vendredi, 16 mai 2014
L'Algérie II
Extraits de L'Algérie ou la mort des autres, Virginie Buisson, 2000, Folio :
[...]
Le village pourrait être en France. Il y a même une église avec un jardin de curé, une mairie avec un drapeau et l'école des filles séparée de celle des garçons. Les mechtas dans les montagnes et les gens rappellent que nous sommes en Algérie.
Il y a un tailleur. Il ne prend pas de mesures, il plie, marque à la craie et coud sur sa machine à pédales des mètres de rubans sur du tissu à fleurs.
On attend un peu et on a une gandoura.
A côté, le boucher étale ses moutons égorgés envahis par les mouches.
Plus loin, une famille européenne subsiste grâce aux couscous déposés à leur porte.
Je descendais souvent la rue du village avec leur fils aîné. On s'insultait d'un trottoir à l'autre. De lui j'ai appris les différences.
Je suis patos (nom donné aux gens nés en France).
Il est pied-noir,
et il y a les ratons.
Je ne l'ai pas connu longtemps, juste le temps de s'empoigner joyeusement.
Il est parti un jour.
Des Européens tiennent un café. J'aime aller chez eux à cause d'un mur recouvert de chèvre-feuille et d'un énorme platane où je me balance.
Dans une villa proche, leurs cousins vieillissent, gardiens de l'ancienne splendeur.
Après la sieste, ils sortent les chaises devant leur porte.
Ils racontent les chasses à dos de mule. Ils disent le temps d'avant les événements.
En face de chez nous, vit une veuve : madame Aupetit et son fils, vieux garçon.
Elle a des colombes dans sa cour et des pigeons.
De temps en temps, elle en étouffe une paire pour notre repas.
Je vais y chercher des œufs aussi.
Je l'attends dans la bibliothèque où un balancier de cuivre sonne les heures en désordre. Elle arrive doucement, en traînant ses jambes enflées.
Je rêve de monter au premier étage.
Sur la route d'Aumale, il reste un vieux couple, les Gilles, repliés au village depuis les premiers attentats.
La femme s'active, pressée, insoumise et farouche.
Lui s'éteint en pensant à sa ferme abandonnée.
Il regrette de n'avoir plus assez de force pour rester seul dans sa montagne : pour monter la garde auprès de ses vignes.
Il se fait du souci pour sa jument que nourrissent d'anciens journaliers.
Il a trop de "plus jamais" dans la tête pour espérer.
Je l'ai toujours vu le visage fermé, les poings serrés.
Son fils Charles vit seul, indifférent à l'avenir.
Il laboure, plante des fèves, fait ce qu'il a à faire en harmonie avec le temps.
Il me parle des fêtes d'avant, sans amertume.
C'est comme ça, c'est tout.
Son frère Armand, un peu don Juan de village, séduit les femmes mariées.
Mon père ne l'aime pas, je l'ai peu vu.
Il y en avait un autre dont j'ai oublié le prénom.
Il se consumait d'une tuberculose ramenée de captivité.
Il était correspondant d'une compagnie d'assurances.
Sa femme, opulente et volubile, me serrait sur son cœur.
Ma mère n'appréciait pas et un jour, je n'ai plus eu le droit de retourner chez eux.
Pourtant, j'aimais leur désordre.
Mademoiselle Blanche tient le dépôt de pain et vend Le Journal d'Alger et La Dépêche quotidienne.
Elle n'ouvre que le haut de sa porte en traînant une jambe arthrosée.
Chaque année elle va à Lourdes.
Lorsqu' j'arrive, alors qu'elle est à table, elle se lave les mains pour me servir, et se les relave après, car "les sous, les Arabes aussi les touchent".
J'apprends le racisme ordinaire, quotidien.
Des colons habitent une ferme un peu isolée ; j'y vais quelquefois.
Madame Danal sort des gâteaux secs d'une boîte de fer, et l'on boit du sirop d'orgeat sur des fauteuils raides et solennels.
Les volets sont clos sur la chaleur, on entend les grillons.
Je suis invitée pour la journée quand leur fille rentre de pension.
J'y vais volontiers au temps de la moisson à cause de la poussière dorée, du bruit de la moissonneuse-batteuse en bois, et des cigognes.
J'ai un peu peur pour revenir, je cours en approchant du cimetière ; passé les cyprès, la route est toute droite, j'aperçois le village, alors je rentre doucement en effeuillant des marguerites et en faisant des poupées de coquelicots.
C'est mal vu d'aller chez les Arabes, je les regarde. Le temps de la connaissance viendra plus tard.
Le maire habite une maison blanche et rose. Son épouse est une petite bonne femme dévote, habillée de mauve et de gris, à la permanente sévère.
Il porte des guêtres, un casque colonial et un ventre important. Il est célèbre par sa liaison avec l'institutrice et ses sorties à Alger avec les danseuses. Il est respecté aussi, à cause de ses bœufs amenés de France. Les plus beaux du village.
Il fait frais dans sa maison, pleine de livres et de tableaux. J'aime bien sa façon très vieille France de m'appeler "Mademoiselle". Quand je suis retournée le voir après l'Indépendance, sa femme était morte. Il vivait avec une gouvernante autrichienne. Il ne fut pas indifférent à mes robes d'été.
Les jours suivants, mes parents se sont installés ; moi, je suis allée à la découverte.
Au fond de la cour, dans une ancienne remise à grains, il y avait une famille arabe.
Les femmes m'ont accueillie près du canoun, je m'y suis sentie bien.
Je les regardais ; partout après, j'ai retrouvé ces gestes qu'elles ont pour pétrir la galette, pour laver le linge, pour bercer un enfant.
Si j'arrivais lorsque la galette cuisait, elle m'offraient un café dans une toute petite tasse blanche. Je m'installais contre le mur en torchis.
La plus vieille surveillait la cuisson, puis prenait la galette, la cassait en deux et me l'offrait dans un torchon noué.
J'aimais le bruit de leurs bracelets, leurs mains tatouées, leurs yeux bordés de khôl, les couvertures de laine où j'allais m'étendre.
Tout cela m'était offert avec en plus la couleur du ciel, le bleu du Bougahouden, l'ocre de la terre et le cri des chacals.
[...]
L'Algérie ou la mort des autres
Virginie Buisson
2000
Folio
96 pages
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07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : algérie, virginie buisson, la mort des autres
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