lundi, 27 janvier 2014
Femmes - II - Sollers
Crédits photographiques Sylvia El Aarabi
Extrait de Femmes, 1985, Philippe Sollers, Gallimard :
[...]
Kate arrive avec son chapeau fantaisie cow-boy. Elle se prend maintenant pour une amazone. La tête farcie d'épopée femme et re-femme. "Nous les femmes..." On sent qu'elle y pense sans arrêt, excitée, déprimée, terrorisée. Maniaque. Elle souffre, mais elle doit le cacher sous une allure toujours "en forme", gaie, décidée... Surtout que personne ne se rende compte que le tissu de sa vie n'est que vertige, peur. Sans fin donner le change, mentir. La dissimulation est pour elle une première nature, une nature d'avant la nature, une protection spontanée, un voile au sens où on dit qu'une roue est voilée... Je la vois serrer légèrement les dents. Elle va m'approcher, moi, l'ennemi public n°1, la tête de liste noire, celui qui en sait dix fois trop, qui est renseigné de l'intérieur... Elle m'embrasse, elle allume les stéréotypes de la séduction. Rapports de forces... Je la regarde. Elle est épuisée, elle sort d'une longue journée de travail pour marquer ses droits, s'affirmer ; d'une interminable série de grimaces, partout, au Journal, à l'Agence, à la conférence de presse du candidat réactionnaire-progressiste qu'elle doit, elle, progressiste-réactionnaire, feindre de trouver réactionnaire modéré. Ou quelque chose dans ce genre. Sa peau est grasse, luisante, ses seins affaissés, son ventre ballonné comme par une grossesse à demi rentrée permanente. Le foie ?
[...]
"Tu sais que, souvent, je me demande sur telle ou telle question ce que tu en penses, ce que tu ferais. Et je sais tout de suite que je dois penser, ou faire exactement le contraire." ...
C'est dit. Je suis pour elle, et son réseau, l'étalon tordu absolu... Le plus étrange, après ça, est qu'elle a l'air de penser que la conversation peut continuer comme si de rien n'était. Davantage : on dirait que sa perversité a besoin de ce genre de préambule agressif. Dans un moment, après m'avoir raconté quand même un maximum de potins ; après avoir dit le plus de mal possible des amis qu'elle va retrouver tout à l'heure ; après avoir essayé de m'extorquer quelques renseignements qu'elle juge importants pour sa carrière des huit jours ou deux mois à venir, elle va tout à coup se pencher sur moi, me faire sentir son haleine déjà chargée d'alcool :
"Tu vois, je pourrais t'en dire plus... Un certain nombre de choses... Mais il faudrait du temps... Que je m'habitue... Au bout de deux ou trois jours, peut-être..." Ca y est, le coup du voyage ! Ca ne rate jamais... Elles finissent toujours par proposer un voyage... Un déplacement... Pour mieux rentrer... En Egypte, en Grèce, à Rome, à Venise, aux Indes, à Singapour, au Maroc... Seulement un week-end... Trois jours, huit jours... Qu'on reste ensemble... Qu'on ne se quitte plus... L'hôtel, le face-à-face, le bord-à-bord, les promenades, les repas, les musées... Et puis peut-être, le second jour... Vers la fin de l'après-midi... Après quelques achats... Des souliers... Une bague... Un bracelet... Un collier... La fusion... On se dirait tout, vraiment tout... L'affaire serait faite... Le mariage, quoi. Finalement, ça en revient toujours là : qu'on s'installe, qu'on régularise, que ça ne fasse plus qu'une seule atmosphère partagée... La bulle unanime... La transparence... Le placenta en commun... Les petites choses de la vie, un peu dégoûtantes mais tellement touchantes, les vraies choses... Là, donc, elle me dirait ce dont j'ai besoin... Les trucs qui me menacent... Les conseils... Ce que les autres projettent, ont réellement contre moi, les ragots, tout ce qui se trame dans mon dos... Les détails que je brûle de connaître... Je me creuse légèrement sous le choc. Il ne faut pas qu'elle perçoive ma répulsion. Au contraire, j'y vais tout de suite... Je lui prends la main, je me courbe, je l'embrasse un peu dans le cou... Rien... Moi pourtant si client...
Philippe Sollers
"Mais oui, il va falloir calculer ça."...
