mercredi, 09 janvier 2013
Cinéphiles & co
Extrait d'un entretien avec Michel Ciment, rédacteur en chef de "Positif", par Stéphane Dreyfus et Arnaud Schwartz, La Croix, vendredi 12 octobre 2012
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Avec la multiplication des sources de cinéma (DVD, VOD), la nouvelle génération de cinéphiles a-t-elle besoin d'avoir des repères ?
M.C. : Le DVD nous a fait beaucoup de bien. [...] J'ai connu une époque où très peu de gens avaient vu La Règle du jeu de Jean Renoir (1939), car il passait tous les trois ans à la Cinémathèque. Ce n'est plus le cas de nos jours avec le DVD.
En 1959, j'avais 20 ans et trente ans me séparaient du cinéma muet. A l'époque, quand nous nous retrouvions à la Cinémathèque, nous avions à peu près tous la même culture : nous avions tous vu Pabst, Mizoguchi, Murnau, etc. Aujourd'hui, cinquante ans nous séparent d'A bout de souffle de Jean-Luc Godard. L'histoire du 7e art est deux fois plus importante dans le temps comme dans l'espace par rapport à ce qu'elle était. Les jeunes cinéphiles ont donc une culture plus fragmentaire, mais sont souvent très spécialisés dans une cinématographie nationale, le paysage cinématographique mondial s'étant considérablement élargi.
Ce noyau dur de cinéphiles se précipite sur des rétrospectives à la Cinémathèque française pour voir, par exemple, des séries B américaines des années 1950 et 1960. Le fait de se sentir un peu seuls et singuliers leur donne du caractère et conforte le souci qu'ils ont de renforcer leur culture artistique. Une culture moins littéraire, mais avec une approche très visuelle du cinéma.
Avec la multiplication des sites sociaux de critiques sur le Net, la fonction critique a-t-elle changé ?
M.C. : Le critique doit avoir la même démarche que le créateur et obéir à lui-même. Le cinéaste doit faire le film qu'il a envie de faire et de voir s'il payait sa place au cinéma. Le critique doit penser au lecteur en étant dans la clarté et en évitant l'amphigouri, l'obscurité qui ont été à un moment très dominants dans ce type de revue. Nous pensons au lecteur comme s'il avait notre goût.
Dans une période où le nombre d'entrées est roi, il n'est pas mauvais de prendre ses distances avec cette forme de populisme. Je regrette d'ailleurs l'aplatissement de l'accueil critique qui se doit de hiérarchiser davantage ses choix éditoriaux. [...]
La cinéphilie peut-elle se déplacer du cinéma vers la série télévisée, très créative de nos jours ?
M.C. : La série télévisée s'est réappropriée le romanesque sans se préoccuper du style. Je ne crois pas qu'existent des séries qui aient l'inventivité et l'originalité formelles d'un long métrage de Stanley Kubrick ou de Robert Altman. Elles sont en revanche beaucoup plus riches du point de vue de la fiction que les films. Un cinéaste comme Alain Resnais adore les séries comme Les Sopranos, car il ne voit pas les oeuvres filmiques de la même façon : il en apprécie avant tout l'histoire en se demandant ce qu'il aurait pu en faire.
Comment le cinéma américain a-t-il évolué depuis la création de Positif ?
M.C. : Les grands cinéastes américains n'ont plus la place prééminente qu'ils avaient dans le box-office des années 1930 à 1950. Les films de Capra, Ford, Lubitsch, Mankiewicz, Hitchcock sortaient dans toutes les salles et avaient un large public populaire. A partir de 1960 et surtout 1970, avec le Nouvel Hollywood, les oeuvres de Scorsese, Pakula, Schatzberg n'ont pas eu le même succès, à quelques exceptions près comme Le Parrain de Francis Ford Coppola.
A partir de 1975, le 7e art américain a été tué par les blockbusters dont les premiers ont été réalisés par Steven Spielberg et George Lucas. Les producteurs se sont alors engouffrés dans des films pour adolescents moins ambitieux et ont rendu la mise en chantier des oeuvres d'artistes comme Robert Altman beaucoup plus ardues. A l'autre bout du spectre, Michael Cimino et les millions qu'il a dépensés sur Les Portes de paradis ont été responsables de la défiance d'Hollywood à l'égard des artistes. Il y a aujourd'hui moins de créativité aux Etats-Unis, malgré les oeuvres des frères Coen, Jeff Nichols, Paul Thomas Anderson, etc. Mais, à son meilleur, le cinéma américain arrive encore à former un trait d'union conciliant tous les publics. Et c'est la chose la plus difficile à faire dans l'expression artistique.
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