dimanche, 02 novembre 2014
Maîtrise ou orchestration ?
Maîtrise ou orchestration,
que fait le chef d'orchestre ?
Walter, crédits photographiques Ilona Maras
Maîtrise ou orchestration,
que fait le chef d'orchestre ?
J'ai moi-même longtemps pensé que le chef d'orchestre donnait des ordres, en particulier lors du concert. Eh bien non, en fin de comptes, il ne donne pas d'ordres, il demande. Il ne dit pas quoi faire, ni comment. Il demande à chacun de produire un résultat final : il peut demander que le son soit "rond", ou "vertical", ou nuancé de telle manière. Il va demander à chacun d'entrer comme ceci à cet endroit, comme cela à tel autre endroit. Après, chacun est maître de son instrument et tentera d'accéder aux demandes du chef d'orchestre, en livrant le son demandé.
Et il y a quelques façons d'aboutir à un résultat. Pour donner un exemple, un fortissimo sera joué par tel pianiste en contractant ses muscles, tel autre en utilisant le poids de son dos, un autre encore en faisant appel à ses nerfs, son souffle ou une humeur. Chacun a sa méthode. Il y a autant d'écoles que de professeurs. Et puis on peut avoir sa petite cuisine interne.
Et comment sait-il, le chef d'orchestre, comment chaque son doit être ?
Eh bien il voit le tableau. Le tableau final de l’œuvre. Peut-être au sens où Mozart voyait son œuvre sous forme de tableau final avant de procéder à son écriture, à sa transcription dans l'encre, à son ancrage dans le papier et dans chaque instrument individuellement.
Ce tableau de Fran Angelico récemment rassemblé, qui avait été découpé par des marchands en son temps pour en tirer plus de profit, peut servir ici de métaphore. L'oeuvre musicale, prenez une symphonie de votre choix, est le tableau entier. Chaque mouvement, un panneau. Chaque mouvement raconte une histoire et peut s'écouter pour lui-même. Et rassemblés, les mouvements forment un tout.
On peut penser aussi à des toiles de Bosch, celles aussi qui comportent des panneaux, ou encore de très célèbres plafonds d'église et de monuments.
La Thébaïde, Fra Angelico
http://onditmedievalpasmoyenageux.fr/la-thebaide-de-fra-a...
La tentation de saint Antoine, Bosch
Et les gestes alors ? Et la baguette ? Elle donne bien des ordres, du moins le tempo...
Le tempo, oui. La main du chef d'orchestre est le pouls. Et il faut apprendre en tant que musicien à caler son pouls sur celui d'un autre. Comme on peut synchroniser sa respiration avec celle de son amant quand on s'endort dans ses bras. Dans l'orchestre ou dans le chœur - car ici tout ce que je pense avoir appris vient d'un chœur de chant -, il faut apprendre à caler son pouls sur celui du chef, et cela par les yeux : voir la main, s'en imprégner et suivre le tempo avec tout son corps. Ce qui n'est pas une mince affaire quand on a appris au métronome tic-taquant. D'ailleurs, les métronomes électriques avec diode lumineuse trouvent ici une utilité renforcée.
La baguette, la main, le pouls. Et tous ces mouvements dans l'air au concert ?
Ces mouvements sont encore moins des ordres. Le chef d'orchestre n'est pas un contremaître. Ces mouvements ressemblent à ceux de la main du paysan qui cueille le son comme un fruit mûr dont il aura planté les graines auparavant. D'ailleurs, le moment de la représentation, du concert, n'est plus un moment où l'on pourrait demander quoi que ce soit. La grande organisation est en marche. La main initie le pouls et le transmet. Installée dans la première loge, et dos au public, elle cueille, tandis que les oreilles et la peau de l'auditoire reçoivent les vibrations émises par l'ensemble des musiciens.
