dimanche, 28 octobre 2012
La Somme théologique - Saint Thomas d'Aquin
Apothéose de saint Thomas d'Aquin, Francisco de Zurbaran
Extrait de Famille Chrétienne, n°1803 du 4 au 10 août 2012
Article "Le roman sacré de... LA SOMME THEOLOGIQUE", Edouard Huber
[...] En voyant ce grand jeune moine massif, toujours occupé à des méditations qui avaient l'air de rêveries nébuleuses, ils l'avaient baptisé "le grand boeuf muet de Sicile". Saint Albert, qui avait vu, lui, quelle intelligence stupéfiante de vivacité et de clarté cachait ce corps pesant, les avait sèchement repris : "Ah ! Vous l'appelez le boeuf muet ! Je vous le dis, quand ce boeuf mugira, ses mugissements rempliront l'univers !"
[...] Certes, il pouvait donner l'impression de faire un petit somme. Mais "somme", oui ; "petit", non : il était en train de concevoir l'immense "Somme" théologique qui serait désormais, jusqu'à sa mort, son travail prioritaire, et qui resterait le chef-d'oeuvre de cette vie intellectuelle surhumaine. Vie d'autant plus féconde qu'elle aura été en même temps une vie spirituelle de haute sainteté, marquée par la vertu la plus nécessaire aux grands esprits, et la plus difficile pour eux : l'humilité. Quand il était arrêté par une difficulté théologique, il laissait reposer sa tête, longuement, contre le tabernacle pour y puiser les réponses.
Un autre trait de simplicité : Thomas revient de l'abbaye de Saint-Denys avec ses disciples, et le chemin permet d'admirer une vue magnifique de Paris. Un moine qui connaît la noble naissance de Frère Thomas, fils du comte d'Aquin, lui demande : "Vous n'aimeriez pas être le roi de cette belle cité ? - J'aimerais bien mieux avoir les homélies de saint Jean Chrysostome sur saint Matthieu !", lui répond-il.
Tel est l'homme qui jette les premières pierres de sa Somme en cette année 1266. L'édifice aura des proportions immenses : environ deux millions de mots, soit quatorze millions de caractères, presque trois fois le volume de la Bible complète. [...] Tout le monde sait bien que c'est un traité pour spécialistes, illisible pour qui n'a pas fait d'études de scolastique ! Tout le monde le sait bien... parce que personne ne la lit. C'est la remarque que fait chaque jour, dans son travail de théologien, le Père Thierry-Dominique Humbrecht, fin connaisseur actuel de la pensée de saint Thomas : "On cite toujours, déplore-t-il, ce qui a été dit ou écrit sur saint Thomas, et on discute à partir de là, mais on ne veut pas le lire lui-même. C'est pourtant le plus intéressant !" [cf. Lire saint Thomas d'Aquin, de T.-D. Humbrecht, Ed. Ellipse].
Lisons donc ce qu'écrit Thomas au début de sa Somme : "Le docteur de la vérité catholique doit non seulement enseigner les plus avancés, mais aussi instruire les commençants, selon ces mots de l'Apôtre (1 Co 3, 1-2) : "Comme à de petits enfants dans le Christ, c'est du lait que je vous ai donné à boire, non de la nourriture solide." Notre intention est donc, dans cet ouvrage, d'exposer ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des débutants [...] nous tenterons, confiants dans le pouvoir divin, de présenter la doctrine sacrée brièvement et clairement, autant que la matière le permettra".
La chose est donc entendue : ce livre est pour les "commençants" ! Pour chacun de nous ! C'est du "lait pour petits enfants". Peut-on croire aussi saint Thomas quand il dit que c'est écrit "brièvement" ? Oui, quand on ne s'arrête plus à la masse intimidante de la Somme complète, et qu'on s'aventure dans sa lecture, en ouvrant une page au hasard. On s'aperçoit alors que le texte est composé d'"articles" souvent brefs, en effet, et le plus souvent faciles d'accès, pour peu qu'on connaisse quelques mots-clés de la philosophie aristotélicienne, en petit nombre, tels que forme et matière, acte et puissance, substance et accident, essence et existence, fin et moyen, nécessaire et contingent... Même si les "articles" de la Somme sont ordonnés en ensembles plus vastes (les "questions"), elles-mêmes groupées en "livres", chacun d'eux constitue une unité de lecture autonome. De sorte qu'on peut venir à bout de tout l'ouvrage en faisant une lecture quotidienne d'un ou quelques articles seulement, beaucoup plus facilement qu'on ne lit un roman russe !
