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jeudi, 20 septembre 2012

Considérations sur l'architecture - Stéphane Zagdanski

 

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Extrait de Miroir Amer, 1999, Stéphane Zagdanski, Coll. L'infini, Gallimard :

 

[...]

Le grand architecte Angel Nivelard avait déjà pondu dans plusieurs capitales de la planète ses gigantesques cubes de glace, ziggourats vitrifiées d'acier et de filins consacrées aux indissociables divinités du reflet, du regard, de la transparence.

Le parcours du génie était célèbre.

Sa mère avait toujours désiré une fille, elle ne l'habilla jamais comme un garçon. Jusqu'à sa puberté, elle lui brandit chaque jour un miroir à la face en minaudant : "Regarde comme tu es jolie !" Angel n'acquit ainsi nullement la notion anodine de différence des sexes. Toute frontière lui devint floue. Il ne supportait pas qu'on trace une limite entre quoi que ce soit et quoi que ce soit. Il vécut longtemps connecté en permanence sur Internet, adepte fanatique du VVVV, Village Virtuel de la Vision Vraie, sans murs, sans portes, sans limites. Client exclusif de Louis Galle - le couturier qui fonda sa réputation subversive en démocratisant les jupes pour hommes -, il mit pour sa part à la mode le piercing des paupières.

Il devint surtout l'intraitable apôtre du voyeurisme polymorphe.

Quand on lui confia le projet de l'hôpital Rembrandt, il considéra que celui-ci renfermait suffisamment de ténèbres au cœur de son nom pour bannir tout ce qui participerait de la nuit au sein de sa structure.

C'est ainsi que s'érigent les plus aberrantes constructions ultramodernes. Leur base insoupçonnée est une tocade singulière, sans queue ni tête, une impulsive répugnance qui ravage tout sur son passage, un Attila de laideur conduisant une cohorte grimaçante de fantasmes asexués. C'est sur cette base enfouie que s'érige à grand renfort de technique informatisée, d'argent détourné et de propagande théorique assermentée, toute une machinerie de matières froides, rigides, frigides.

Faites comme si je n'étais pas là ! semblait être l'impérieux mot d'ordre de l'hôpital Rembrandt où des milliers d'être humains pénétraient chaque jour comme dans un temple de la surveillance révélée.

Il faut dire que la rue Morgue portait bien son nom. Elle ne s'émut pas outre mesure de l'apparition sur son flanc droit de cet étrange bubon miroitant contre lequel s'irisaient ses propres arbres, ses lampadaires, ses passants, ses voitures, et les immeubles de son flanc gauche. Tout y était redoublé, mais teinté d'argent. La rue vibrionnante de couleurs, de mouvements, de cris et de vrombissements, avait été capturée dans un scaphandre de pure étendue grise, une capsule de rutilements à l'épreuve de l'impureté du temps.

Mais au verso de cette intangible, impavide, inexpugnable muraille, une fois enfreint l'amer mirage métallisé, tout s'éclairait.

Rampes de néons lunaires, légions d'halogènes projetant leurs auras boréales, murs translucides et caméras à tous les étages s'entendaient à chasser la moindre parcelle d'ombre avec un acharnement réservé usuellement à la poussière. Les infirmières se déplaçaient, les médecins devisaient, les laborantins manipulaient, les machines clignotaient, les gardiens somnolaient, les ascenseurs s'activaient - aussi diaphanes que les parois contre lesquelles ils glissaient -, sous l'omniprésent regard de tout-un-chacun. L'hôpital Rembrandt était un titan radiographié en permanence depuis l'intimité de ses propres organes. Ici, chacun pouvait assister au spectacle de sa cité limpide suspendue dans les airs, comme un hologramme détaillé projeté à vingt mètres du trottoir dédaigneux de la rue Morgue.

Dès le hall d'entrée éclatait la devise de l'hôpital, sculptée en gros caractères cristallins, sous l'immense bas-relief en verre dépoli représentant La Leçon d'anatomie :

IN VITRO VERITAS

[...]

 

Bien entendu, dans l'interstice, il y a les corps que ces chiffres concernent. Les malades qui entrent ici, les morts qui en sortent, et tous ceux qui n'entrent ni ne sortent : les cadavres en transit au sous-sol, à la morgue. Il y a les souffrances, les souffles courts, les gémissements, les naissances, les bonnes, les mauvaises, les abominables nouvelles, les faits et les gestes risiblement humains qui ne sont en réalité que la part obscure de l'immense vaisseau vitrifié, sa soute de matières premières, son fuel de sangs, son charbon d'organes, son essence de spermes, son huile de peaux que la machine ingurgite, consomme et consume pour faire fonctionner sa montagne de chiffres.

Chiffres sur les moniteurs, les cadrans, les éprouvettes, les codes barres des étiquettes, les feuilles de soin, les bulletins d'entrée et de sortie, les bons de commande des substances chimiques, les sachets de seringues, les boîtes de compresses, les panneaux indicateurs dans les couloirs, les instruments de mesure, les thermomètres, les chronomètres, le encéphalogrammes, les cardiogrammes, les écrans de radiologie, les télés de surveillance, le réseau des ordinateurs, les balances et les échelles de croissance dans la nurserie, les agendas des  chirurgiens, les livres des psychologues, ceux qu'ils lisent, ceux que les plus audacieux écrivent, les sigles sur les portes des labos, les numéros des salles et des chambres, les codes gigantesques peints à même le goudron pour guider les ambulances et ceux sur la grosse cible où atterrissent l'hélicoptère bleu et blanc du Samu et l'hélicoptère rouge sang des pompiers.

[...]

   

 

miroir,amer,stéphane,zagdanskiSe procurer l'ouvrage :

Miroir Amer

Stéphane Zagdanski

1999

Coll. L'infini, Gallimard

147 pages

http://www.amazon.fr/Miroir-amer-Zagdanski/dp/2070754391/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1345723871&sr=1-1

 

 

> A consulter également, Paroles des Jours, le très généreux site de Stéphane Zagdanski : http://parolesdesjours.free.fr/

 

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