lundi, 10 février 2014
Femmes - IV - Sollers
Crédits photographiques Sylvia El Aarabi
Extrait de Femmes, 1985, Philippe Sollers, Gallimard :
J'entends mon père se lever, le matin, pour aller travailler... Ces dames restaient au lit... Il faisait sa toilette le plus doucement possible, se rasait, ne pouvait pas s'empêcher de chanter un peu tellement il devait être content de partir... Il venait de passer sa nuit d'homme... Sa nuit de promiscuité, de soupirs, de fatigue et parfois de plaisir, de soucis, d'additions et de multiplications, de ronflements réprimés, de rêves compensateurs ou accusateurs... Il sortait, spectre rentable, accomplir sa journée de civilisé... Maintenant que je pense à lui, je me demande comment il trouvait la force ou l'inconscience, le surcroît d'adolescence ou de sainteté spontanée, le génie infranerveux, de rester toujours, ou presque, de bonne humeur... C'était peut-être sa vengeance... Montrer qu'il ne se passait rien... Que rien n'avait de sens... Silencieux, mais gai... Pas d'issue, mais léger... Une fois qu'il était dehors, le règne des femmes commençait. Prélassements, papotages, étirements, bâillements, courses en chemise de nuit, évaluation des achats de l'après-midi... Je les écoutais avec un plaisir effrayé... Lucidité, superficialité, vénalité : toutes les qualités pour bien coller à la réalité. Une horreur, un enchantement... [...] Comme le résume froidement Tertullien cité par Bossuet dans son sublime Panégyrique de saint Thomas de Cantorbéry (1668, il a quarante et un ans) : "Toute notre affaire en ce monde, c'est d'en sortir au plus tôt." ... Le suicide ? Mais non... Si le monde est la mort, la mort ne permet pas de sortir du monde... Il faut donc tenter d'être là tout en n'étant pas là ; se sentir avec le plus de certitude, comme n'étant pas là pendant que, transitoirement, on est là... Vous me suivez ? Non ? Dommage... Ou tant mieux... [...] Regard des hommes apeurés, débilisés, racornis, enjupés, domestiqués, maternisés, mammas molles... Les voilà payeurs, porteurs, chauffeurs, bricoleurs, débardeurs de la connerie sans fin et sans faille... Asphyxiés au bain-marie, perfusés dans l'insignifiance, la glu de l'aménagement permanent... [...] Voilà le roman moderne... Autant dire que la littérature antérieure est complètement périmée. Inutile d'insister. Plus rien à changer, sinon la série des détails techniques. Plus rien à interpréter, sinon la toujours semblable bouffonnerie camouflée. La guerre, pourtant, est en train de changer d'abattoir... Nucléaire intime... Laissons flotter... On ne s'étonne de rien ; on n'est pas indigné ; on constate... Ce qui est devenu impossible, simplement, c'est la phrase trop subordonnée, propriétaire, la photo fixée... Il nous faut l'incertitude, désormais ; la légère certitude de l'incertitude ; l'approximation différée ; la veineuse oblique... La seringue hypo, son derme en écho...
Philippe Sollers
[...] Qu'est-ce qu'elles ont pu m'emmerder... Il faudrait que je leur décerne des prix. En tête, nettement, Flora... Puis Bernadette, presque un comble... Et puis Déborah, avec des circonstances atténuantes... Exceptions : Cyd, Ysia, Diane. J'ai beau me creuser, non, il n'y a que ces trois-là dont je ferai l'éloge à peu près sans restrictions... En général, je les notes (+) ou (-). Rarement (+)(+). Rarissimement (+)(+)(+). Parfois (+?). Quelquefois (+!). Très souvent (-)(-). Et combien de (-!). Pages de carnets, entailles rapides du temps... Quelle idée, aussi, quelle malédiction, d'être attiré par les femmes, magnétiquement, sourdement... J'attends que ça passe... Que ça s'exténue... Misère du besoin physiologique... Tenaille, il faut bien l'avouer... Carcan... Enfin, ça commence à se desserrer, on dirait...
[...]
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Femmes
Philippe Sollers
1985
Coll. Folio, Gallimard
672 pages
07:03 Publié dans Ecrits, littérature contemporaine, Photographie | Lien permanent | Commentaires (0)
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