Chaque article pose une question, par exemple : "Dieu existe-t-il ?", à laquelle la réponse est habituellement "oui" (en tout cas, c'est la réponse de Thomas dans cet exemple précis !). Mais conformément à la méthode médiévale de la "disputatio", l'article commence par énumérer les "objections" à cette réponse. Dans notre exemple, la première objection est la plus terrible : Dieu étant par définition le Bien infini, il ne peut pas exister de mal en face de Lui, qui serait la négation de son infinité. "Or, reconnaît Thomas - avec comme un étonnement attristé -, on trouve du mal dans le monde."
Après l'objection vient le "sed contra" ("mais là-contre") qui se borne à opposer un argument en sens inverse. Ici, le verset solennel et capital du livre de l'Exode (3, 14) : "Je suis celui qui suis". Le "sed contra" ouvre au corps de l'article, toujours annoncé avec la formule d'autorité du maître : "Respondeo dicendum quod : Je réponds en disant que..."
Dans l'exemple, je réponds en énumérant les fameuses "cinq voies", qui sont les cinq possibilités pour notre intelligence de remonter du visible à l'invisible, des effets observables dans le monde à la "cause première" de tout, qui est Dieu. Cinq voies qui donneront du grain à moudre à tous les philosophes futurs et qui n'ont pas fini de faire immensément réfléchir et méditer.
Finalement l'article se conclut par la réponse aux objections. Pour l'argument du mal - l'objection universelle de toutes les générations humaines contre l'existence de Dieu - Thomas n'a qu'à citer son maître révéré, saint Augustin : "Dieu, souverainement bon, ne permettrait aucunement que quelque mal s'introduise dans ses œuvres, s'il n'était tellement puissant et bon que du mal même il puisse faire du bien". Et pour ceux qui douteraient, Thomas enfonce lui-même un peu plus le coup en disant : "C'est donc bien à l'infinie bonté de Dieu que les maux doivent d'avoir la permission d'exister, pour qu'Il en tire du bien".
Du XIIIe siècle à nos jours, la liste des papes qui ont recommandé l'étude de saint Thomas, en louant sa pensée et sa méthode, est vertigineuse. Pour Pie XII : "La méthode de l'Aquinate l'emporte singulièrement sur toutes les autres [...] ; sa doctrine forme comme un accord harmonieux avec la révélation divine ; elle est, de toutes, la plus efficace pour mettre en sûreté les fondements de la foi (Humani Generi, 1950)".
[...] "le propre du sage est d'ordonner". Il en donne la preuve la plus impressionnante dans l'organisation de la Somme théologique, admirable d'ampleur et de finesse, véritable cathédrale intellectuelle. L'oeuvre a trois parties : prima pars, secunda pars et tertia pars (première, deuxième et troisième partie), la secunda, de loin la plus longue, étant elle-même divisée en deux, prima secundae et secunda secundae. On utilise couramment les abréviations : Ia, IaIIae, IIaIIae, IIIa.
La prima pars consiste en l'étude de Dieu en Lui-même, puis de sa Création, spécialement l'homme. La secunda pars étudie les actes humains ; d'abord "en général", autrement dit la morale entendu comme le moyen pour l'homme de parvenir à sa fin, la béatitude, puis "en particulier", en détaillant notamment les vertus. Enfin, la tertia pars étudie le Christ et les sacrements, voie pour réaliser la vie parfaite.
Avec les deux premières parties on a, selon le Père Chenu (Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, éd. Vrin) une exposition complète de la destinée humaine, selon un schéma classique : "sortie" de Dieu (exitus), par la Création, et retour à Lui (reditus) dans la vie bienheureuse. [...]
La démarche est typique du génie de saint Thomas : accorder d'un côté la foi, adhésion à la Révélation qui culmine dans le Christ - la source juive -, et de l'autre côté la raison, prise dans son expression la plus rigoureuse : la source grecque. [...]
Dans la grande encyclique sur la philosophie chrétienne, Léon XIII considère les penseurs chrétiens, jusqu'à saint Thomas qui "a hérité [...] de l'intelligence de tous" et a fourni "des armes invincibles" contre les erreurs futures.
