jeudi, 24 avril 2014
Des Chrétiens et des Maures I - Daniel Pennac
Extrait de Des chrétiens et des Maures, 1999, Daniel Pennac, Folio :
[...]
- Ma mère tient ses fichiers à jour. Elle connaît l'adresse de tous ses hommes, mais pas de celui-là.
- Il suffit d'en dégoter un autre ! N'importe lequel ! Il ne doit pas manquer de brave type pour jouer un rôle aussi honorable. Moi-même, si je peux te rendre ce service...
Ce disant en posant sa sombre main de Casamance sur ma blanche main d'ici. Il eut un sourire devant le contraste :
- Avec un peu de persuasion...
- Je ne doute pas de ton génie dans ce domaine, Loussa, mais le Petit ne s'y trompera pas. Si on lui fourgue un figurant en guise de papa, on précipite la catastrophe.
- L'instinct ?
- Je suppose, comme diraient tes amis anglais.
- Wo huaiyi (jen doute), répondraient mes amis chinois.
- C'est pourtant ça.
Suivit un silence d'impasse pendant lequel Youcef déposa la graine sur la table. Loussa nous servit en couscous et c'était comme un surcroît de silence qui tombait dans nos assiettes. Pluie silencieuse de la semoule... Dunes, bientôt... Apaisement, un peu... Si bien que je finis par murmurer :
- C'est étrange, d'ailleurs, quand j'y pense... Le père du Petit est le seul homme de ma mère qui ait vécu sous notre toit.
- Ah bon ? Tu le connais alors...
- Non.
Et Loussa me fit une proposition.
- Ecoute, on s'autorise une traversée du désert et tu me racontes ça à l'arrivée, d'accord ? Pendant le thé à la menthe.
Il me fallut donc, pendant le thé à la menthe, remonter une dizaine de mois avant la naissance du Petit. C'est un passé difficile à concevoir, aujourd'hui que le Petit, avec ses lunettes roses - ou les rouges, il en a deux paires -, me semble évoluer depuis toujours dans mon paysage. Nos enfants datent de toute éternité...
Notations préliminaires que Loussa accueillit avec une patience de Bédouin.
- Je t'en prie, fit-il, prends ton temps.
Un filet de thé tomba du ciel dans mon verre damassé.
- J'ai un ami, dis-je, qui affirme n'avoir jamais vu son père à jeun. Bourré, du matin au soir. Plein comme un œuf. Il ne l'a pas vu sobre une seule fois... Tout comme moi. Je n'ai jamais vu ma mère autrement qu'enceinte.
- Vous n'êtes pourtant pas si nombreux, dans votre tribu.
- C'est compter sans les fausses couches.
- Excuse-moi, lâcha Loussa comme si je venais d'évoquer une série de deuils récents.
- Pas de mal. Régulation naturelle de l'espèce... en fonction de notre surface habitable, peut-être, ou de mon salaire au Talion, va savoir. Si la nature avait laissé ma mère faire selon son cœur, la quincaillerie qui nous tient lieu de maison ressemblerait à un orphelinat de Dickens. Je serais obligé d'en estropier la moitié pour les envoyer faire la manche.
Je tournais autour du pot. Je touillais une mayonnaise qui commençait à prendre.
- C'était...
[...]
Des chrétiens et des Maures
Daniel Pennac
1999
Folio
96 pages
www.amazon.fr/chrétiens-maures-Daniel-Pennac/dp/2070406962
07:00 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : daniel pennac, des chrétiens et des maures
Les commentaires sont fermés.