jeudi, 15 janvier 2015
Le territoire de Houellebecq
L'humanité est parfois étrange, se dit-il en composant le numéro ;
mais malheureusement c'était le plus souvent dans le genre étrange et répugnant,
rarement dans le genre étrange et admirable. (p 393)
New York City from 7,500 feet above, by Pulitzer Prize-winning photographer Vincent Laforet
https://www.facebook.com/ArchDaily/photos/pcb.10155097576895603/10155097553685603/?type=1&permPage=1
Extraits de La carte et le territoire, Michel Houellebecq, Flammarion :
p 10-54
[...] depuis longtemps d'ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les grands photographes, avec leur prétention de révéler dans leurs clichés la vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout, ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements, et plus tard ils choisissaient les moins mauvais de la série, voilà comment ils procédaient, sans exception, tous ces soi-disant grands photographes, Je en connaissait quelques-uns personnellement et n'avait pour eux que mépris, il les considérait tous autant qu'ils étaient comme à peu près aussi créatifs qu'un Photomaton.
[...] le fils est la mort du père c'est certain mais pour le grand-père le petit-fils est une sorte de renaissance ou de revanche [...].
Dans les pays latins, la politique peut suffire aux besoins de conversation des mâles d'âge moyen ou élevé ; elle est parfois relayée dans les classes inférieures par le sport. Chez les gens très influencés par les valeurs anglo-saxonnes, le rôle de la politique est plutôt tenu par l'économie et la finance ; la littérature peut fournir un sujet d'appoint. [...]
L'excitation de son père était retombée, il mâchonnait son saint-nectaire avec aussi peu d'enthousiasme que le cochon de lait. C'est sans doute par compassion qu'on suppose chez les personnes âgées une gourmandise particulièrement vive, parce qu'on souhaite se persuader qu'il leur reste au moins ça, alors que dans la plupart des cas les jouissances gustatives s'éteignent irrémédiablement, comme tout le reste. Demeurent les troubles digestifs, et le cancer de la prostate. A quelques mètres sur leur gauche, trois femmes octogénaires semblaient se recueillir sur leur salade de fruits - peut-être en hommage à leur maris défunts. L'une d'entre elle tendit la main vers sa coupe de champagne, puis sa main se rabattit sur la table ; se poitrine se soulevait sous l'effort. Au bout de quelques secondes elle renouvela sa tentative, sa main tremblait terriblement, son visage était crispé par la concentration. Jed se retenait d'intervenir, il n'était nullement en position d'intervenir. Le serveur lui-même posté à quelques mètre, qui surveillait l'opération d'un regard soucieux, n'était plus en position d'intervenir ; cette femme était maintenant en contact direct avec Dieu. Elle était probablement plus proche de quatre-vingt-dix que de quatre-vingts. Afin que tout soit accompli, les desserts furent à leur tour servis. Avec résignation, le père de Jed attaqua sa bûche tradition pâtissière. Il n'y en avait plus pour très longtemps, maintenant. Le temps passait bizarrement entre eux : bien que rien ne soit dit, que le silence durablement établi maintenant autour de la table eût dû donner la sensation d'une pesanteur totale, il semblait que les secondes, et même les minutes, s'écoulassent avec une foudroyante rapidité.
[...] A quinze heure heures, ils s'arrêtèrent dans un relai un peu avant La Souterraine ; à la demande de son père, pendant que celui-ci faisait le plein, Jed acheta une carte routière "Michelin Département" de la Creuse, Haute-Vienne. C'est là, en dépliant sa carte, à deux pas des sandwiches pain de mie sous cellophane, qu'il connut sa seconde grande révélation esthétique. Cette carte était sublime ; bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir. Jamais il n'avait contemplé d'objet aussi magnifique, aussi riche d'émotion et de sens que cette carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne. L'essence de la modernité, de l'appréhension scientifique et technique du monde, s'y trouvait mêlée avec l'essence de la vie animale. Le dessin était complexe et beau, d'une clarté absolue, n'utilisant qu'un code restreint de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages, représentés suivant leur importance, on sentait la palpitation, l'appel, de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d'âmes - les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle.
p 281-282
[...] la rue Martin-Heidegger descendait vers une partie du village qu'il n'avait pas encore explorée. I l'emprunta, non sans méditer sur le pouvoir presque absolu qui était laissé aux maires en matière de dénomination des rues de leur ville. Au coin de l'impasse Leibniz il s'arrêta devant un tableau grotesque, aux couleurs criardes, peint à l'acrylique sur un panneau de fer-blanc, qui représentait un homme à la tête de canard, au vit démesuré ; son torse et ses jambes étaient recouverts d'une épaisse fourrure brune. Un panneau d'information lui apprit qu'il se trouvait en face du "Muzé'rétique", dédié à l'art brut et aux productions picturales des déments de l'asile de Montargis. Son admiration pour l'inventivité de la municipalité s'accrut encore lorsque, parvenu sur la place Parménide, il découvrit un parking flambant neuf, les traits de peinture blancs délimitant les emplacements ne devaient pas avoir plus d'une semaine, et il était doté d'un système de paiement électronique acceptant les cartes de crédit européennes et japonaises. Une seule voiture y stationnait pour l'instant, une Maserati GranTurismo de couleur vert d'eau [...].
En direction du sud le village se terminait par le rond-point Emmanuel Kant, une création urbanistique pure, d'une grande sobriété esthétique, un simple cercle de macadam d'un gris parfait qui ne conduisait à rien, ne permettait d'accéder à aucune route, aux alentours duquel n'avait été bâtie aucune maison. Un peu plus loin coulait une rivière, au débit lent. Le soleil dardait ses rayons, de plus en plus intenses, sur les prairies. [...]
A consulter également :
> http://fichtre.hautetfort.com/archive/2014/09/10/houelleb...
> http://fichtre.hautetfort.com/archive/2015/01/12/houellebecq-soumission.html
La carte et le territoire
Michel Houellebecq
2010
Flammarion
428 pages
http://www.amazon.fr/carte-territoire-Houellebecq-Michel-...
07:10 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Photographie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : houellebecq
Commentaires
Son meilleur roman pour moi. Merci pour ces extraits.
F.B.
Écrit par : Frédéric | samedi, 17 janvier 2015
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