"[...] Entre tous les docteurs scolastiques, brille, d'un éclat sans pareil, leur prince et maître à tous, Thomas d'Aquin. [...] Il n'est aucune partie de la philosophie qu'il n'ait traitée avec autant de pénétration que de solidité [...]. L'angélique Docteur a considéré les conclusions philosophiques dans les raisons et les principes mêmes de choses [...]. En employant, comme il le fait, ce même procédé dans la réfutation des erreurs, [...] il est arrivé à ce double résultat, de repousser à lui seul toutes les erreurs des temps antérieurs, et de fournir des armes invincibles pour dissiper celles qui ne manqueront pas de surgir dans l'avenir. De plus, en même temps qu'il distingue parfaitement [...] la raison d'avec la foi, il les unit toutes les deux par les liens de mutuelle amitié : il conserve ainsi à chacune ses droits, il sauvegarde sa dignité, de telle sorte que la raison portée sur les ailes de saint Thomas, jusqu'au faîte de l'intelligence humaine, ne peut guère monter plus haut, et que la foi peut à peine espérer de la raison des secours plus nombreux ou plus puissants que ceux que saint Thomas lui a fournis. (Le) plus grand honneur rendu à saint Thomas, réservé à lui seul, et qu'il ne partagea avec aucun des Docteurs catholiques, lui vint des Pères du concile de Trente : ils voulurent qu'au milieu de la sainte assemblée, avec le livre des divines Ecritures et des décrets des pontifs suprêmes, sur l'autel même, la Somme de Thomas d'Aquin fût déposée ouverte, pour qu'on pût y puiser des conseils, des raisons, des oracles. [...] Aussi, comme il a été dit aux Egyptiens lors d'une extrême disette : "Allez à Joseph" (Gn. 41, 55), ce Joseph qui devait leur fournir le blé nécessaire à nourrir leurs corps ; [...] à tous ceux [...] qui sont aujourd'hui en quête de la vérité, nous disons : "Allez à Thomas, [...] allez lui demander l'aliment de la saine doctrine, dont il est si riche et qui nourrit les âmes pour la vie éternelle. Aliment à la portée de tous et facilement accessible"".
Christophe Geffroy, fondateur-directeur du mensuel La Nef. [...] "La Somme théologique est un monument qui intimide. Il faut passer cette appréhension. Deux auteurs m'y ont grandement aidé. Etienne Gilson, dont l'ouvrage Le Thomisme (Vrin) est sans doute la meilleure introduction à saint Thomas, et Jacques Maritain qui me l'a fait vraiment découvrir. Saint Thomas est d'un style aussi limpide que les sujets étudiés le permettent. Pour aborder la Somme, il est cependant indispensable d'être familiarisé avec les "outils" philosophiques d'Aristote dont Maritain fournit le "b.a.ba" dans ses Eléments de philosophie (Téqui).
Ainsi équipé, vous pouvez vous lancer dans l'aventure, car c'en est vraiment une ! J'avais choisi l'édition en IV volumes du Cerf (1984 à 1986), la seule complète disponible en français à l'époque. J'avais choisi de m'astreindre à une lecture quotidienne de 15 à 30 minutes, tôt le matin - cela dura quelques années !
Peu d'ouvrages m'ont marqué à ce point et m'ont autant apporté pour approfondir ma foi. Saint Thomas est le plus grand théologien catholique, mais c'est aussi un extraordinaire psychologue. [...]
Se procurer l'ouvrage :
Somme théologique, tome 1
saint Thomas d'Aquin
1984
Le Cerf
966 pages
Tome 1 http://www.amazon.fr/Thomas-dAquin-Somme-th%C3%A9ologique...
Tome 2 http://www.amazon.fr/Somme-th%C3%A9ologique-dAquin-saint-...
Tome 3 http://www.amazon.fr/Somme-th%C3%A9ologique-deuxi%C3%A8me...
Tome 4 http://www.amazon.fr/Somme-th%C3%A9ologique-4-Thomas-Aqui...
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Foi, Peinture, Réflexions, philosophie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : apotheose, saint thomas d'aquin, francisco de zurbaran
mercredi, 17 octobre 2012
Le prix de l'art - Philippe Muray
Philippe Muray (1945-2006)
Extrait de La gloire de Rubens, 1991, Philippe Muray, Grasset :
[...]
