lundi, 24 juin 2013
Femmes d'hier pour aujourd'hui - Jean-Claude Kaufmann, Maria Hérédia-De Régnier
Extrait de La femme seule et le prince charmant, Jean-Claude Kaufmann, 2009, Pocket :
pp. 39-41
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Alors que le mode de vie conjugal des bourgeois s'impose comme référence dans presque tous les milieux sociaux, l'essor du travail féminin empêche qu'il puisse être généralisé : les pionnières de l'autonomie sont implicitement porteuses d'un contre-modèle. Souvent malgré elles, car ce ferment subversif ne facilite pas la vie quotidienne. Leur position particulière attire en effet les regards : elles dérangent, et sont suspectées de déviance, la stigmatisation étant la seule façon de dissiper le trouble des gens installés dans les normes du moment.
"Etaient-elles bien des femmes, celles qui sortaient du pré carré de leur sexe ?" (Perrot, 1995, p.45). Tantôt une supposée disgrâce intime, une présumée sécheresse intérieure, sont utilisées pour (dé)classer l'infortunée dans une catégorie disponible : "vieille fille". Tantôt la critique est inverse : la femme trop libre ne saurait être qu'une femme légère. D'ailleurs, le même terme de "femme isolée" désigne à la fois l'ouvrière vivant seule et la prostituée clandestine (Scott, 1990). Soupçon insupportable en cette époque de rigueur morale. D'autant qu'il faut aussi lutter contre soi : cette vie plus légère, plus sensuelle, est effectivement à portée de la main, en un moment où, sous le puritanisme de surface, les corps découvrent en secret de nouveaux désirs (Corbin, 1987).
La célibataire fortement investie dans son métier, telle l'institutrice, compose donc pour se défendre un personnage caractéristique : chignon serré et gorge strictement toilée. Tout en refusant l'autre stéréotype, elle impose son aisance, sa liberté de ton et surtout son élégance (dentelles fines, discrètes et autres renards argentés), qui la distinguent de la vieille fille rabougrie, acariâtre, qui "sent le rance" (Perrot, 1984, p.300). Entre les deux catégories proposées, qu'elle refuse, elle s'affirme comme quelqu'un d'autre, une figure sociale encore mal identifiée, en voie de définition.
Marie de Heredia-de Régnier (1875-1963)
poëtesse fille du poëte José-Maria de Hérédia (1842-1905)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_de_Heredia
La vendeuse de grand magasin, davantage hésitante entre métier et mariage (à la différence de l'institutrice, son célibat est généralement provisoire), choisit une option un peu différente. Ce qui lui fait le plus peur étant d'être taxée de vieille fille, son élégance est plus colorée, plus parfumée, plus charmeuse, au risque de tomber dans l'autre stéréotype. Pourtant, elle parvient souvent à maintenir l'équilibre, et rejoint la figure de la femme autonome (ni vieille fille ni femme légère) qui tend à s'installer dans le paysage social.
Marie de Heredia-de Régnier (1875-1963)
Bien sûr, il y eut aussi de vraies "vieilles filles" et de vraies femmes galantes. Mais relativement peu nombreuses, ces catégories extrêmes étant abusivement grossies dans les mentalités par effet d'amalgame. Les femmes savantes par exemple furent systématiquement moquées et suspectées de sécheresse de coeur, taxées de "vieilles filles". Alors qu'elles étaient souvent des aventurières à leur manière, engagées corps et âme dans une trajectoire très personnelle (Flahault, 1996). Quant aux femmes légères, un abîme sépare la prostitution de la liberté de moeurs.
Marie de Heredia-de Régnier (1875-1963)
Prenez les grisettes, ces jeunes couturières du Quartier latin dont le mode de vie fut violemment rejeté par la morale. Elles vivaient insouciantes, pour la coquetterie, la gaieté et l'amour, emportées par les manières nouvelles apprises auprès des bourgeoises, enfiévrées par l'art des étudiants de leur faire la cour sur un mode romanesque (Guillais-Maury, 1984). Comment après cela se résoudre au mariage avec des hommes de leur milieu, à sombrer dans l'univers noir qui était celui du monde ouvrier au XIXe siècle ? Elles préférèrent les sonnets, les mots doux et les caresses, quitte à se perdre d'une autre manière, dans une vieillesse de solitude et de misère (passé le temps de la jeunesse en effet, les Princes charmants abandonnaient leurs amoureuses d'opérette pour se marier). Alors, femmes légères les grisettes ? Certes. Mais aussi d'une certaine façon femmes autonomes, refusant de se résigner à une vie sans éclat et sans élan, imaginant leur histoire selon leurs rêves le temps d'un printemps, inventant des formes conjugales devenues aujourd'hui légitimes.
Marie de Heredia-de Régnier (1875-1963)
La grisette cherchait un nouveau code amoureux. Désespérément : le XIXe siècle n'a pas les moyens de ses idées révolutionnaires. L'époque est au contraire au durcissement de la norme matrimoniale. Les utopies qui fleurissent sont à contre-courant, condamnées à rester dans les livres ou à se limiter à quelques expérimentations marginales. Pourtant quelles audaces dans les pensées ! Le couple marié comme fondement de la société est le premier visé par les plus radicaux. Dans Le Nouveau Monde amoureux, Charles Fourier se fait le chantre d'une libération des désirs et d'une sexualité vagabonde, qu'il souhait voir s'épanouir dans ses phalanstères. [...]
Se procurer l'ouvrage :
La femme seule et le prince charmant
Jean-Claude Kaufmann
2009
350 pages
07:00 Publié dans Thèse | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-claude kaufmann, degas, maria hérédia, marie de régnier, femme seule, prince charmant