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vendredi, 23 mai 2014

L'Algérie III

 

 

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Extraits de L'Algérie ou la mort des autres, Virginie Buisson, 2000, Folio :

[...]

J'ai vu le fils Aupetit qui titubait sur sa bicyclette ; il s'est écroulé devant chez lui.
J'ai crié, un voisin s'est précipité, le médecin militaire d'Aïn-Bessem est arrivé, nous a éloignés.
L'armée a décidé de l'évacuer sur Alger, la colonne de l'escorte s'est formée devant la brigade.
La nuit venait, pour la dernière fois jusqu'à la fin de la guerre, la route de Sakamody s'est ouverte pour un civil.

Les militaires n'ont pas attrapé l'homme qui a tiré.

Des fellaghas ont coupé les poteaux électriques, nous n'avons plus de lumière et plus d'eau. Nous dînons à la bougie et je vais à la source avec mes frères.
Les journaux racontent des embuscades ; il paraît qu'un régiment va s'installer à Bir-Rabalou.

Tout le monde parle des "événements", la surveillance se fait plus lâche à la maison. Je guette les convois militaires.
Il y en a qui traversent le village, mais juste pour prendre de l'eau, ils ne restent pas.
Les soldats se rafraîchissent à la source. J'ai échangé un chapeau kabyle à large bord cotre un litre de vin.

Des spahis ont parqué leurs chevaux dans les champs derrière la villa.
Ils ressemblent vraiment à la photo du zouave dans la salle à manger de ma tante en France.
Je n'avais jamais vu de chevaux de si près, avec mes frères on tournait autour, leur sexe surtout nous fascinait.

Les spahis sont restés quelques jours, puis ils sont partis en opération.
Ils avaient dormi dans les granges autour de la villa, le matin, j'avais fait ma toilette avec eux à la source, ils avaient accroché des glaces aux arbres pour se raser, ils s'étaient aspergés en riant.

Ils ont été abattus dans un défilé très étroit du Bougahouden, il paraît qu'ils sont tombés un par un jusqu'au dernier.

L'armée a ramené les corps et enseveli les chevaux sous la chaux.

Les femmes des gendarmes descendent leurs chaises tous les après-midi à quatre heures.
Elles tricotent.
Les enfants jouent à leurs pieds.
Elles m'appellent pour les aider à étendre le linge, pour plier les draps, pour garder les bébés.
Quand leurs maris sont de garde et qu'elles ont peur de rester seules, je vais dormir avec elles, et, leur peur s'ajoute à la mienne.
Quand elles se racontent des histoires, elles m'éloignent ; je n'ai jamais l'âge qu'il faut.

[...]

Le soir, mon père est rentré. Il a posé de grenades sur la table de nuit. Il a appris à ma mère à se servir du fusil.

Le lendemain, la grille de la maison a été fermée à clé. Les gendarmes ont empilé des sacs de sable et déroulé des barbelés devant toutes les issues.
Les colons isolés se sont repliés sur le village. Les autres ont fortifié leur ferme.
Mon père a démonté mon vélo et l'a rangé dans la cave.

[...]

La trappe s'est refermée.
Cela a duré six mois.
Le ronron des femmes de flics. Leurs tricots. Les orangeades d'après la sieste, Nous Deux, Confidences, Intimité, leurs ovaires, leur mari. La messe du dimanche.
Et les cris que j'étouffais. Les courses, arrimée à ma mère ; les jours de repose de mon père, avec des pages de divisions à faire, punition de mon indiscipline. Mes fenêtres ouvertes sur les champs de blé, sur des amandiers en fleurs. Mes poings serrés, mes ongles dévorés, ma colère étouffée.

Un jour, je suis montée sur la fenêtre. Nous habitions au deuxième étage. J'ai eu envie de sauter pour voir si une autre vie existait. Mais j'ai eu peur de m'abîmer.

Il fait très chaud, je n'arrive pas à dormir.

J'ouvre mes volets, j'écoute les crapauds, les cigognes. Je ne peux pas sortir, mais au moins je suis libre, je peux avoir le visage nu.
La journée il faut composer, ne pas avoir l'air absent, être là. C'est long un jour quand tout est connu ; j'ai surtout peur des repas.

Mon père a deux verres, un pour boire, un pour me lancer de l'eau à la figure. Je fais des boulettes avec mon pain, je ne supporte pas les silences. Il y a tout un code que je découvre petit à petit, d'abord il faut manger, obéir, ne pas traîner en faisant les courses, ne pas répondre à ma mère, donner mes jouets à mes frères, aimer être à la maison.

A mon âge on ne doit pas s'ennuyer.
"A ton âge, ta mère travaillait."
Je me prends à rêver de pension, d'orphelinat.
La vraie vie s'éloigne, je m'installe dans la vie rêvée où je suis seule.

[...]

L'école,
les repas,
les voisines.

Mon horizon est clos par le leur. Elles parlent, j'écoute, je rêve, j'attends.

[...]

 

 

 

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L'Algérie ou la mort des autres

Virginie Buisson

2000

Folio

96 pages

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