Il peut paraître provocant de dire que Rubens est la peinture par définition, parce que la peinture, toute la peinture semble au contraire s'étaler pour vous déconseiller ce détour. Et pas seulement la peinture, mais ce qui foisonne dans ses proximités, l'histoire de l'art, la critique d'art, les organisateurs d'art, directeurs d'art, conservateurs d'art, commissaires d'art, animateurs et réanimateurs infatigables d'art. Il y a belle lurette que tout ce petit monde passe son temps à faire maigrir la peinture comme les designers de mode firent maigrir les femmes pour vous dégoûter de la beauté pleine de leurs volumes comme de la splendeur saturante de celles de Rubens. Pourquoi ? Tiens donc ! Parce que si on y était arrivé vraiment, à Rubens, eh bien la mort de l'art, au lieu de se produire au XXe siècle, aurait peut-être eu lieu dès ce moment-là, dans ce milieu du XVIIe siècle où lui-même disparaît.
Le bout du tunnel aux illuminations serait alors apparu. La question esthétique aurait été réglée, quel temps gagné ! On se serait rendu compte que ce n'était plus la peine. Qu'il avait tout fait. Vous imaginez le drame ? Plus de marché ! Plus de cotes ! Pas de "Fondations" ! Pas d'inflation ni d'"installations" ! De catalogues ! De muséographie ! De commissaires ! De commentateurs ! Pas de messes anniversaires autour de l'art défunt ! Rien que le mouvement perpétuel de la gigantomachie rubénienne tournant, ivre, sans fin, jusqu'à la fin des mondes.
Le temps de la peinture est passé. J'établirai en quelques lignes comment et pourquoi il s'est terminé ; c'est fait. Plus on se fout de l'art, et plus il flambe. Il est heureux que la cote des peintres d'aujourd'hui, publiée désormais dans des revues en nombre croissant, dispense les spéculateurs d'avoir à s'approcher des œuvres elles-mêmes : ainsi leur foi a-t-elle des chances de rester intacte et leur enthousiasme inentamé. Les grands trafiquants de drogue, après tout, brassent bien les narcodollars en quantité astronomique sans être obligés d'approcher, dans toute leur vie, d'un gramme de coke ou d'héroïne. C'est d'un cœur plus allègre que l'on change le plomb en or si l'on ne touche pas trop au plomb et qu'on ne voit que l'or. Dans le cas de l'art, évidemment, cette invisibilité se complique d'une mystique sur laquelle il serait mal vu d'ironiser, dans la mesure où elle est le cache-sexe poétique qui permet aux lois du marché de ne pas être mises trop crûment à nu.
Comme toutes les lois, celles-ci reposent sur des cadavres. La poule aux œufs d'or a le croupion sur un cimetière : celui où furent enterrées, au XIXe, ces victimes sacrées de l'âge contemporain qu'on devait appeler Impressionnistes. Nous n'en finissons pas de payer le martyre de ces christs ! Tout est permis, depuis, en leur nom. En réparation de ce qu'ils ont subi. En pénitence de nos péchés. L'art dit moderne est une grande opération religieuse de contribution à la culpabilité publique.
La faillite est complète, mais on garde le moral. Aujourd'hui, tout le monde se marre en annonçant son propre naufrage. Mort aux tristes ! Des millions d'apparatchiks soviétiques ne viennent-ils pas de nous donner l'exemple de la plus saine gaieté en annonçant, tordus de rire, la disparition du communisme, c'est-à-dire, après tout, de leur fonds de commerce ? L'art est en cessation de magie, mais ses liquidateurs s'activent parmi les mouches avec bonne humeur. Pas de quoi pleurer. L'art est une catégorie rentable de l'ère des loisirs pour les masses résignées. L'Etat mécène providence poursuit sa tâche de dressage des citoyens en plantant aux carrefours d'inimaginables gadgets que l'on peut considérer comme autant d'étapes méthodiques et méditées dans la guerre qui se livre contre le goût à seule fin que celui-ci ne soit plus capable de servir d'instrument de mesure, donc de jugement, pour ce qui se présente comme nouveauté à adorer. Multiplier les commandes publiques est devenu le plus sûr moyen d'abolir le souvenir de l'art. On en voudrait encore plus, toujours plus, tous les jours ! Subventionner n'importe quoi est aujourd'hui synonyme de guerre contre l'art d' "avant". Même chose, d'ailleurs, en littérature : il est plus subtil de ne pas brûler les rares livres qui comptent, mais d'en faire écrire d'autres, à tour de bras, par des robots appelés "auteurs", dans l'espoir (en général comblé) que le flot de ces artefacts noiera les rares ouvrages de quelque intérêt qui risqueraient de voir le jour, ici ou là, malgré les considérables mesures de sécurité qui ont été prises.
