jeudi, 03 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Introduction, Chants 7, 32 & 33 - Bouguereau
Dante et Virgile visitant l'enfer, William-Adolphe Bouguereau
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Introduction
[...]
A chaque instant c'est ce corps encombrant qui rappelle l'enjeu et la progression chamanique du récit : escaladant la montagne du Purgatoire il sera de plus en plus léger ; au Paradis il se fera si docile et si transparent au vouloir qu'il saura voler parmi les sphères.
En Enfer - première étape - il trébuche, il tombe : "Et je tombai comme tombe un corps mort" : Dante s'évanouit en entendant Francesca, à cause de l'excès d'émotion, à cause de son identification de poète de l'amour avec les amoureux rendus coupables par un livre, et à cause de sa brusque compréhension d'un caractère infiniment dangereux de la littérature, et précisément de la sienne : car c'est lui, poète du Dolce Stil Nuovo, qui avait écrit dans la Vita Nuova : "Farei parlando innamorar la gente" ("je ferai en parlant enamourer les gens"). L'évanouissement mime la mort, dans le royaume des morts. Dante, ici, suggère qu'il a failli y rester ; pour un peu, il restait là, au chant V, puni parmi les luxurieux - propagateur de luxure, comme la reine Sémiramis. [...]
Chant 7
[...]
Nous recoupâmes le cercle vers l'autre rive
au-dessus d'une source* qui bout et se reverse
par un canal qui dérive d'elle.
L'eau était noire plutôt que perse**,
et nous, en compagnie de son flot trouble,
nous entrâmes plus bas par une voie étrange.
Il va dans le marais qui a nom Styx***
le sinistre ruisseau, quand il arrive
au pied des affreuses berges grises.
Et moi qui regardais très fixement,
je vis des gens boueux dans ce marais,
tous nus, et à l'aspect meurtri.
Ils se frappaient, mais non avec la main
avec la tête, avec la poitrine et avec les pieds,
tranchant leur corps par bribe, avec les dents.
Le bon maître dit : "Fils, tu vois maintenant
les âmes de ceux que la colère vainquit ;
et je veux encore que tu saches
qu'il y a dans l'eau des gens qui soupirent
et font pulluler cette onde jusqu'en haut,
comme tes yeux te montrent, où qu'ils se posent.
Plantés dans la boue ils disent : "Nous étions tristes
dans l'air doux que le soleil réjouit,
ayant en nous les fumées chagrines :
à présent nous nous attristons dans la boue noire."
Cet hymne ils le gargouillent dans leur gorge,
car ils ne peuvent le dire par mots entiers."
Ainsi nous parcourûmes dans le marais fangeux
un grand arc entre le sec et le mouillé,
les yeux tournés vers les mangeurs de boue.
Enfin nous arrivâmes au pied d'une tour.
* une source : toutes les eaux de l'Enfer dérivent d'une seule source - celle de l'Achéron.
* perse : couleur des tapis persans. Dante entend par là "une couleur mêlée de pourpre et de noir, mais où domine le noir" (Convivio, IV,XX, 2).
** Styx : dans la mythologie classique, c'est un fleuve des Enfers ; Dante en fait (suivant en cela Virgile), un marais, qui entoure ici la ville de Dité. Entre l'Achéron et le Styx sont punis les péchés d'incontinence. Au-delà du Styx se dressent les murailles en flammes de Dité, où sont punies la violence et la fraude.
Chant 32
Si j'avais les rimes âpres et rauques
comme il conviendrait à ce lugubre trou
sur lequel s'appuient tous les autres rocs,
j'exprimerais le suc de ma pensée
plus pleinement ; mais je ne les ai point,
et non sans frayeur je m'apprête à parler :
car ce n'est pas affaire à prendre à la légère
que de décrire le fond de l'univers entier
ni celle d'une langue disant "papa, maman".
[...]