Je trouve ma voix un peu molle... Sans l'enthousiasme qui conviendrait... Elle va se rendre compte... Mais non, une femme ne se rend jamais compte, par principe... Défendue par un narcissisme à toute épreuve, monumental, cosmique... Ou bien elle est déprimée dans toutes les situations, à l'avance ; ou bien elle est persuadée de sa fatalité en action... Le plus souvent à juste titre d'ailleurs... Vibrations, médiumnisation, ça finit par faire vaciller les volumes, par jeter un sort, un malaise, quel que soit le bonhomme présent, le plus homosexuel, le plus professionnel... Encore mieux ! L'effet-mère... L'effet causalité dérobée. C'est toujours tout ou rien, jamais peut-être... Elle veut que je la désire, il ne lui viendrait même pas à l'idée que je ne la désire pas... A moins que... On ne sait pas vraiment... Elle a peut-être perçu mon mouvement de recul, ma réserve... Moi, je voyais déjà le film à toute allure... L'auberge, le parc, les tables sous les arbres, la rivière, le lit, la salle de bains... Un premier moment peut-être émouvant malgré tout, ma main dans la braguette de son pantalon, le doigt dans la fente... Elle, si sûre d'elle... Et d'elles... Le mouilli-mouilla des débuts...
Qu'est-ce qu'elle sait faire, à propos ? Bouche pincée, incisive un peu décrochée... J'allume une cigarette, je finis mon verre... Je bafouille l'urgence d'un rendez-vous... Elle se raidit d'un coup en arrière... Je viens d'ajouter une note hypernégative à mon dossier déjà lourd... L'histoire Phèdre... La rumeur Racine en fureur... Au revoir chéri, on s'appelle... Je sors presque en courant... Le soir de juin parfumé...
Le rendez-vous, je l'ai en effet, mais pas celui que j'ai dit. Cyd m'ouvre la porte. Toujours nette, ponctuelle, discrète... Le jeu consiste à ne pas se parler, à faire directement l'amour... Elle est nue sous sa robe noire, on y va tout de suite... On ne parle qu'après... C'est tout différent... Une fois que la crise a eu lieu de façon physique... Le malentendu exorcisé... L'incommunicabilité mimée, déchargée... Elle a compris ça, elle accepte le rythme, je ne sais rien de sa vie ou presque... Voilà la liberté aujourd'hui... Séparer, installer des cloisons étanches, se taire, ne jamais avouer, ne surtout pas se plaindre, changer de décor... Multiplier les scènes, suivre les diagonales, passer. [...]
Crédits photographiques Sylvia El Aarabi
Cyd a beaucoup d'humour, elle est en même temps violente... Elle est pour la comédie... Le cinéma qui fait jouir... L'artifice efficace... La magie, le style ironique geisha an 2000... Les bas noirs, les jarretelles, l'absence de culotte, les préliminaires chuchotés, les obscénités entrecoupées... Tout le rétro de l'affaire... Il faut que je fasse une théorie du chuchotement, un jour, une thèse, je l'enverrai à mes amies universitaires, je dirai lesquelles... Zones souples, légères, langage troué, gratuité... Le pourtour démodé, idiot, mais qui trouble, qui finit par troubler... N'est-ce pas, hypocrite lecteur, lucide lectrice... [...]
Je regarde Cyd dans l'ombre. Elle est nue, maintenant, avec ses souliers... Belle comme ça, blonde, brunie par son dernier séjour dans le Midi... Elle s'agenouille, me suce... Longtemps... On entre dans la mécanique universelle, dans le roulement... Je sais ce qui l'intéresse, là, le moment mental, la domination abstraite par l'intérieur, le rite de possession muet, le yoga focal... Voir si je tiens le coup, et comment... Ca l'exalte... Je m'allonge sur le divan... Elle continue à sucer... Je la réentends toujours, la première fois où elle m'a dit : "Salaud, tu veux que je te suce ?"... [...] Pourquoi fait-elle comme ça avec moi, je veux dire : sans rien demander en échange ? Chaque fois, je m'attends qu'elle me dise son prix... Même indirect.... Une intervention ici ou là, un service quelconque, une demande de resserrement d'intimité, la procédure habituelle... Mais non, rien... Tout reste lisse, enfiévré, emballé, comme si l'instant seul comptait... Peut-être quand même une ou deux fois... Pour la forme... Non... C'est gratuit... Ou alors, elle pousse l'investissement à long terme... Je la laisse jouer... Elle doit s'ennuyer autant que moi dans le temps... D'où le côté savant des rencontres... Elle va jouir de me forcer à jouir... Elle monte sur moi, spasmodique, tremblée... Parcourue du frisson... Elle m'enfile. [...] Cyd, là, dansant sur le radeau en dérive... Elle redescend, précipite sa bouche, m'arrache... Voilà, je pars... Je la laisse passer... Elle me mange... L'amour... Elle me mange tout... Les électrons, les protons, les neutrons, les photons, les leptons, les muons, les hadrons... Et même les nouveaux venus qui assurent la cohésion des fibres : les gluons... Elle secoue de part en part la substance... Crinière d'atomes... Comme si elle se nourrissait direct cogito... Elle me le murmure : "C'est ton cerveau qui m'excite."... Son image recomposée invisible à travers mon cerveau... Elle s'inspire complètement, elle s'effondre... Couchée, dormant, maintenant... Pas de conversation, aujourd'hui ? Je me lève, je me rhabille en douceur... Elle a un petit mmmm mmmm gentil... Je trouve la porte dans le noir... Je suis dans l'escalier froid...