Depuis que plus personne ne sait à quoi pourrait servir la peinture, on lui a trouvé une destination providentielle : elle sert à blanchir (de l'argent, mais pas seulement). La spéculation sur la nullité est une idée neuve en Europe et dans le reste du monde. Et plus ils payent, plus on sent que c'est aussi leur argent dont les amateurs voudraient qu'on ne sache pas qu'il est mort.
Et plus encore, peut-être, sont-ce les industries désolantes et superflues d'où ils tiennent, pour la plupart, cet argent, dont ils souhaitent que la nullité demeure inconnue. Golden boys japonais, américains, australiens, tous payent, donc, pour ne pas savoir ou pour empêcher qu'on sache.
Les seuls véritables spécialistes du néant contemporain, ce sont eux, pourtant. Comment ignoreraient-ils qu'il n'y a rien, dans le saint des saints, et que ça pourrait être démontré ? Une peur à la mesure des millions de dollars qui y sont engagés règne donc sur cet univers. Le mensonge est si énorme, si planétaire, qu'il faut qu'il soit éternisé pour ne jamais courir le risque d'être révélé.
Art et Thanatos ! Il était fatal que le siècle où les peintres se sont affranchis de toutes les lois soit celui où l'on aura vu les lois du marché venir y mettre leur ordre, le dernier qui puisse encore être respecté. Supprimer les obstacles, comme le déclarait Picasso, à rebrousse-poil de tout le catéchisme moderne, ce n'est pas la liberté, "c'est un affadissement qui rend tout invertébré, informe, dénué de sens, zéro".
En effet : beaucoup de zéros.
On ne raconte jamais à quel point, vers la fin de sa vie, il était exaspéré par le monde qui s'annonçait, Picasso. Je ne vois pas souvent citer ses pires réflexions, les plus amères, les plus lucides :
"Ce qui est terrible aujourd'hui, c'est que personne ne dit du mal de personne... Dans toutes les expositions, il y a quelque chose. En tout cas, à quelque chose près, tout est valable... Tout est sur le même niveau. Pourquoi ? Sûrement pas parce que c'est vrai. Alors ? Parce qu'on ne pense plus. Ou parce qu'on n'ose pas le dire."
Mais qu'importe l'art, après tout ? Tel qu'on le fait consommer de force aux populations hébétées, il n'est qu'une assurance de plus, un de ces "plus petits communs dénominateurs" consensuels dont notre détresse a besoin, et plus que jamais. L'effondrement de ces non-valeurs, s'il arrive un jour, ne fera pas pleurer grand monde. Le temps de la peinture est passé, parlons de Rubens. L'art comme je le conçois est un effort patient pour ne pas donner son consentement à l'ordre du monde, pour ne jamais se résigner à la passivité unanime devant toutes les formes de la mort inéluctable, y compris les plus souriantes, les plus apparemment rassurantes, celles qui veulent le plus votre bien. Ce n'était peut-être que cela, en fin de compte, que Rubens visait, quand il avouait son désir si simple, si "modeste", de mourir un peu plus instruit qu'il n'était né.
[...] En une époque plus récente, Stendhal a repéré les progrès de l'analphabétisme : "A mesure que les demi-sots deviennent de plus en plus nombreux, la part de la forme diminue." [...]
Se procurer l'ouvrage :
La gloire de Rubens
Philippe Muray
1991
Grasset
284 pages
http://www.amazon.fr/gloire-Rubens-Philippe-Muray/dp/2246...
08:04 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, littérature contemporaine, Peinture, Réflexions, philosophie, Thèse | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : la gloire de rubens, philippe muray
dimanche, 14 octobre 2012
L'amour ne passe jamais - El Greco
Le cinquième sceau de l'apocalyspe, El Greco
1Co 13, 8-12
L'amour ne passe jamais.
Les prophéties ? elles disparaîtront.
Les langues ? elles se tairont.
La science ? elle disparaîtra.
Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie.
Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant. Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face.