Nous avions déjà quitté cette ombre
quand je vis deux gelés dans un seul trou ;
la tête de l'un coiffait la tête de l'autre ;
et comme on mange du pain quand on a faim,
celui du haut planta ses dents sur le second,
là où le cerveau se joint à la nuque :
Tydée* dans sa fureur ne rongea pas
les tempes de Ménalippe d'autre façon
qu'il mangeait le crâne, avec le reste [...].
* Tydée : l'un des sept contre Thèbes ; blessé à mort par le Thébain Menalippe, il le tua, obtint de ses compagnons qu'ils lui apportent sa tête, et se mit aussitôt à la ronger.
Chant 33
Il souleva la bouche de son affreux repas,
ce pécheur, l'essuyant aux cheveux de la tête
qu'il avait entamée par-derrière.
Puis il commença : "Tu veux que je ravive
le désespoir qui serre encore mon cœur
rien qu'en y pensant, avant d'en parler.
Mais si mon récit peut engendrer
quelque fruit d'infamie au traître que je ronge,
tu me verras parler et pleurer à la fois.
[...]
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dante, l'enfer, bouguereau, divine comédie
mercredi, 02 janvier 2013
L'Enfer de Dante - Introduction & Chant 1 - Turner
Eruption du Vésuve, William Turner
Extrait de La divine comédie, L'Enfer, 1314, Dante, traduction de Jacqueline Risset, GF-Flammarion 1985 :
Introduction
[...]
L'Enfer commence comme un récit de voyage : "Je me retrouvai dans une forêt obscure." Mais c'est en même temps le début typique d'un récit de rêve. Et, de fait, tout le premier chant peut se lire comme un rêve (modalité traditionnelle d'ouverture des grands récits antiques). Dès ce début et par la suite, la narration participe de façon simultanée, et parfois indiscernable, de registres opposés. Tout ce qui est décrit est allégorique (la forêt est forêt de l'erreur et du péché) ; et, en même temps, tout est concret. Chaque perception est retracée avec une précision quasi hallucinatoire, qu'on pourrait comparer de nos jours peut-être seulement à Kafka...
Dante donc dit qu'il se retrouve, il ne sait comment, dans cette forêt. Il entrevoit, au-delà des arbres, la cime d'une colline ensoleillée, où il voudrait bien aller, où il sait qu'il doit aller ; mais trois bêtes terrifiantes se dressent sur son passage ; il recule... A ce moment, une ombre apparaît tout près de lui, pâle et bienveillante : c'est Virgile, son maître en poésie, qui est aussi, pour tout le Moyen Âge, grand mage, grand sage, et, dans ses écrits, prophète secret du christianisme. Virgile propose à Dante de l'accompagner : il n'a pas le choix ; pour sortir de ce mauvais pas, il lui faudra passer par les trois règnes, les traverser de fond en comble, l'un après l'autre. Pour sortir de l'Enfer, où il va entrer, il ui faudra descendre tout l'espace du vaste entonnoir, où règnent l'obscurité, le bruit, la puanteur, jusqu'au fond, jusqu'au corps de Lucifer, qui coïncide avec le centre de la terre, qui est le centre du monde - le mal est là, indéniable et central.
"Au milieu du chemin de notre vie" : tel est le premier vers. Il va s'agir, dans le livre qui commence, d'un voyage, ou peut-être d'une vision, vécu au nom de l'humanité. Mais le nous de la dimension prophétique se mélange intimement, dès les premières lignes - dans un glissement grammatical internet - au je de l'expérience individuelle :
"Au milieu du chemin de notre vie*
Je me retrouvai dans une forêt obscure"
[...]
Chant 1
Au milieu du chemin de notre vie*
je me retrouvai par une forêt obscure**
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu'elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peur dans la pensée !
Elle est si amère que mort l'est à peine plus ;
mais pour parler du bien que j'y trouvai,
je dirai des autres choses que j'y ai vues.
Je ne sais pas bien redire comment j'y entrai,
tant j'étais plein de sommeil en ce point
où j'abandonnai la voie vraie.
[...]