[...] La nuit est complètement tombée dans ma fenêtre, maintenant, rideau bleu-noir... J'écoute le Clavecin bien tempéré... Das Wohltemperierte Klavier... Zuzana Ruzickova... Une tchèque... C'est parfait... Délicat, énergique, détaillé, massif... Les musiciennes... Les seules que j'aimerais sauver... Chanteuses, pianistes, clavecinistes, violonistes... Je pense à cette petite brune... Louise... On se voyait le dimanche... Elle travaillait constamment...Reprenant, reprenant... Scarlatti, Haydn, Mozart... Ses mains, son profil, les doigts volant, son buste balancier souple... Je l'aurais écoutée des heures... On flirtait à peine, rien de poussé... Gammes de nuances... Températures tempérées...
[...] Je revois l'enterrement de Marie-Thérèse, à l'église Saint-Thomas-d'Aquin... [...] Je ne l'aimais pas... Elle m'ennuyait, elle sentait déjà la mort quand je l'ai connue... Pas la mort vivante, qui fait bander, la mort morte, moisie... Trop grosse, affectée... Baisée une fois, et encore parce que j'avais trop bu, mollement, plus jamais ensuite, impossible... Elle collait à moi dans un sursaut de haine éperdu... Je l'évitais, elle en voulait dix fois plus... Elle organisait des dîners auxquels je me dérobais à la dernière minute... Par pneumatique... Par télégramme... Par téléphone interposé... Elle continuait... Le réalisme des femmes, leur cynisme... Tout doit pouvoir s'obtenir... S'obtenir. Elles sont prêtes à payer, à soudoyer, à corrompre, à arranger les situations... Quand la force anale de fond a été déclenchée en elles, aucun sens moral, aucune pudeur... Plus le moindre goût... La violence pure, l'insistance acharnée... Butées... Elle avait dit à l'un de mes amis : "J'attends qu'il soit tombé très bas pour l'avoir." ... Au besoin elle aurait orchestré ma descente... Pour me recueillir... C'est une des dimensions très particulières de leur érotisme, on le sait... Le côté clinique, hôpital, asile, prison, banlieue, morgue... Elle rêvait de me guider, de me diriger, d'organiser pour moi le spectacle, les influences... En échange, j'aurais été là, à droite de la cheminée, près du feu de bois, pendant les réceptions... En smoking... Présentable... Odieux... Renfrogné... Redoutable... Ivre... Agressif... Spirituel... Inaccessible... Peu importe... Elle voulait son malheur de moi... [...]
[...] Qu'est-ce que j'attrape là ? Ysia... Ah, non, pas Ysia maintenant ! ... Plus tard ! ... [...] Enfin... Belle... Exquise... Laquée, souple, mince... Trente ans, mariée, en manque... Le vice léger... Tout... Flûte de jade... Le rêve du pavillon rouge... Jaune... Turquoise... Les contes du bord de l'eau... L'éventail du phénix... La rosée du clair de lune... Une précision, un appétit... Corps presque enfantin, une de mes meilleures sensations du dedans, je veux dire muqueuse à muqueuse dans le four abstrait de la jouissance incurvée... Vous comprenez ? Non ? Tant pis... Il y a longtemps que je pense qu'une véritable cartographie des coïts serait souhaitable... Une carte du tendre en action... En général, les narrateurs se taisent au moment de passer à l'acte... Ou alors ils en remettent dans le genre crispé... Microsadismes divers... Scatologies, découpages... Le plus souvent, c'est quand même le style éthéré... Elle sortit de son bain, vint s'allonger près de moi, nous éteignîmes... Elle se laissa aller, nous roulâmes sur le lit plumeux... Ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant... Fin du paragraphe. Non, ce qu'il faudrait, c'est la notation exacte de l'aventurier sur les sensations internes de son bout d'organe à la rencontre de la dérobade compréhensive de la chair pénétrée... Toute une palette inédite à découvrir... Positive... Négative... Neutre... Vitaminante... Plombée... Les descriptions sont trop extérieures... Littérature guindée, empêtrée, gourmée... Agressivité simplifiée... Scènes trop soumises à l'oeil, à l'idée de l'oeil, au stéréotype optique... Ysia vient ici dans la narration, parce que, voulant raconter ma vie, je lui dois une reconnaissance tactile... Une gratitude de peintre... De graveur... Deux ou trois bambous, quatre feuilles, allusion de l'air, pente, courant, densité de l'air, éclat d'eau... L'univers d'un coup de pinceau... Depuis que j'écris ce livre, d'ailleurs, tout en discutant avec S., je comprends mieux les peintres. [...]
Se procurer l'ouvrage :
Femmes
Philippe Sollers
1985
Coll. Folio, Gallimard
672 pages
07:03 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Photographie | Lien permanent | Commentaires (0)
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