A présent, je connais d'une manière partielle ; mais alors je connaîtrai comme je suis connu.
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Foi, Peinture | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : el greco
vendredi, 21 septembre 2012
Considérations sur l'architecture - Romain Debluë
Extrait de "L'art abstrait : imposture d'un oxymore", 2012, Romain Debluë
[...] le très significatif Centre Pompidou mérite, je crois, une mention spéciale et quelques lignes spécialement à lui consacrées tant son cas est limpide d'exemplarité, dont Baudrillard, encore, écrivait qu'il était "pour la première fois à l'échelle de la culture ce que l'hypermarché est à l'échelle de la marchandise." *
Premier musée qui assume pleinement et revendique, en portant haut les couleurs de l'industrialisation culturelle généralisée, la nouvelle condition du postart contempteur du Beau et contemplateur du Rien, il est aussi le premier monument à n'en être plus un, puisque le propre de ce genre de bâtiment était, lors d'héroïques époques où le métier d'architecte ne congruait point encore à celui d'éboueur, de constituer mieux et plus qu'une simple coquille à l'intérieur de laquelle on disposerait d'un espace protégé, c'est-à-dire de réaliser en quelque sorte une synthèse esthétique entre l'extérieur et l'intérieur, le contenu et le contenant.
Car de tels ouvrages dataient de temps historiques où point encore pour le spectateur lambda n'était-il besoin de constater la laideur de l'écrin pour apprécier les œuvres qui s'y trouvaient exposées. En revanche, lors des multiples expositions d'art contemporain, il vaut mieux - et c'est là que scintille comme un diamant méphitique le coup de génie de Renzo Piano et Richard Rogers - que l'environnement d'exposition constitue un monde assez immonde pour que la médiocrité des pièces, par contraste, s'en trouve suffisamment rehaussée ; ce afin de pouvoir offrir au visiteur myope la suave illusion de l'immarcescible talent là où il n'y est en réalité que fumiste esbroufe.
Ainsi, lorsque par inadvertance mentale on pénètre dans Beaubourg (que l'on aurait sans doute dû nommer Salebourg), l'on est tellement soulagé de ne plus avoir à supporter la vue de ses canalisations multicolores, érodées, démodées, patitubulaires, et autres impédiments aux surnaturelles aspirations de l'Homme vers le Beau, que l'on accepte comme une délivrance esthétique de premier ordre la moindre croûte qui nous peut tomber sous les yeux, sans n'être plus capable alors de la moindre réflexion critique, tant il nous en a coûté de pénétrer dans les intestins d'un aussi sinistre monstre, dont le seul avantage est d'offrir aux alpinistes téméraires une magnifique vue des toits de Paris.
Comme l'art contemporain, dont il n'est rien d'autre que la très symbolique cristallisation architecturale, il est impossible de regarder le Centre Pompidou de l'extérieur sans éprouver un dégoût général et particulier qu'aucun bâtiment, dans toute l'histoire des musées d'Europe sans doute, n'a jamais réussi à provoquer avec une telle intensité.
Mais, malgré le caractère résolument burlesque de telle mycètique excroissance urbaine, la possibilité même d'une aussi diabolique apparition dans le paysage architectural parisien plonge ses rhizomiques racines au plus profond des imbuvables déboires subits au début du XXe siècle par les arts plastiques, - entre autres. Ceux-ci se peuvent subsumer sous une bien précise notion, quoique coiffée d'une fort oxymorique dénomination : l'art abstrait. ** C'est-à-dire l'art sans Figure, l'art sans visage, l'art de l'ère consumante, consumée et consumériste, l'art des temps de l'anonyme et du général, de la désincarnation radicale et festive ; l'art qui de lui-même se "tire hors de" la réalité et du monde, qui s'échappe même de l'Être pour tendre de toutes ses forces faméliques vers une régression enthousiaste vers une bouillie de néant dont l'originellité fut instinctivement élevée au rang d'indiscutable Vérité de foi par les grouillants nihilomorphes des modernes temps de l'Informe.
¤ ¤ ¤ ¤ ¤
* Baudrillard, L'Effet Beaubourg. Implosion et dissuasion, Galilée, 1977, pp. 32-33.
