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jeudi, 08 août 2013

La démocratisation de la démocratie par la trahison des chefs

 

Remerciements à Aude Montrichard
qui me prête des livres bien choisis.

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trahison des chefs,guillaume bigot
La cour à Versailles

 

Extraits de La trahison des chefs, Guillaume Bigot, 2013, Fayard :

pp.11 à 16

Je suis né un an après Mai 68 et dix ans avant l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher. Comme l'immense majorité de ceux de ma génération, j'ai grandi persuadé que toute autorité était une ruse des dominants (idées libertaire) ou un moyen de servir des intérêts individuels (idée libérale).

"Il est interdit d'interdire", scandaient les manifestants rue Soufflot ; "Riches de tous pays, unissez-vous !" reprendront les mêmes quelques décennies plus tard. La dénonciation de la morale bourgeoise puis celle des entraves à la libre entreprise ne s'opposaient qu'en apparence.

Avec le temps, ces deux vagues idéologiques, la libertaire - disqualifiant l'idée d'autorité - et la libérale - niant toute notion d'intérêt général -, convergèrent pour faire du bon plaisir individuel l'horizon indépassable de notre temps.

[...]

La principale caractéristique de ma génération de baby-boomers finnissants, c'est sa capacité à considérer cette involution inouïe comme tolérable et inéluctable.

Il est révélateur que ce soit un très vieil homme, au soir de sa vie, un compagnon de la Libération, qui ait tenté de réveiller les morts en signant un pamphlet intitulé Indignez-vous ! Mettons de côté la curiosité révérencieuse manifestée pour ce dernier des Mohicans, l'opuscule de Stéphane Hessel ne nous a pas sortis de notre torpeur.

Résister, s'indigner, se redresser, voilà des postures de chef ! Un monde qui ne croit plus aux chefs est forcément résigné.

Certaines époques ont aimé leurs dirigeants. D'autres ont voulu en changer. D'autres encore ont cru pouvoir s'en passer. La nôtre s'accomode de mauvais maîtres comme d'une fatalité. Nos contemporains pensent qu'ils n'ont d'autre choix que de faire du zèle pour en retirer un profit personnel, ou d'en faire le moins possible, pour le même motif. Ni les chefs ni les subordonnés ne croient plus à l'autorité. Nous pensons que toute collectivité se résume à un agrégat d'individus. Pour nous, le pouvoir est pantomime au service de qui l'exerce.

L'arène électorale n'intéresse que les professionels, c'est-à-dire les politiciens, les sondeurs ou les journalistes spécialisés. Pour une majorité de citoyens, la politique est devenue, au mieux, un divertissement. Evidemment, la démocratie demeure le moins mauvais système, mais les scrutins n'offrent plus prétexte aux foires d'empoigne de jadis. Le 10 mai 1981, les pharmacies des beaux quartiers avaient, en une nuit, épuisé leurs stocks de tranquillisants. Depuis, les passions politiques sont refroidies et la France choisit ses dirigeants par défaut. Barack Obama aura été le dernier leader à susciter un élan populaire. Un élan vite retombé lorsque l'orateur charismatique révéla un petit garçon timide et trop bien élevé.

Ultime signe de cette profonde désillusion, la présidentielle du printemps 2012 a consacré un homme normal, presque un anti-chef.

L'entreprise demeure l'un des derniers lieux où le bon plaisir individuel reste bridé. Il n'empêche, chez les salariés domine aussi ce mélange de déception et de résignation. [...]

Aujourd'hui, comment savoir qui est chef et qui ne l'est pas ? Rien de plus simple. Les premiers se plaignent de leurs troupes. Les seconds se lamentent contre les premiers. La génération Y conteste le modèle "corporate". En fait, nous avons tous un problème avec l'autorité.

Notre époque refoule le chef. Ce mécanisme inconscient découle de trois facteurs qui se conjugent et se renforcent : le souvenir cuisant des totalitarismes, la domination du libéralisme et ce que Marcel Gauchet a justement nommé la "démocratisation de la démocratie*."

Le marxisme comme le nazisme avaient promu d'effarants cultes du chef. Comme le rappelle Jean-Claude Monod** : "Le XXe siècle aura été celui des pathologies du charisme politique." Des centaines de millions de morts plus tard, quoi de surprenant à ce que nous nous méfiions des leaders charismatiques comme de la peste brune ou rouge.