A un niveau infra, chaque musicien a une écoute unique et triple : il doit entendre son propre jeu car il est en première ligne pour savoir si ce qu'il produit est conforme ; ensuite et en même temps, il entend ses voisins directs, qui peuvent jouer du même instrument que lui, ou chanter dans la même tessiture, avec qui il peut aussi partager strictement la même partition, sorte de doubles d'eux-mêmes ; enfin, et toujours en même temps, il entend le reste de la formation, les instruments très différents, des tessitures très différentes, parfois plus faciles à entendre - comme les basses et les sopranes -, parfois plus difficile - car situés entre les extrêmes, comme les altos. Il y a un concert à l'intérieur du concert, où chaque siège de l'orchestre - celui où se trouvent les musiciens - reçoit un son qui est dans une perspective unique.
Voilà pour l'orchestration. Et la maîtrise ?
Comme vous l'aurez déjà compris, le chef d'orchestre n'a pas besoin de maîtriser le jeu de chaque instrument. Sinon nous aurions sans doute moins de chefs d'orchestre... Il doit avoir pensé l’œuvre au préalable. Il doit savoir en somme le résultat qu'il veut obtenir, ce fameux tableau, emprunt de ce qu'il a compris du Sens que le compositeur a donné à son œuvre. Si vous écoutez plusieurs versions d'une même symphonie, vous verrez immédiatement à quel point elles sont différentes, empreintes de la volonté du chef d'orchestre. Un même musicien peut avoir interprété sa partition de manière radicalement différente selon qu'il a été sous la direction d'un chef d'orchestre puis d'un autre. Et un chef d'orchestre peut avoir obtenu des résultats similaires en dirigeant deux orchestres différents. Toutefois, les choix d'interprétation d'un même chef d'orchestre peuvent nettement varier dans le temps. Certaines œuvres dirigées par un chef d'orchestre de génie et à un âge mûr ont quelque chose de transcendantal... Donc le chef d'orchestre ne maîtrise pas le jeu de chaque instrument, mais l’œuvre dans sa globalité. Comme nous l'évoquions en début, il va demander à chaque musicien un résultat, à charge pour chacun de le fournir grâce à la maîtrise de son instrument. Le maître à bord, et l'on dit bien "maestro", c'est le chef d'orchestre. On pourrait aller jusqu'à dire le maître d’œuvre. Mais pas le contremaître. Celui qui maîtrise l'instrument reste le musicien seul, même s'il peut recevoir les conseils avisés d'un chef d'orchestre pianiste, violoniste, chanteur ou autre.
Et permettez que nous terminions en évoquant Glenn Gould, penseur génial de la Musique, au point qu'il réalisa de véritables orchestrations de son jeu au piano. Le piano est un instrument qui est dit "symphonique", parce qu'il cumule fréquemment deux ou trois voix (plus parfois) auxquelles s'ajoute l'accompagnement qui peut lui aussi être décomposé en plusieurs voix, le tout joué par seulement deux mains (les pédales amplifient le son produit par les mains, ou le réduisent, sans ajouter de voix, contrairement à l'orgue dont le jeu de pédales produit un son en lui-même). Les interprétations de Glenn Gould ont cela de particulier qu'elles sont uniques, pensées, géniales, et que ce travail est comparable à celui du chef d'orchestre tel que nous l'avons ici expliqué. L'on sait que Glenn Gould avait trafiqué sa chaise et son piano, qu'il marmonnait ou chantonnait par-dessus son jeu, et l'on peut voir une main dans l'air. Le résultat est époustouflant tant ses interprétations sont uniques : il prend très souvent le contrepied des convenances : Glenn Gould chevauche là où les autres s'enlisent dans le coton, il ralenti à l'extrême et retient le temps là où les autres trottinent à tue-tête. Il ose faire comme si la pédale n'existe pas là où tous avant lui l'ont utilisée. Je suis presque toujours d'accord avec ce qu'il fait. Si je ne suis pas d'accord, c'est que je n'ai pas encore compris.
Jana Hobeika
07:00 Publié dans Musique, Photographie, Réflexions, philosophie, Votre dévouée | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : chef d'orchestre, glenn gould