mardi, 12 février 2013
La vie au conditionnel ou le moment flottant des possibles - Delerm
Philippe Delerm (né en 1950)
Extrait de La première gorgée de bière, 1997, Philippe Delerm, Gallimard :
On pourrait presque manger dehors
[...]
"On pourrait presque manger dehors." La phrase vient toujours au même instant. Juste avant de passer à table, quand il semble qu'il est trop tard pour bousculer le temps, quand les crudités sont déjà posées sur la nappe. Trop tard ? L'avenir sera ce que vous en ferez. La folie vous poussera peut-être à vous précipiter dehors, à passer un coup de chiffon fiévreux sur la table de jardin, à proposer des pull-overs, à canaliser l'aide que chacun déploie avec un enjouement maladroit, des déplacements contradictoires. Ou bien vous vous résignerez à déjeuner au chaud - les chaises sont bien trop mouillées, l'herbe si haute...
Mais peu importe. Ce qui compte, c'est le moment de la petite phrase. On pourrait presque... C'est bon, la vie au conditionnel, comme autrefois, dans les jeux enfantins : "On aurait dit que tu serais..." Une vie inventée, qui prend à contre-pied les certitudes. Une vie presque : à portée de main, cette fraîcheur. Une fantaisie modeste, vouée à la dégustation transposée des rites domestiques. Un petit vent de folie sage qui change tout sans rien changer...
Parfois, on dit : "On aurait presque pu..." Là, c'est la phrase triste des adultes qui n'ont gardé en équilibre sur la boîte de Pandore que la nostalgie. Mais il y a des jours où l'on cueille le jour au moment flottant des possibles, au moment fragile d'une hésitation honnête, sans orienter à l'avance le fléau de la balance. Il y a des jours où l'on pourrait presque.
Crédits photographiques Karim Hobeika
Se procurer l'ouvrage :
La première gorgée de bière
Philippe Delerm
1997
Coll. L'Arpenteur, Gallimard
91 pages
07:58 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Photographie | Lien permanent | Commentaires (0)
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