** Et, par pitié !, que l'on n'oppose point à telle reconnaissance de paternité l'inepte argument de la diversité, d'ailleurs illusoire, de l'art contemporain car chacune de ses métamorphoses de surface, jusques aux plus tristes confins de l'hyperréalisme, ne sont que manière de commettre quelque habile variation sur ce même thème. La seule différence étant constituée par l'attitude qu'adoptent les néozartistes à l'égard du spirituel, soit le gommant radicalement (hyperréalisme, par exemple), soit en lui offrant la primauté intellectuelle radicale (art conceptuel). En tous les cas, esprit et matière se trouvent radicalement dissociés et la chair ainsi rendue irrémédiablement triste, hélas, car elle a visité tous les musées.
> A consulter pour le texte intégral et beaucoup plus : http://amicusveritatis.over-blog.com/article-l-art-abstra...
09:10 Publié dans Architecture, Beaux-Arts | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : romain debluë, architecture, pompidou
jeudi, 20 septembre 2012
Considérations sur l'architecture - Stéphane Zagdanski
Extrait de Miroir Amer, 1999, Stéphane Zagdanski, Coll. L'infini, Gallimard :
[...]
Le grand architecte Angel Nivelard avait déjà pondu dans plusieurs capitales de la planète ses gigantesques cubes de glace, ziggourats vitrifiées d'acier et de filins consacrées aux indissociables divinités du reflet, du regard, de la transparence.
Le parcours du génie était célèbre.
Sa mère avait toujours désiré une fille, elle ne l'habilla jamais comme un garçon. Jusqu'à sa puberté, elle lui brandit chaque jour un miroir à la face en minaudant : "Regarde comme tu es jolie !" Angel n'acquit ainsi nullement la notion anodine de différence des sexes. Toute frontière lui devint floue. Il ne supportait pas qu'on trace une limite entre quoi que ce soit et quoi que ce soit. Il vécut longtemps connecté en permanence sur Internet, adepte fanatique du VVVV, Village Virtuel de la Vision Vraie, sans murs, sans portes, sans limites. Client exclusif de Louis Galle - le couturier qui fonda sa réputation subversive en démocratisant les jupes pour hommes -, il mit pour sa part à la mode le piercing des paupières.
Il devint surtout l'intraitable apôtre du voyeurisme polymorphe.
Quand on lui confia le projet de l'hôpital Rembrandt, il considéra que celui-ci renfermait suffisamment de ténèbres au cœur de son nom pour bannir tout ce qui participerait de la nuit au sein de sa structure.
C'est ainsi que s'érigent les plus aberrantes constructions ultramodernes. Leur base insoupçonnée est une tocade singulière, sans queue ni tête, une impulsive répugnance qui ravage tout sur son passage, un Attila de laideur conduisant une cohorte grimaçante de fantasmes asexués. C'est sur cette base enfouie que s'érige à grand renfort de technique informatisée, d'argent détourné et de propagande théorique assermentée, toute une machinerie de matières froides, rigides, frigides.
Faites comme si je n'étais pas là ! semblait être l'impérieux mot d'ordre de l'hôpital Rembrandt où des milliers d'être humains pénétraient chaque jour comme dans un temple de la surveillance révélée.
Il faut dire que la rue Morgue portait bien son nom. Elle ne s'émut pas outre mesure de l'apparition sur son flanc droit de cet étrange bubon miroitant contre lequel s'irisaient ses propres arbres, ses lampadaires, ses passants, ses voitures, et les immeubles de son flanc gauche. Tout y était redoublé, mais teinté d'argent. La rue vibrionnante de couleurs, de mouvements, de cris et de vrombissements, avait été capturée dans un scaphandre de pure étendue grise, une capsule de rutilements à l'épreuve de l'impureté du temps.
Mais au verso de cette intangible, impavide, inexpugnable muraille, une fois enfreint l'amer mirage métallisé, tout s'éclairait.
Rampes de néons lunaires, légions d'halogènes projetant leurs auras boréales, murs translucides et caméras à tous les étages s'entendaient à chasser la moindre parcelle d'ombre avec un acharnement réservé usuellement à la poussière. Les infirmières se déplaçaient, les médecins devisaient, les laborantins manipulaient, les machines clignotaient, les gardiens somnolaient, les ascenseurs s'activaient - aussi diaphanes que les parois contre lesquelles ils glissaient -, sous l'omniprésent regard de tout-un-chacun. L'hôpital Rembrandt était un titan radiographié en permanence depuis l'intimité de ses propres organes. Ici, chacun pouvait assister au spectacle de sa cité limpide suspendue dans les airs, comme un hologramme détaillé projeté à vingt mètres du trottoir dédaigneux de la rue Morgue.
