malraux, Camus, Blanchot, Duras, Lacan, Foucault, Deleuze, etc. : beaucoup de discours, peu de fleurs.

Mais voici un botaniste génial, le grand aventurier intérieur : Proust. Lui aussi est seul, et il le reste.

Le narrateur de La recherche du temps perdu commence par nous entraîner dans son laboratoire tournant de sommeil et d'enfance, pour nous conduire assez vite dans "une petite pièce sentant l'iris" où il a pris très tôt l'habitude de s'enfermer. Ce sont bien, bien entendu, les toilettes, seul lieu de la maison qu'il peut fermer à clef. [...] Là, en-dehors d'opérations communes et plus "vulgaires", se déroulent des occupations qui réclament "une inviolable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté".

[...]

Ainsi de la révélation des aubépines : "Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant, s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places plus blondes sur lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût de la frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur était comme le murmure de leur vie intense dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant, d'insectes aujourd'hui métamorphosés en fleurs."

Odeur, goût, métamorphoses, femme (et pas n'importe laquelle, Mlle Vinteuil, scandaleuse lesbienne), toute cette "virulence printanière" se trouve au pied d'un autel devenu un brasier érotique local.

On est du côté de Méséglise (décidément), du côté de chez Swann. Proust accentue sa pression florale : ce sont maintenant des lilas, des capucines, des myosotis, des pervenches, des glaïeuls, des lys et, plus loin, des pensées, des verveines, des jasmins, des giroflées. Mais le mystère est bien celui des aubépines (entendre, dans aubépines, aube et épines).

"La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s'il venait de traverser une verrière ; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et des fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui, à l'église, ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu'un souffle défait."

Proust parle en même temps des aubépines et de la phrase qu'il est en train d'écrire : les fleurs sont des mots, les mots sont des fleurs. Il cherche à s'identifier le plus possible à un phénomène qui l'enivre mais qu'il ne comprend pas. Il voudrait "s'ouvrir à son rythme", mélodie, intervalles musicaux. Il se repose un instant devant un seul coquelicot "faisant cingler au vent sa flamme rouge", puis revient aux aubépines, au plaisir obscur qu'elles lui donnent, et enfin découvre, grâce à son père qui se promène à ses côtés, une épine rose "plus belle encore que les blanches".

"Elle aussi avait une parure de fête, de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses." Ce rose est une chose mangeable comme un fromage à la crème dans lequel on a écrasé des fraises. [...]

L'enfance et l'adolescence, dans le flot invisible du temps, c'est le surgissement, la prolifération, la multitude, la surabondance. Vient ensuite l'axe de la fixation érotique. L'excitation, désormais, choisit sa cible. Proust passe ainsi du mystère des aubépines à la révélation de l'orchidée "aux larges pétales mauves". L'orchidée, on s'en doute, n'est pas une fleur d'église. C'est ici le catleya d'Odette (Proust écrit cattleya avec un seul t). Avec Odette, dans le langage de son amant obsédé et jaloux, Swann, faire l'amour se dit "faire catleya". Ca commence, en voiture, par des arrangements timides de la fleur dans le corsage. Ca devient ensuite un code secret. [...]

Il entend l'anglais, Proust (traduction de Sésame et les lys de Ruskin), et voici son Sésame : catleya. On dit un catleya. Dans cat, il y a chat ou chatte, suivez mon regard vers ce elle et ce il y a. Ce Proust, n'en doutons pas, est un dangereux maniaque, une sorte de psychotique stabilisé pervers, qui doit se réjouir, ces temps-ci, de voir des plants de lys sauvages, espèce désormais protégée, faire obstacle, dans un vaste champ de village français, à la construction d'un incinérateur de déchets qui exigerait leur arrachage. La commune de Combray y a pourtant un besoin urgent de cet incinérateur. Le repousser à cause de lys est encore un mauvais coup des partisans de l'art pour l'art (dirait M. de Noirpois).

Odette fait peut-être "catleya", comme son amant aux goûts raffinés mais conventionnels (Botticelli, Vermeer), elle n'en perçoit pas la nature de fleur. Encore moins peut-il être question de défloration, selon les croyances antiques, puisque nous avons affaire à une demi-mondaine, autrement dit à une prostituée de luxe, entretenue et transformée en fausse noble, Odette de Crécy. Sur la défloration, Buffon a cette phrase amusante : "Toute situation honteuse, tout état indécent dont une fille est obligée de rougir intérieurement, est une vraie défloration." Odette est loin de cette pudeur naïve, et c'est pourquoi c'est une femme artificielle, ou fleur artificielle, une actrice déjà usée [...].

Proust se lance alors dans une incroyable démonstration d'érotisme floral. Il est lui-même, dit-il, "un herboriste humain", un "botaniste moral". Il a beaucoup travaillé la question de la fécondation des fleurs, surtout des hermaphrodites. Il tient à cette imagerie pour expliquer ce qu'il ne veut pas appeler l'homosexualité (mot pour lui impropre, mais l'inversion, par rapport, donc, à une version. La perversion est l'inversion, ou plutôt la réversion, d'une version. Dans ce cas, la fécondation non reproductive est quand même une fécondation mais "au sens moral". Les hommes-femmes ("descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel") sont comparés à des fleurs le plus souvent en difficulté, qui n'ont que rarement l'occasion de trouver une rencontre satisfaisante, d'où leur abstinence forcée pour leur affairement obsédé.

C'est la Recherche du pollen perdu. La fleur mâle, par exemple, n'est pas passive : ses étamines se tournent spontanément vers l'insecte pour mieux le recevoir. La fleur femme, elle (ici l'arbuste d'Oriane), "arquera coquettement ses "styles" et, pour être mieux pénétrée par l'insecte, fera imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin". C'est toute la signification cryptée de la danse de Charlus autour de Jupien et de leur fascination réciproque [...].

A partir de là, Proust devient fou, compare les méduses répulsives de la mer à de "mauves orchidées", s'occupe de la stérilité de certaines fleurs ("organe mâle séparé par une cloison de l'organe femelle"), des obstacles sans nombre à surmonter pour arriver au but (attraction des insectes par les fleurs, sécrétion de liqueur qui immunise contre les pollens qui ne conviennent pas), etc. [...] C'est ce qui s'appelle travailler son sujet. [...] Proust, dans l'inversion, trouve la confirmation de la version. Les deux voies, génétique et anti-génétique, ne conduisent à aucun Paradis, mais seulement à l'enfer social, au bordel, à l'usure, à la mort. L'obsession de l'éternel retour de la reproduction est générale, y compris dans ce qui semble en nier l'effectuation. Seule triomphe l'œuvre, immense Fleur. 

 

Philippe, Sollers, FleursSe procurer l'ouvrage :

Fleurs

Philippe Sollers

2006

Hermann Littérature

121 pages

http://www.amazon.fr/Fleurs-grand-roman-l%C3%A9rotisme-floral/dp/2705665935/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1347284726&sr=1-1

 

 

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