vendredi, 27 décembre 2013
Doisneau
Robert Doisneau, autoportrait
Extrait de "Robert Doiseau" in Commémorations Nationales 2012, Jean-François Chevrier, historien et critique d'art, professeur à l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris :
Avec une apparente désinvolture, Doisneau a porté à sa perfection l’ambiguïté de la photographie. Cette ambiguïté est historique, elle définit une technique d’enregistrement visuel qui, depuis son invention, a été utilisée pour produire de l’information et fabriquer des images, comme procédé d’illustration et moyen d’expression ; un accessoire rituel (dans les cérémonies privées ou publiques), un outil de la mémoire, un auxiliaire des beaux-arts, un support documentaire du récit, oral ou écrit. À l’exception du « charme » (érotique) et du reportage de guerre, Doisneau a pratiqué tous les genres de l’illustration, il a rempli toutes les cases du métier, de la photographie industrielle (depuis un premier emploi chez Renault) jusqu’à la publicité, en passant par le portrait de célébrités, le reportage touristique, le pittoresque urbain, et même la mode, qui fut sans doute pour lui l’expérience la plus exotique.
Mais cette pratique tout-terrain n’était pas celle d’un Protée ou d’un démiurge ; Doisneau a toujours présenté l’aspect modeste du bricoleur, qui joue avec les règles et les trucs d’un métier, sans prétendre refaire le monde ou en imposer une vision personnelle. Pour lui, l’image, dans ses multiples fonctions ou applications artisanales, constituait un domaine d’expérience, plus vaste que toute forme d’expression subjective. Il l’imaginait comme un terrain de jeux. Le jeu était pour lui une manière de composer avec des normes ou des conventions, autant qu’un exercice de liberté.
En même temps, il s’était donné très tôt, dès les années 1930, un terrain d’enquête privilégié : la vie du Paris populaire, la banlieue, où il vivait lui-même, et, par extension, l’inépuisable créativité des comportements humains dans l’environnement de la vie quotidienne. Il avait commencé en effet à faire des images pour fixer le « décor » où il était né. Il dit : « Mon enfance, c’était les terrains vagues. J’ai commencé à faire des photographies pour inscrire ce que je voyais tous les jours. Je pensais que cette banlieue foutait le camp, que c’était provisoire. Devant la maison, quand j’étais gosse, il y avait un arbre mort que j’essayais de dessiner. Mes premières photos répondent au même besoin. »
Plutôt que d’enregistrement, il parlait d’inscription. Photographier, prendre une image, c’était pour lui « inscrire » : une activité, donc, proche de l’écriture, mais en prise directe sur l’aspect des êtres et de l’environnement révélé par la lumière ; une forme de tracé consubstantiel aux choses. Sa plus grande joie était de saisir ces instants miraculeux, euphoriques, où les deux éléments essentiels de la composition picturale, la figure (le personnage) et le lieu (le paysage, le décor), semblent participer d’un tracé unique, unitaire, et durable. Ces moments d’illumination, dans un monde souvent sinistre, correspondent mal à la légende de l’humoriste bienveillant et du chroniqueur attendri associée encore trop souvent au nom de Doisneau.
Devenu une personnalité en vue, très apprécié des médias, il racontait des histoires, il jouait son propre personnage, il amusait son auditoire. Mais le ressort de son œuvre était une expérience plus grave. Blaise Cendrars l’avait révélé en choisissant et en rassemblant les images de La Banlieue de Paris (1949). Ce premier livre, petit bloc compact, d’une poésie rude, contrastée, sans afféteries, est aujourd’hui considéré à juste titre comme un des monuments de l’édition photographique.
Dans son deuxième livre, Instantanés de Paris (1955), il résuma son parcours, avec l’ironie (sur lui-même) et le sens de la formule qui le caractérisent : « J’ai voulu successivement : reproduire fidèlement l’épiderme des objets ; découvrir les trésors cachés sur lesquels on marche tous les jours ; couper le temps en lamelles fines ; fréquenter les phénomènes ; chercher ce qui rend certaines images attachantes. » À vrai dire, la dernière étape correspond plus à une priorité qu’à un aboutissement chronologique. À travers la diversité de ses travaux de commande et des enquêtes menées par intérêt personnel (à côté ou en marge des commandes), il n’a cessé d’interroger le ressort de l’émotion photographique. L’expression familière « images attachantes » est un trait de pudeur, un euphémisme, le refus du jargon de la critique d’art. Quand il allait à l’essentiel, Doisneau écartait les règles et les recettes ; sa critique n’est pas méprisante, car il respectait les contraintes du métier, mais il dénonçait les maniérismes d’auteur autant que les images à effet et les clins d’œil. Il pensait que l’émotion durable transmise par une image transcende la qualité plastique et l’efficacité rhétorique, c’est-à-dire les critères en vigueur dans la tradition des beaux-arts et dans le domaine du reportage. Cette conviction lui permit de réinventer, à son usage, dans un contexte assez éloigné des cénacles littéraires, ce que les surréalistes nommaient « document poétique ». Après Cendrars, son complice le plus prestigieux, Jacques Prévert, avec qui et pour qui il réalisa de nombreuses images, était un transfuge du surréalisme.
En 1957, Prévert lança d’ailleurs la formule qui résume le critère de l’émotion opposé à la performance plastique ou rhétorique : « C’est toujours à l’imparfait de l’objectif qu’il conjugue le verbe photographier. » La formule condense tout ce qui fait l’art de Doisneau : l’ouverture de l’image et la fausse objectivité (ou l’objectivité transformée par le lyrisme), le caractère éphémère de la chronique mise à distance, projetée dans la durée. Doisneau aimait se définir comme « un faux témoin ». C’était sa façon d’alléger l’image et de s’exempter du service de l’information comme de toute obligation de mémoire, alors qu’il ne cessait de travailler pour l’un et pour l’autre. Comme le grand artiste clandestin que fut Eugène Atget, qu’il admirait, il fut inévitablement rejoint par l’Histoire ; il est devenu lui-même un personnage historique. Cette consécration tient essentiellement à une œuvre, à un corpus d’images publiées ou archivées. Mais l’idée de « faux témoin » induit un imaginaire distinct de l’histoire monumentale. Quand il se sentait tenu de définir le ressort ou le mobile de son activité de photographe, Doisneau parlait du décor de son enfance ; il dit aussi : « Dans le fond, ce que je cherche à prouver, grâce à ce que l’on croit être la qualité primordiale de la photographie, le constat d’huissier, c’est que le monde dans lequel je voudrais vivre existe un peu, qu’il existe vraiment. »
A consulter également :
> http://www.robert-doisneau.com/fr/portfolio/
Consulter l'ouvrage :
Célébrations Nationales 2012
Ministère de la Culture et de la Communication
Direction Générale des patrimoines
Archives de France
2011
298 pages
http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/action-culturelle/celebrations-nationales/recueil-2012/
07:00 Publié dans Photographie, Portraits de personnalités | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : robert doisneau