Depuis 1989, le libéralisme et sa croyance dans la toute-puissance du marché barrent notre horizon. Marxisme et libéralisme partagent cette erreur de prédire l'effacement des frontières et l'extinction des Etats. Or, réduire le politique à l'économique revient à tenir le chef pour un épiphénomène passager.

Rejet de tout ce qui rappelle le totalitarisme (l'Etat, l'idéologie, le militantisme, le machisme, l'intolérance, la violence politique, le volontarisme et, bien sûr, le chef) et l'absolutisation de tout ce qui s'y oppose (la société civile, le relativisme, l'humanitaire, l'esprit de rébellion, le féminisme, la tolérance, la résignation face à la nature ou au marché) débouchent sur une sacralisation de l'individu. Cette "démocratisation de la démocratie" aboutit à une situation psychologique dans laquelle toute manifestation d'autorité est ressentie comme un viol de la conscience, comme un abus et une usurpation. La persistance des chefs est vécue comme la regrettable rémanence d'une forme d'irrationalité.

Fonctionnaires ou salariés, cadres ou employés, les subordonnés ne croient plus au "bon chef" et doutent qu'un tel spécimen ait jamais existé. [...]

L'idée que la conscience forme une parenthèse sacrée est aussi ancienne que le monothéisme. Si Dieu est un et s'il a fait l'homme à son image, chacun abrite une part de divin.

De ce constat, les démocrates ont déduit qu'ils devaient protéger l'individu face à l'Etat. Du caractère inviolable de la conscience, les anarchistes ont tiré des conséquences plus drastiques. Pour les partisans de l'autogestion, aucun individu ne doit obéir à un autre et, s'il le fait, il se déshonore. [...]

Ne jamais ployer, refuser toute autorité, c'est se prendre soi-même pour maître. Pour reprendre les termes de la psychanalyse, c'est se complaire "dans la toute-puissance". C'est également poursuivre un idéal viril que l'on retrouve dans de nombreuses traditions guerrières (le code d'honneur des chevaliers du Moyen Âge ou le bushido japonais***). "La liberté ou la mort", juraient les anarchistes espagnols. Cinq siècles plus tôt, les conquistadors avait prêté le même serment. Cet idéal libertaire qui ne crois pas au chef a pourtant sécrété patrons et caïds de première trempe.

Nécessité fait loi. Voulant triompher, les anars durent lutter et s'organiser, donc commander et obéir.

Les grands leaders anarchistes ne furent pas moins suivis que les autres. Peut-être le furent-ils davantage. Joseph Kessel**** peint la figure dantesque de Mkhno. Mi-bandit, mi-révolutionnaire, ce chef de guerre écuma l'Ukraine entre 1917 et 1921. Sous Makhno, le drapeau noir fit régner l'ordre. Les récits de la guerre d'Espagne abondent montrant des anarchistes dévoués corps et âme. Lorsqu'il était officier de la France libre, Pierre Messmer avait hérité d'anciens des Brigades internationales. L'ex-Premier ministre m'a vanté leur extraordinaire tenue au feu et leur formidable sens de la discipline. Personne ne se passe de chef. Jamais, nulle part.

En France, de 1792 jusqu'en 1958, par haine du pouvoir personnel et de la tête du roi - majestueuse entre toutes -, les républicains adoptèrent un régime d'assemblée, aux majorités éphémères.

Du grec mono, "un seul", et arkein, "commander", la monarchie consacrait le pouvoir solitaire. Les révolutionnaires mêlèrent dans un même opprobre le monarque et ceux qui, selon Beaumarchais, "s'étaient donné la peine de naître" (les aristocrates). Ces républicains avaient beau détester le pouvoir d'un seul, ils se placèrent sous le joug d'un patron. Les coupeurs de têtes suivirent aveuglément des chefs charismatiques. [...]

_______________________ 

* Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.

** Jean-Claude Monod, Qu'est-ce qu'un chef en démocratie ?, Seuil, 2012.

*** Le mot désigne le code d'honneur des samouraïs et signifie "la voie du guerrier". 

**** Joseph Kessel, Makhno et sa Juive, Gallimard, "Folio", 2002.

 

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La trahison des chefs

Guillaume Bigot

février 2013

Fayard

288 pages

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