Dès le hall d'entrée éclatait la devise de l'hôpital, sculptée en gros caractères cristallins, sous l'immense bas-relief en verre dépoli représentant La Leçon d'anatomie :
IN VITRO VERITAS
[...]
Bien entendu, dans l'interstice, il y a les corps que ces chiffres concernent. Les malades qui entrent ici, les morts qui en sortent, et tous ceux qui n'entrent ni ne sortent : les cadavres en transit au sous-sol, à la morgue. Il y a les souffrances, les souffles courts, les gémissements, les naissances, les bonnes, les mauvaises, les abominables nouvelles, les faits et les gestes risiblement humains qui ne sont en réalité que la part obscure de l'immense vaisseau vitrifié, sa soute de matières premières, son fuel de sangs, son charbon d'organes, son essence de spermes, son huile de peaux que la machine ingurgite, consomme et consume pour faire fonctionner sa montagne de chiffres.
Chiffres sur les moniteurs, les cadrans, les éprouvettes, les codes barres des étiquettes, les feuilles de soin, les bulletins d'entrée et de sortie, les bons de commande des substances chimiques, les sachets de seringues, les boîtes de compresses, les panneaux indicateurs dans les couloirs, les instruments de mesure, les thermomètres, les chronomètres, le encéphalogrammes, les cardiogrammes, les écrans de radiologie, les télés de surveillance, le réseau des ordinateurs, les balances et les échelles de croissance dans la nurserie, les agendas des chirurgiens, les livres des psychologues, ceux qu'ils lisent, ceux que les plus audacieux écrivent, les sigles sur les portes des labos, les numéros des salles et des chambres, les codes gigantesques peints à même le goudron pour guider les ambulances et ceux sur la grosse cible où atterrissent l'hélicoptère bleu et blanc du Samu et l'hélicoptère rouge sang des pompiers.
[...]
Se procurer l'ouvrage :
Miroir Amer
Stéphane Zagdanski
1999
Coll. L'infini, Gallimard
147 pages
> A consulter également, Paroles des Jours, le très généreux site de Stéphane Zagdanski : http://parolesdesjours.free.fr/
09:07 Publié dans Architecture, Beaux-Arts, Ecrits, littérature contemporaine, Thèse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : miroir, amer, stéphane zagdanski, architecture, hopital
mercredi, 05 septembre 2012
Misères au Jardin du Luxembourg - Eugène Cochet
Misère 2 : eine große misère
Without a Dowry aka Sunday in the Luxembourg Gardens, James Tissot
Dans les années 1880, le jardin du Luxembourg hébergeait un curieux personnage : un vieillard barbu, hirsute et en guenille, qui serrait contre lui une grosse serviette de cuir bourrée de papiers. Eugène Cochet, ancien préfet de l'Eure que de mystérieux revers de fortune avaient conduit à cet état, vivait de la charité publique. Poète autoproclamé, inventeur du vers libre de vingt-quatre pieds, l'excentrique personnage clamait haut et fort son indignation de n'être point décoré.
Les étudiants du quartier Latin s'amusaient régulièrement à ses dépens, mais un dernier canular causa la perte de l'inoffensif monomane. [...]
> Pour connaître la suite de cette mésaventure : http://urbantripparis.blogs-de-voyage.fr/archive/2010/03/...
09:22 Publié dans Beaux-Arts, Peinture, Trivialités parisiennes | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : miroir, amer, stéphane, zagdanski, jardin, luxembourg, eugène, cochet
vendredi, 31 août 2012
Où traîner ses guêtres pour faire plaisir à ses yeux ?
Réponse 3 : Dans le quartier latin
Rue Bonaparte
Eglise Saint-Germain-des-Prés
Eglise Saint-Germain-des-Prés
Eglise Saint-Germain-des-Prés
Eglise Saint-Sulpice
Jardin du Luxembourg
Jardin du Luxembourg
Place du Panthéon, statue de Corneille
Boulevard Raspail
08:56 Publié dans Beaux-Arts, Sculpture, Trivialités parisiennes, Votre dévouée | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : place, panthéon, paris, boulevard, raspail, jardin, luxembourg, rue, bonaparte, saint, sulpice