* de notre vie : selon Dante, suivant Isaïe, la vie humaine dessine un arc, dont le centre, et le point le plus haut, est l'âge de 35 ans. Né en 1265, Dante a 35 ans en l'an 1300, date de son voyage à Rome, au moment du grand Jubilé organisé par le pape Boniface VIII.
** une forêt obscure : au sens allégorique, les vices et l'erreur ("la forêt d'erreurs de cette vie", Convivio, IV, XXIV, 12) ; elle correspond, pour Dante, à une période d'égarement moral et intellectuel.
> A consulter également : http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Divine_Com%C3%A9die
Se procurer l'ouvrage :
La divine comédie, L'Enfer
34 chants, écrits en 1314
Dante
1985
Traduction de Jacqueline Risset, GF Flammarion
380 pages, édition bilingue
http://www.amazon.fr/Divine-Com%C3%A9die-LEnfer-Dante-Ali...
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Ecrits, Foi, Peinture, Poësie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : dante, divine comédie, enfers, turner
mardi, 01 janvier 2013
Le ciel n'est pas pour demain - Doré
Dante et Béatrice au Paradis, Gustave Doré
31e dimanche du Temps ordinaire, semaine du 4 au 10 novembre 2012 :
"Le ciel n'est pas pour demain", Père Luc de Bellescize, paroisse Notre-Dame de Grâce de Passy
Au Ciel, les âmes bienheureuses sont dans la Béatitude d'être avec Dieu, mais elles attendent toujours la pleine rédemption de leur corps, qui adviendra au jour de la résurrection, quand nous serons semblables au Christ parce que nous le verrons tel qu'il est, quand nous serons, enfin, pleinement nous-mêmes à la face de Dieu.
Beaucoup d'âmes aussi sont sans doute en purgatoire, et elles souffrent d'une blessure du désir. D'une grande souffrance, mais d'une souffrance bienheureuse, car elles sont sauvées. Le Seigneur creuse en elles l'espace nécessaire pour accueillir la Joie du Ciel. Il brise la croûte du matérialisme et de l'autosuffisance qui recouvre nos vies comme une chape de plomb. Elles revêtent la robe nuptiale, celle que portent les saints qui ont "lavé leur robe dans le Sang de l'Agneau" (Ap 7, 14), c'est-à-dire qui ont été pleinement associés à la victoire du Christ sur les puissances de mort.
Et l'enfer existe aussi, comme une possibilité dramatique de la liberté de l'homme, qui est celle du refus. Certains s'en moquent. Ils font du Salut un automatisme qui ne rend pas compte de la réalité de l'Alliance entre Dieu et l'homme. Les démons y sont, anges qui ont refusé de rendre hommage à leur Créateur. L'enfer n'est pas le lieu brûlant des diablotins méchants avec des fourches, il est un enfermement, une volonté de se sauver par soi-même sans accueillir la vie qui vient de Dieu. Il n'y a pas d'amour en enfer. Dans la chapelle Sixtine au tableau du jugement, un homme en enfer se cache un œil, image de l'aveuglement, et un serpent engloutit son sexe, image d'une communion qui s'enferme, où l'homme épuise le don de sa vie et le retourne sur lui-même.
Jean-Paul Ier, le "pape du sourire", mort trente-trois jours après son élection au Siège de Pierre, propose comme image du Ciel et de l'enfer un grand banquet où les hommes tiennent des couverts trop grands pour eux, et ne peuvent s'en servir. Au Ciel comme en enfer, c'est le même tableau : un grand banquet où les hommes ont des fourchettes immenses. La différence, c'est qu'au Ciel ils se nourrissent les uns les autres, alors qu'en enfer chacun s'efforce de porter la fourchette à soi.
Le Ciel n'est pas pour demain... Donner sa vie sur la terre ouvre une fenêtre sur le Ciel de Dieu.
Père Luc de Bellescize
08:00 Publié dans Beaux-Arts, Foi, Gravure | Lien permanent | Commentaires (0)